vendredi 18 février 2022

Si c'est un homme par Primo Levi

 Suite à son livre qu'il a écrit de décembre 1945 a janvier 1947, il a écrit son appendice en 1976 afin de répondre à des questions aux jeunes à qui il présentait son livre...aux jeunes et aux moins jeunes.


Partie 6 de cet appendice

7  Comment s'explique la haine fanatique des nazis pour les juifs?


L'aversion pour les juifs, improprement appelée antisémitisme, n'est qu'un cas particulier d'un phénomène plus général, à savoir l'aversion pour ce qui est différent de nous. Indubitablement, il s'agit à l'origine d'un phénomène zoologique: les animaux d'une même espèce, mais appartenant à des groupes différents, manifestent entre eux des réactions d'intolérance. cela se produit également chez les animaux domestiques: il est bien connu que si on introduit une poule provenant d'un certain poulailler dans un autre poulailler, elle est repoussée à coup de bec pendant plusieurs jours. On observe le même omportement chez les rats et les abeilles, et en général chez toutes les espèces d'animaux sociaux. Il se trouve que l'homme est lui aussi un anomal social (Aristote l'avait déjà dit) mais que deviendrait-il si toutes les impulsions animales qui subsistent en lui devaient être tolérées! Les lois humaines servent justement à ceci: limiter l'instinct animal.

L'antisémitisme est un phénomène typique d'intolérance. Pour qu'une intolérance se manifeste, il faut qu'il y ait entre deux groupes en contact une différence perceptible: ce peut être une différence physique ( les noirs et les blancs, les bruns et les blonds), mais notre civilisation compliquée nous a rendus sensibles à des différences plus subtiles, comme la langue ou le dialecte ou même l'accent ( nos méridionaux contraints à émigrer dans le nord en savent quelque chose), ou bien la religion avec toutes ses manifestations extérieures et sa profonde influence sur la manière de ivre, ou encore la façon de s'habiller et de gesticuler, les habitudes publiques et privées. L'histoire tourmentée du peuple juif a voulu que presque partout les juifs aient manifesté une ou plusieurs de ces différences.

Dans l'enchevêtrement si complexe des nations et des peuples en lutte, l'histoire du peuple juif présente des caractéristiques particulières. Il était (et est encore en partie) dépositaire de liens internes très étroits, de nature religieuse et traditionnelle; aussi en dépit de son infériorité numérique, le peuple juif s'opposa-t-il avec un courage désespéré à la conquête romaine; vaincu, il fut déporté et dispersé mais les liens internes subsistèrent. Les colonies juives qui se formèrent alors peu à peu, d'abord sur les côtes méditerranéennes, puis au Moyen-Orient, en Espagne, en Rhénanie, en Russie méridionale, en Pologne et ailleurs, restèrent toujours obstinément fidèles à ces liens qui s'étaient peu à peu renforcés sous la forme d'un immense corpus de lois et de traditions écrites, d'une religion strictement codifiée et d'un rituel particulier qui se manifestait de manière ostensible dans tous les actes quotidiens. Les juifs, en minorité dans tous les endroits où ils se fixaient, étaient donc différents, reconnaissables comme différents, et souvent orgueilleux ( à tort ou à raison) de cette différence: tout cela les rendait très vulnérables, et effectivement ils furent durement persécutés, dans presque tous les pays et à presque tous les siècles; un petit nombre d'entre eux réagit aux persécutions en s'assimilant, en s'incorporant à la population autochtone; la plupart émigrèrent à nouveau vers des pays plus hospitaliers. Et ce faisant, ils renouvelaient leur "différence", s'exposant à de nouvelles restrictions et à de nouvelles persécutions.

Bien qu'il soit dans son essence un phénomène irrationnel d'intolérance, dans tous les pays chrétiens et à partir du moment où le christianisme commença à se constituer comme religion d'état, l'antisémitisme prit une forme principalement religieuse, et même théologique. Si l'on en croit saint augustin, c'est Dieu lui-même qui condamne les juifs à la dispersion, et cela pour deux raisons: comme punition pour n'avoir pas reconnu le Messie dans la personne du christ, et parce que leur présence dans tous les pays est nécessaire à l'église catholique, elle aussi présente partout, afin que partout les fidèles aient sous les yeux le spectacle du malheur mérité des juifs. C'est pourquoi la dispersion et la séparation des juifs ne doivent pas avoir de fin: par leurs souffrances, ils doivent témoigner pour l'éternité de leur erreur, et par conséquent de la vérité de la foi chrétienne. Aussi, puisque leur présence est nécessaire doivent-ils être persécutés, mais non tués.

Toutefois, l'église ne s'est pas toujours montrée aussi modérée: dès les premiers siècles du christianisme les juifs eurent à subir une accusation bien plus grave, celle d'être, collectivement et éternellement, responsables de la crucifixion du christ, d'être en somme le "peuple déicide". Cette formule , qui apparait dans la liturgie pascale en des temps reculés et qui n'a été supprimée que par le concile Vatican II (1962 1965) a alimenté des croyances populaires aussi funestes que tenaces: que les juifs empoisonnent les puits pour propager la peste; qu'ils ont pour habitude de profaner l'hostie consacrée; qu'à pâques, ils enlèvent des enfants chrétiens et qu'ils pétrissent le pain azyme avec leur sang. Ces croyances ont servi de prétexte à de nombreux massacres sanglants, et entre autres à l'expulsion massive des juifs, d'abord de France et d Angleterre, puis (1492 1498) d'Espagne et du Portugal.

Au fil d'une série continue de massacres et de migrations, on arrive au XIX siècle, marqué par un réveil général de la conscience nationale et par la reconnaissance des droits des minorités: à l'exception de la Russie tsariste, les restrictions légales au préjudice des juifs sont abolies dans toute l'Europe. Elles avaient été réclamées par les églises chrétiennes et prévoyaient selon le lieu de l'époque, l'obligation de résider dans des ghettos ou dans des emplacements particuliers, l'obligation de porter une marque distinctive sur ses vêtements, l'interdiction d'accéder à certains métiers ou professions, l'interdiction de contracter des mariages mixtes, etc. Pourtant l'antisémitisme ne disparait pas pour autant, et il est même particulièrement vivace dans les pays où une religiosité arriéré continue à désigner les juifs comme les assassins du christ ( en Pologne et en Russie), et où les revendications nationales ont laissé les séquelles d'une aversion générale  pour les populations frontalières et les étrangers ( en Allemagne, mais aussi en France, om, à la fin du XIX siècles, les cléricaux, les nationalistes et les militaires s'unissent pour déclencher une violente poussée d'antisémitisme, à l'occasion de la fausse accusation de haute trahison portée contre Alfred Dreyfus, officier juif de l'armée française).

En Allemagne, en particulier, durant tout le siècle dernier, une série ininterrompue de philosophe et d'hommes politiques n'avait cessé de prôner la théorie fanatique selon laquelle le peuple allemand, trop longtemps divisé et humilié, détenait la primauté en Europe et peut-être même dans le monde, qu'il était l'héritier de traditions  et de civilisations extrêmement nobles et antiques, et qu'il était constitué d'individus de race et de sang essentiellement homogènes. Les peuples allemands devaient donc se constituer en un Etat fort et guerrier qui, revêtu d'une majesté quasi divine, guiderait l'Europe.

Cette idée de la mission de la nation allemande survit à la défaite de la première guerre mondiale, et sort même renforcée de l'humiliation du traité de Versailles. C'est alors que s'en empare l'un des personnages les plus sinistres et funestes de l'histoire, l'agitateur politique Adolf Hitler. La bourgeoisie et les milieux industriels allemands prêtent l'oreille à ses discours enflammés: ce Hitler promet, il réussira à détourner sur les juifs la rancœur que le prolétariat allemand voue aux classes qui l'ont conduit à la défaite et au désastre &économique. En quelques années, à partir de 1933, celui-ci réussit à utiliser à son profit la colère d'un pays humilié et l'orgueil nationaliste suscité par les prophètes qui l'ont précédé: Luther, Fitche, Hegel, Wagner, Gobineau, Chamberlain, Nietzsche. Hitler n'a qu'une pensée, celle d'une Allemagne dominatrice, non pas dans un lointain avenir, mais tout de suite, non pas à travers une mission civilisatrice, mais par les armes. Tout ce qui n'est pas allemand lui apparait inférieur, voire haïssable, et les premiers ennemis de l'Allemagne, ce sont les juifs, pour de multiples raisons que Hitler énonce avec une fureur dogmatique: parce qu'ils ont "un sang différent "; parce qu'ils sont apparentés à d'autres juifs en Angleterre, en Russie, en Amérique; parce qu'ils sont les héritiers d'une culture qui veut qu'on raisonne et qu'on discute avant d'obéir et qui interdit de s'incliner devant les idoles, alors que lui-même aspire précisément à être vénéré comme une idole et n'hésite pas à proclamer que "nous devons nous méfier de l'intelligence et de la conscience et mettre toute notre foi dans les instincts". Enfin, il se trouve qu'un grand nombre de juifs allemands occupent des positions clés dans le domaine de l'économie, de la finance, des arts, des sciences, de la littérature: Hitler, peintre manqué, architecte raté, reporta sur les juifs sa propre rancœur et sa jalousie de frustré.

Ce germe d'intolérance, tombant sur une terrain déjà propice, s'y enracine avec une incroyable vigueur, mais sous des formes nouvelles. L'antisémitisme de type fasciste, celui qui se réveille chez le peuple allemand le verbe propagandiste de Hitler, cet antisémitisme est plus barbare que tous ceux qui ont précédé; on y voit converger des doctrines biologiques artificieusement déformées, selon lesquelles les races faibles doivent plier devant les races fortes, d'absurdes croyances populaires que le bons sens avait depuis des siècles reléguées dans l'obscurantisme, une propagande de tous les instants. On en arrive alors à des extrémités sans précédent. Le judaïsme n'est plus une religion dont on peut changer en se faisant baptiser, ni une tradition culturelle que l'on peut laisser pour une autre: c'est une sous-espèce humaine, une race différente  et inférieure à toutes les autres. Les juifs ne sont des être humains qu'en apparence: en réalité, ils sont quelque chose de différent, d'abominable et d'indéfinissable, "plus éloignés des allemands que les singes des hommes"; ils sont coupables de tout, du capitalisme rapace des américains comme du bolchévisme soviétique, de la défaite de 1918 et de l'inflation de 1923, le libéralisme, la démocratie, le socialisme et le communisme sont de sataniques inventions juives qui menacent la solidité monolithique de l'état nazi.

Le passage de l'endoctrinement théorique à la réalisation pratique fut rapide et brutal. En 1933, deux mois seulement après la montée au pouvoir d'Hitler, Dachau, le premier Lager, est déjà né. Au mois de mai de la même année a lieu le premier autodafé de livres d'auteurs juifs ou ennemis du nazisme (mais déjà, plus de cent ans auparavant, Heine, poète juif allemand, avait écrit: "ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes"). En 1935, l'antisémitisme est codifié par une législation monumentale et extrêmement minutieuse, les lois de Nuremberg. En 1938, en une seule nuit de troubles pilotés d'en haut, on incendie 191 synagogues et on met à sac des milliers de magasins appartenant à des juifs. En 1939, alors que la Pologne vient d'être occupée, les juifs polonais sont enfermés dans des ghettos. En 1940, on inaugure le Lager d'Auschwitz. En 1941 1942, la machine exterminatrice tourne à plein régime: les victimes se compteront par millions en 1944.

C'est dans la pratique routinière des camps d'extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. Là, en effet, il ne s'agit plus seulement de mort, mais d'une foule de détails maniaques et symboliques, visant tous à prouver que les juifs, les Tziganes et les Slaves ne sont que batail, boue, ordure. Qu'on pense à l'opération de tatouage d'Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des bœufs, au voyage dans des wagons à bestiaux qu'on n'ouvrait jamais afin d'obliger les déportés (hommes, femmes et enfants) à rester des jours entiers au milieu de leurs propres excréments, au numéro matricule à la place du nom, au fait qu'on ne distribuait pas de cuillères ( alors que les entrepôts d'Auschwitz, à la libération, en contenaient des quintaux), les prisonniers étant censés laper leur soupe comme des chiens; qu'on pense enfin à l'exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir l'or des dents, des cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d'engrais, aux hommes et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de les supprimer.

Le moyen même qui fut choisi ( après de minutieux essais) pour opérer le massacre, était hautement symbolique. On devait employer, et on employa, le gaz toxique déjà utilisé pour la désinfection des cales de bateaux et des locaux envahis par les punaises ou les poux. On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n'a jamais été aussi lourde de haine et de mépris.




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