Pourquoi une telle inefficacité ?
Durant plus d'un an, un sujet de mécontentement revenait régulièrement sur le tapis. De lourdes fumées, provenant des fours de· traitements à chaud, envahissaient périodiquement l'atmosphère de l'usine. Presqu'à chaque réunion du comité de sécurité la question était soulevée. Pourtant cela continue toujours. Un ouvrier me dit : « Un de ces jours, c'est nous qui allons nous occuper de cette histoire-là. » On envoie, un jour; un ouvrier au bureau parce qu'il avait raté toute une série de pièces. Ils veulent savoir pourquoi. Sa réponse fut la suivante : "L'éclairage est mauvais, les ampoules placées sur les machines finissent par se recouvrir d'une pellicule de graisse et je n'y vois rien. À force de tout le temps me pencher sur la machine mal éclairée, mes yeux se sont fatigués et il m'a été impossible de voir ce que je faisais. » L'inefficacité et la paperasserie, dont est responsable la compagnie, pousseraient presque les ouvriers à en pleurer de rage impuissante. Un manque d'outils juste au moment critique, un outil mal affuté, une machine défectueuse qui n'a pas été réparee et qui expose l'ouvrier à des accidents, les stocks nécessaires à l'alimentation d'une machine qui, au lieu de se trouver a ses pieds, sont déposés dix machines plus loin, là où ils ne servent à rien; enfin le refilage des responsabilités au copain d'à côté font que quelque chose cloche, tout cela contribue à rendre la situation intenable. Les ouvriers disent souvent: « Pourquoi donc une telle inefficacité ?" Ou·: « La compagnie perd un jour de travail faute de s'être procuré un bout de chaîne qui coûte environ 7S cents. » (6) Ou : « Pourquoi ne peut-on trouver des rondelles ? Est.ce que la compagnie ne peut pas ce payer ce luxe ? » Ou encore : Ça .,. arrive au point où la supervision se fout intégralement de tout. » De nombreux ouvriers se mettent en colère parce que les auggestions qu'ils font ne sont pas prises en considération. Ces suggestions élèveraient le degré d'efficacité et accroitraient la production, en même temps qu'elles permettraient de faire des économies. Il existe une tendance générale dans toutes les couches de la classe ouvrière à travailler le plus efficacement possible. Aussi les ouvriers ont-ils un sentiment de fierté lorsque leur usine fonctionne efficacement. Plus l'usine possède une organisation complexe et efficace, plus l'ouvrier trouve des occasions d'eprouver Cette fierté. Les ouvriers les plus conservateurs, c' est a dire ceux qui sont les mieux payés et qui ont les meilleures places, ceux qui ont l'espoir d acquérir une certaine indépendance, ou ceux qui pensent qu'ils ont la possibilité d'obtenir de l'avancement cherchent par tous les moyens à élever l'efficacité du travail. Par contre, la majorité des ouvriers sont pris dans une contradiction décourageante. Ils ressentent fortement leur statut d'opprimé et, consciemment et inconsciemment, ils luttent contre ce statut qui est le leur. Ils se rendent compte que plus d'efficacité ne signifient pour eux qu'exploitation et oppressions accrues. Aussi est-ce une lutte de tous les instants que d'essayer de concilier les exigences d'un travail bien fait et efficace et celles de leurs intérêts de classe. La compagnie, pour accroître la production, met en œuvre tous les moyens mécaniques possibles. La direction parle beaucoup du rôle du facteur humain dans la production, mais elle ne peut s'élever à la compréhension que c'est dans la capacité collective des travailleurs eux-mêmes que réside le facteur humain
La violente réaction de l'ouvrier.
Les conditions de vie qui prévalent à l'usine poussent souvent les ouvriers à sortir de leurs gonds. Si les fenêtres qui doivent assurer l'aération indispensable sont fermées, ils s'empareront comme un rien d'un bout de ferraille et casseront les vitres avec. J'ai bien souvent assisté à un tel spectacle. Aux toilettes, les robinets sont laissés ouverts à pleine force alors qu'il n'y a personne dans les lavabos. Les objets fixes sont descellés et les portes brisées. J'ai vu des ouvriers mettre systématiquements en pièces des parties entières de machines qui se trouvaient là pour les jeter. ensuite un peu partout.
Le pont-trans:porteur circulant se compose de paniers d'acier qui pendent à la rampe de guidage. Périodiquement, une douzaine de ces paniers doivent être envoyés à la réparation. Apparemment les ouvriers les font virer en marche, les balancent en avant et en arrière et d'une manière générale les démolissent. J'ai entendu des ouvriers dire qu'ils voudraient bien que leurs machines aient des pépins mécaniques pour ne pas avoir à les conduire. Parfois, c'est une rage destructive qui s'exprime chez un ouvrier, qui jette une piece contre sa machine lorsqu'elle fonctionne de travers. Il maudit intensément sa « saleté de machine ». Un autre ouvrier glisse avec sa clé anglaise à la main et se coupe. En colère, il jette violemment la clé par terre. Le même jour, ce même ouvrier eut des ennuis mécaniques avec sa machine. Sa colère fut à son comble. Il se mit à maudire la machine, la compagnie, le contremaître et n'arrêtait pas de crier qu'il allait prendre son compte. Ayant terminé son équipe, un ouvrier crache à sa machine et maudit la compagnie ainsi que tous ceux qui sont autour de lui.
"Ùn marchand de coups de marteau" est un ouvrier qui règle sa machine à coup de masse. Au lieu de desserrer les écrous, il se sert de la masse afin de gagner du temps. Au bout d'un certain temps, la machine est déglinguée. Nombreux sont les ouvriers qui répugnent à ces destructions et chacun défend son point d.e vue. Un jour, que j'avais des ennuis avec ma machine, je dis à mon voisin : « Si cette machine m'appartenait je la casserais." J'étais hors de moi. Il répondit : « Pourquoi briser une machine qui t'appartiendrait, brise plutôt celle-ci, elle appartient à la compagnie. »
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