vendredi 4 février 2022

réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale par Simone Weil

 " À vrai dire, il faut toujours faire entrer en ligne de compte dans ce bilan les ruses grâce auxquelles les puissants obtiennent par persuasion ce qu'ils sont hors d'état d'obtenir par contrainte, soit en mettant les opprimés dans une situation telle qu'ils aient ou croient avoir un intérêt immédiat à faire ce qu'on leur demande, soit en leur inspirant un fanatisme propre à leur faire accepter tous les sacrifices. En second lieu, comme le pouvoir qu'exerce réellement un être humain ne s'étend qu'à ce qui se trouve effectivement soumis à son contrôle, le pouvoir se heurte toujours aux bornes mêmes de la faculté de contrôle, lesquelles sont fort étroites."

"Toute société oppressive est cimentée par cette religion du pouvoir, qui fausse tous les rapports sociaux en permettant aux puissants d'ordonner au-delà de ce qu'ils peuvent imposer ; il n'en est autrement que dans les moments d'effervescence populaire, moments où au contraire tous, esclaves révoltés et maîtres menacés, oublient combien les chaînes de l'oppression sont lourdes et solides. "

"Quand une forme déterminée de domination se trouve ainsi arrêtée dans son essor et acculée à la décadence, il s'en faut qu'elle commence à disparaître peu à peu ; parfois c'est alors au contraire qu'elle se fait le plus durement oppressive, qu'elle écrase les êtres humains sous son poids, qu'elle broie sans pitié corps, cœurs et esprits. Seulement comme tous se mettent peu à peu à manquer des ressources qu'il faudrait aux uns pour vaincre, aux autres pour vivre, un moment vient où, de toutes parts, on cherche fiévreusement des expédients. "

"De même la bourgeoisie française n'a pas, il s'en faut, attendu 1789 pour l'emporter sur la noblesse. La révolution russe a, il est vrai, grâce à un singulier concours de circonstances, paru faire surgir quelque chose d'entièrement nouveau ; mais la vérité est que les privilèges supprimés par elle n'avaient depuis longtemps aucune base sociale en dehors de la tradition ; que les institutions surgies au cours de l'insurrection n'ont peut-être pas été effectivement en fonction l'espace d'un matin ; et que les forces réelles, à savoir la grande industrie, la police, l'armée, la bureaucratie, loin d'avoir été brisées par la révolution, sont parvenues grâce à elle à une puissance inconnue dans les autres pays. D'une manière générale ce renversement soudain du rapport des forces qui est ce qu'on entend d'ordinaire par révolution n'est pas seulement un phénomène inconnu dans l'histoire, c'est encore, si l'on y regarde de près, quelque chose à proprement parler d'inconcevable, car ce se rait une victoire de la faiblesse sur  la force, l'équivalent d'une balance dont le plateau le moins lourd s'abaisserait. Ce que l'histoire nous présente, ce sont de lentes transformations de régimes où les événements sanglants que nous baptisons révolutions jouent  un rôle fort secondaire, et d'où ils peuvent même être  absents  ; c'est le cas lorsque la couche sociale qui dominait au nom  des anciens rapports  de force arrive à conserver une partie du pouvoir à la faveur des rapports nouveaux, et l'histoire d'Angleterre  en fournit  un exemple. Mais quelques formes que prennent les transformations sociales, l'on n'aperçoit, si l'on essaie d'en mettre à nu le mécanisme, qu'un morne  jeu de forces aveugles qui s'unissent ou se heurtent, qui progressent ou déclinent, qui se substituent les unes aux autres, sans jamais cesser de  broyer sous elles les malheureux humains. Ce  sinistre engrenage ne présente à première vue aucun défaut par où  une tentative de délivrance puisse trouver passage. Mais ce n'est pas d'une esquisse aussi vague, aussi abstraite, aussi misérablement sommaire que l'on peut prétendre tirer une conclusion. "

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