mardi 15 février 2022

Si c'est un homme par Primo Levi

  Suite à son livre qu'il a écrit de décembre 1945  a janvier 1947, il a écrit son appendice en 1976 afin de répondre à des questions aux jeunes à qui il présentait son livre...aux jeunes et aux moins jeunes.

Partie 2 de cet appendice


3  Y avait-il des prisonniers qui s'évadaient des Lager? Comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu de rébellions 

Ces questions figurent parmi celles qui me sont posées le plus fréquemment, et j'en déduis qu'elles doivent correspondre à quelque curiosité ou exigence particulièrement importante. Elles m'incitent à l'optimisme, car elles témoignent que les jeunes aujourd'hui ressentent la liberté comme un bien inaliénable, et que pour eux l'idée de prison est immédiatement liée à celle d'évasion ou de révolte. Du reste, il est vrai que dans différents pays le code militaire fait un devoir au prisonnier de guerre de chercher à se libérer par tous les moyens pour rejoindre son poste de combat, et que selon la convention de la Haye la tentative d'évasion ne doit pas être punie. L'évasion comme obligation morale constitue un des thèmes récurrents de la littérature romantique ( souvenez-vous du Comte de Monte-Cristo), de la littérature populaire et du cinéma, où le héros, injustement - ou même justement - emprisonné, tente toujours de s'évader, même dans les circonstances les plus invraisemblables, et voit son entreprise invariablement couronnée de succès.

Peut-être est-il bon que la condition de prisonnier, la privation de la liberté, sdoit ressentie comme une situation indue, anormale: comme une maladie, en somme, dont on ne peut guérir que par la fuite ou par la révolte. Mais malheureusement, ce tableau général est loin de ressembler au cadre réel des camps de concentration.

Les tentatives de fuite parmi les prisonniers d'Auschwitz, par exemple, s'élèvent à quelques centaines, et les évasions réussies à quelques dizaines. S'évader était difficile et extrêmement dangereux: en plus du fait qu'ils étaient démoralisés, les prisonniers étaient physiquement affaiblis par la faim et les mauvais traitements, ils avaient le crâne rasé, portaient un uniforme rayé immédiatement reconnaissable et des sabots de bois qui leur interdisaient de marcher vite et sans faire de bruit; ils n'avaient pas d'argent, ne parlaient généralement pas le polonais qui était la langue locale, n'avaient pas de contacts dans la région et manquaient même d'une simple connaissance géographique des lieux. De plus, les tentatives d'évasion entraînaient des représailles féroces: celui qui se faisait prendre était pendu publiquement sur la place de l'Appel, souvent après d'atroces tortures; lorsqu'une évasion était découverte, les amis de l'évadé étaient considérés comme ses complices et condamnés à mourir de faim dans les cellules de la prison; tous les hommes de sa baraque devaient rester debout pendant 24 heures et parfois les parents mêmes du "coupable" étaient arrêtés et déportés.

Les soldats SS qui tuaient un prisonnier au cours d'une tentative d'évasion se voyaient gratifier d'une permission exceptionnelle. Si bien qu'il arrivait souvent qu'un SS abatte un détenu qui n'avait aucune intention de s'enfuir, dans le seul but d'obtenir la permission. D'où une augmentation artificielle du nombre des tentatives d'évasion figurant dans les statistiques officielles; comme je l'ai déjà dit, le nombre effectif était en réalité très réduit. Dans de telles conditions, les rares cas dévasions réussis, à Auschwitz par exemple, se limitent à quelques prisonniers "aryens" ( c'est à dire non juif dans la terminologie de l'époque) qui habitaient à peu de distance du Lager et avaient par conséquent un endroit où aller et l'assurance d'être protégés par la population. Dans les autres camps, les choses se passèrent de façon analogue.

Quant au fait qu'il n'y ait pas eu de révoltes, la question est un peu différente. Tout d'abord il convient de rappeler que des insurrections ont effectivement eu lieu dans certains lager: à Treblinka, à Sobibor et aussi à Birkenau, un des camps dépendants d'Auschwitz. Ces insurrections n'eurent pas une grande importance numérique: tout comme celle du ghetto de Varsovie, elles constituent plutôt d'extraordinaires exemple de force morale. Elles furent toutes organisées et dirigées par des prisonniers qui jouissaient d'une manière ou d'une autre d'un statut privilégié, et qui se trouvaient donc dans de meilleures conditions physiques et morales que les prisonniers ordinaires.

Cela n'a rien de surprenant: le fait que ce soit ceux qui souffrent le moins qui se révoltent n'est pas un paradoxe qu'en apparence. En dehors même du Lager, on peut dire que les luttes sont rarement menées par le sous-prolétariat. Les "loques" ne se révoltent pas.

Dans les camps de prisonniers politiques ou dans ceux où les prisonniers politiques étaient les plus nombreux, l'expérience acquise de la lutte clandestine fut précieuse et aboutit souvent, plus qu'à des révoltes ouvertes, à des activités d'autodéfense assez efficaces. Selon le Lager et l'époque, on réussit ainsi à faire pression sur les SS ou à les corrompre de manière à limiter l'effet de leur pouvoir indiscriminé; on parvint à saboter le travail destiné aux industries de guerre allemande, à organiser des évasions, à communiquer par radio avec les alliés en leur fournissant des informations sur les terribles conditions de vie des camps, à améliorer le traitement des malades en faisant mettre des médecins prisonniers à la place des médecins SS, à "orienter" les sélections en envoyant à la mort des mouchards ou les traitres et en sauvant les prisonniers dont la survie, pour une raison quelconque, avait une importance particulière, à se préparer à la résistance armée au cas où, sous la pression du front ennemi, les allemands auraient décidé (comme cela se produisit souvent) de procéder à la liquidation générale des Lager.

Dans les camps a prédominance juive, comme ceux d Auschwitz, il était particulièrement difficile d envisager une défense quelconque, active ou passive. Les prisonniers, en effet, n avaient généralement aucune expérience de militants ou de soldat; ils provenaient de tous les pays d Europe, parlaient des langues différentes et ne se comprenaient pas entre eux; et surtout, ils étaient plus affamés, plus faibles et plus épuisés que les autres, d abord parce que leurs conditions de vie étaient plus dures, et ensuite parce qu ils avaient souvent derrière eux tout un passe de faim, de persécutions et d humiliations subies dans les ghettos dont ils arrivaient. Avec, pour ultime conséquence, cette particularité que leur séjour au Lager était tragiquement court: ils constituaient en somme une population fluctuante, sans cesse décimée par la mort et constamment renouvelée par l arrivée de convois successifs. Il n'est pas surprenant que le germe de la revue ait eu du mal à s enraciner dans un tissu humain aussi détérioré et aussi instable.

On peut se demander pourquoi les prisonniers ne se revoltaient pas des la descente du train, pendant ces longues heures (et parfois ces longs jours) d attente qui précédaient leur entrée dans les chambres a gaz. Il faut préciser à ce propos, outre ce qui a déjà été dit, que les Allemands avaient mis au point pour cette entreprise de mort collective une technique d une ingéniosité et d une souplesse diaboliques. La plupart du temps, les nouveaux venus ne savaient pas ce qui les attendait : on les accueillait avec une froide efficacite, mais sans brutalité, puis on les invitait à se déshabiller " pour la douche". Parfois on leur donnait une serviette de toilette et du savon, et on leur promettait un café chaud après le bain. Les chambres à gaz étaient en effet camouflées en salles de douches, avec tuyauteries, robinets, vestiaires, portemanteaux, bacs, etc. Lorsque en revanche ils croyaient y remarquer que les détenus savaient ou soupçonnait ce qu on allait faire d eux, les SS et leurs aides agissaient alors par surprise: ils intervenaient aveclaplus grande brutalité, a grand renfort de hurlements, déménages et de coups, n hésitant pas à tirer des coups de feu et à lancer contre des êtres effarés et désespéré, éprouvés par cinq ou six jours voyage dans des wagons plombes, leurs chiens dresses a ma tuerie.

Dans ces conditions, l affirmation qu on a parfois formulée, selon laquelle les juifs ne se seraient pas révoltes par couardise, est aussi absurde qu insultante. La réalité, c est que personne ne se revoltaient: il suffit de rappeler que les chambres a gaz d Auschwitz furent testées sur un groupe de trois cents prisonniers de guerre russes, jeunes, militairement entraînés, politiquement préparés, et qui n étaient pas retenus par la présence de femmes et d'enfants; et eux non plus ne se révoltèrent pas.

Je voudrais enfin ajouter une dernière considération. La conscience profonde que l oppression ne doit pas être tolérée, mais qu il faut y résister n était pas très développée dans l Europe fasciste, et était particulièrement faible en Italie. C etait l apanage d un petit nombre d hommes politiquement actifs, que le fascisme et le nazisme avaient isolés, expulsés, terrorisés ou même supprimés : il ne faudrait pas oublier que les premières victimes des Lager allemands furent justement et par centaines de milliers, les cadres des partis politiques antinazis. Leur apport venant a manquer, la volonté populaire de résister, de s organiser pour résister, n a reparu que beaucoup plus tard, grâce surtout au concours des partis communistes européens qui se jetèrent dans la lutte contre le nazisme l'issue l Allemagne, en juin 1941, eut attaque l Union soviétique à l improviste, rompant ainsi l accord Ribbentrop-Molotov de septembre 1939. En conclusion, je dirai que reprocher aux prisonniers de ne pas se être révoltes, c est avant tout commettre une erreur de perspective historique: cela veut dire exiger d eux une conscience politique aujourd'hui beaucoup plus largement répandue, mais qui représentait alors l apanage d une élite.



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