Suite à son livre qu'il a écrit de décembre 1945 a janvier 1947, il a écrit son appendice en 1976 afin de répondre à des questions aux jeunes à qui il présentait son livre...aux jeunes et aux moins jeunes.
Partie 1 de cet appendice
1 dans votre livre, on ne trouve pas trace de haine à l'égard des allemands ni même de rancœur ou de désir de vengeance. Leur avez-vous pardonné?
La haine est assez étrangère à mon tempérament. Elle me parait un sentiment bestial et grossier, et, dans la mesure du possible, je préfère que mes pensées et mes actes soient inspirés par la raison; c'est pourquoi je n'ai jamais, pour ma part, cultivé la haine comme désir primaire de revanche, de souffrance infligée à un ennemi véritable ou supposé, de vengeance particulière. Je dois ajouter, à en juger par ce que je vois, que la haine est personnelle, dirigée contre une personne, un visage; or, comme on peut voir dans les pages mêmes de ce livre, nos persécuteurs n'avaient pas de nom, ils n'avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles. Prudemment, le système nazi faisait en sorte que les contacts directs entre les esclaves et les maitres fussent réduits au minimum. Vous aurez sans doute remarqué que le livre ne mentionne qu'une seule personne de l'auteur-protagoniste avec un SS - p 243-244- , et ce n'est pas un hasard si elle a lieu dans les tout derniers jours du Lager, alors que celui-ci est en voie de désagrégation et que le système concentrationnaire ne fonctionne plus.
D'ailleurs à l'époque où ce livre a été écrit, c'est-à-dire en 1946, le nazisme et le fascisme semblaient véritablement ne plus avoir de visage; on aurait dit -et cela paraissait juste et mérité- qu'ils étaient retournés au néant, qu'ils s'étaient évanouis comme un songe monstrueux, comme les fantômes qui disparaissent au chant du coq. Comment aurais-je pu éprouver de la rancœur envers une armée de fantômes, et vouloir me venger d'eux?
Dès les années qui suivirent, l'Europe et l'Italie s'apercevaient que ce n'étaient là qu'illusion et naïveté: le fascisme était loin d'être mort, il n'était que caché, enkysté; il était en train de faire sa mue pour réapparaitre ensuite sous de nouveaux dehors, un peu moins reconnaissable, un peu plus respectable, mieux adapté à ce monde nouveau, né de la catastrophe de la seconde guerre mondiale que le fascisme avait lui-même provoquée. Je dois avouer que face à certains visages, à certains vieux mensonges, aux manœuvres de certains individus en mal de respectabilité, à certaines indulgences et connivences, la tentation de la haine se fait sentir en moi, et même violemment. Mais je ne suis pas un fasciste, je crois dans la raison et dans la discussion comme instruments suprêmes de progrès et le désir de justice l'emporte en moi sur la haine. C'est bien pourquoi, lorsque j'ai écrit ce livre, j'ai délibérément recouru au langage sobre et posé du témoin plutôt qu'au pathétique de la victime ou à la véhémence du vengeur: je pensais que mes paroles seraient d'autant plus crédibles qu'elles apparaitraient plus objectives et dépassionnées; c'est dans ces conditions seulement qu'un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges. Et les juges, c'est vous.
Toutefois, je ne voudrai pas qu'on prenne cette absence de jugement explicite de ma part pour un pardon indiscriminé. Non, je n'ai pardonné à aucun des coupables, et jamais, ni maintenant ni dans l'avenir, je ne leur pardonnerai, à moins qu'il ne s'agisse de quelqu'un qui ai prouvé - faits à l'appui, et pas avec des mots, ou trop tard- qu'il est aujourd'hui conscient des fautes et des erreurs du fascisme, chez nous et à l'étranger, et qu'il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience et de celle des autres. Dans ce cas là alors, oui, bien que non chrétien, je suis prêt à pardonner, à suivre le précepte juif et chrétien qui engage à pardonner à son ennemi; mais un ennemi qui se repent n'est plus un ennemi.
2 Est-ce que les allemands, est-ce que les alliés savaient ce qui se passait? Comment est-il possible qu'un tel génocide, que l'extermination de millions d'êtres humains ait pu se perpétrer au coeur de l'Europe sans que personne n'en ait rien su?
Le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui, nous Occidentaux, présente un si grand nombre de défauts et de dangers dont nous sentons la gravité, mais en comparaison du monde d'hier, il bénéficie d'un énorme avantage: n'importe qui peut savoir tout sur tout. L'information est aujourd'hui "le quatrième pouvoir"; au moins en théorie, un reporter et un journaliste peuvent aller partout, personne ne peut les en empêcher, ni les tenir à l'écart, ni les faire taire. Tout est facile: si vous en avez envie, vous pouvez écouter la radio de votre pays ou de n'importe quel autre; vous allez au kiosque du coin et vous choisissez le journal que vous voulez, un journal italien de n'importe quelle tendance aussi bien qu'un journal américain ou soviétique. Le choix est vaste; vous achetez et vous lisez les livres que vous voulez, sans risquer d'être accusés d'"activités anti-italiennes" ou de vous attirer à domicile une perquisition de la police politique. Certes, il n'est pas facile d'échapper à tous les conditionnements, mais du moins peut-on choisir le conditionnement que l'on préfère.
Dans un état autoritaire, il en va tout autrement: il n'y a qu'une Vérité, celle qui est proclamée d'en haut; les journaux se ressemblent tous, ils répètent tous une même et unique vérité; même situation pour la radio, et vous ne pouvez pas écouter les radios étrangères, d'abord parce que c'est considéré comme un délit et que vous risquez la prison, et ensuite parce que la radio officielle fait intervenir un système de brouillage qui opère sur les longueurs d'onde des radios étrangères et rend leurs émissions inaudibles. Quand aux livres, ne sont traduits et publiés que ceux qui plaisent aux autorités; les autres, il vous faut aller les chercher à l'étranger et les introduire dans votre pays à vos risques et périls, car ils sont considérés comme plus dangereux que de la drogue ou des explosifs; et si on en trouve sur vous au passage de la frontière, on les saisit et vous êtes munis pour infraction à la loi. Les livres interdits - nouveaux ou anciens -, on en fait des grands feux de joie sur les places publiques. C'est ce qui s'est fait en Italie entre 1924 et 1945, et dans l'Allemagne national-socialiste, c'est ce qui se fait aujourd'hui encore dans de nombreux pays, parmi lesquels on regrette de devoir compter l'Union Soviétique, qui a pourtant combattu héroïquement le nazisme. Dans les Etats autoritaires, on a le droit d'altérer la vérité, de réécrire l'histoire rétrospectivement, de déformer les nouvelles, d'en supprimer de vraies, d'en ajouter de fausses; bref, de remplacer l'information par la propagande. Et, en effet, dans de tels pays, il n'y a plus de citoyens, de détenteurs de droits, mais bien des sujets qui, comme tels, se doivent de témoigner à l'état ( et au dictateur qui l'incarne) une loyauté fanatique et une obéissance passive.
Dans ces conditions il devient évidemment possible (même si ce n'est pas toujours facile: il n'est jamais aisé de faire totalement violence à la nature humaine) d'occulter des pans entiers de la réalité. L'Italie fasciste n'a pas eu grand mal à faire assassiner Matteoti et à étouffer l'affaire en quelques mois; quand à Hitler et son ministre de la propagande Josef Gobbels, ils se révélèrent bien supérieurs encore à Mussolini dans l'art de contrôler et de camoufler la vérité.
Toute fois, il n'était ni possible ni même souhaitable - du point de vue nazi - de cacher au peuple allemand l'existence d'un appareil aussi énorme que celui des camps de concentration. Il entrait précisément dans un climat de terreur diffuse: il était bon que la population sût qu'il était très dangereux de s'opposer à Hitler. Et en effet des centaines de milliers d'allemands - communistes, sociaux-démocrates, libéraux, juifs, protestants, catholiques - furent enfermés dans les lagers dès les premiers mois du nazisme, et tout le pays le savait, comme on savait aussi qu'au lager les prisonniers souffraient et mouraient.
Cela étant, il est vrai que la grande majorité des allemands ignora toujours les détails les plus horribles de ce qui se passa plus tard dans les lagers: l'extermination méthodique et industrialisée de millions d'êtres humains, les chambres à gaz, les fours crématoires, l'exploitation abjecte des cadavres, tout cela devait rester caché et le resta effectivement pendant toute la durée de la guerre, sauf pour un nombre restreint d'individus. Pour garder le secret, entre autres précautions, on recourait dans le langage officiel à de prudents et cyniques euphémismes: au lieu d'"extermination" on écrivait "solution définitive", au lieu de "déportation" "transfert", au lieu de "mort par gaz" "traitement spécial" et ainsi de suite. Hitler redoutait non sans raison que la révélation de ces horreurs n'ébranlât la confiance aveugle que le pays avait en lui, et le moral des troupes alors en guerre; de plus les alliés n'auraient pas tardé à en être eux aussi informés et à en tirer prti pour leur propagande, ce qui d'ailleurs ne manqua de se produire. Mais à cause de leur énormité même, les horreurs du Lager, maintes fois dénoncés par les radios alliées, se heurtèrent le plus souvent à l'incrédulité générale.
A mon sens; l'aperçu le plus convaincant de la situation des allemands à cette époque-là se trouve dans l'état SS , ouvrage d'Eugen Kogon, ancien déporté à Buchenwald er professeur de sciences politiques à l'université de Munich:
"Que savaient donc les allemands au sujet des camps de concentration? Mis à part leur existence concrète, presque rien, et aujourd'hui encore ils n'en savent pas grand chose. Incontestablement, la méthode qui consistait à garder rigoureusement secret les détails du terrible système de terreur - créant ainsi une angoisse indéterminée, et donc d'autant plus profonde - s'est révélée efficace. Comme je l'ai déjà dit, même à l'intérieur de la gestapo, de nombreux fonctionnaires ignoraient ce qui se passait à l'intérieur des Lager, même s'ils y envoyaient leurs propres prisonniers. La plupart des prisonniers eux-mêmes n'avaient qu'une très vague idée du fonctionnement de leur camp et des méthodes qu'on y pratiquait. Comment dans ces conditions, le peuple allemand aurait-il pu les connaitre? Ceux qui entraient au Lager se trouvaient plongés dans un univers abyssal totalement nouveau pour eux: c'est là la meilleure preuve du pouvoir et de l'efficacité du secret.
"Et pourtant, ...et pourtant, il n'y avait pas un seul allemand qui ne connut l'existence des camps de concentration ou qui crût que c'étaient des sanatoriums. Rares étaient ceux qui n'avaient pas un parent ou une connaissance dans un Lager, ou qui du moins n'avaient pas entendu dire que telle ou telle personne y avait été internée. Tous les allemands avaient été témoins de la barbarie antisémite, sous quelque forme qu'elle se fût manifestée: des millions d'entre eux avaient assisté avec indifférence, curiosité ou indignation, ou même avec une joie maligne, à l'incendie des synagogues, ou à l'humiliation de juifs et de juives contraints de s'agenouiller dans la boue des rues. De nombreux allemands avaient eu vent de ce qui se passait par les radios étrangères, et beaucoup étaient en contact avec des prisonniers qui travaillaient à l'extérieur des camps. Rares étaient ceux qui n'avaient pas rencontré, dans les rues ou dans les gares, quelque misérable troupe de détenus: dans une circulaire en date du 9 novembre 1941 adressée par le chef de la Police et des services de la sureté à tous[...] les bureaux de Police et aux commandants des Lager, on lit ceci: "il a été notamment constaté que durant les transferts à pied, par exemple de la gare au camp, un nombre non négligeable de prisonniers tombent morts en cours de route ou s'évanouissent d'épuisement... Il est impossible d'empêcher la population de connaitre de tels faits." Pas un allemand ne pouvait ignorer que les prisons étaient archi pleines et que les exécutions capitales allaient bon train dans tout le pays. des milliers de magistrats, de fonctionnaires de police, d'avocats, de prêtres, d'assistants sociaux savaient d'une manière générale que la situation était extrêmement grave. Nombreux étaient les hommes d'affaires qui étaient en relations commerciales avec les SS des Lager, et les industriels qui présentaient des demandes à l'administration SS pour embaucher des travailleurs-esclaves; de même, les employés des bureaux d'embauche étaient au courant du fait que beaucoup de grandes sociétés exploitaient une main-d'œuvre esclave. Quantité de travailleurs exerçaient leur activité à proximité des camps ou même à l'intérieur de ceux-ci. Il y avait des professeurs universitaires qui collaboraient, eux, avec des assassins professionnels. Les membres de l'aviation militaire qui avait été mis sous les ordres des SS étaient nécessairement au courant de ce qui se passait dans les camps. Beaucoup d'officiers supérieurs de l'armée connaissaient les massacres en masse de prisonniers russes perpétrés dans les Lager, et de très nombreux soldats et membres de la police militaire devaient avoir une connaissance précise des épouvantables horreurs commises dans les camps, dans les ghettos, dans les villes et dans les campagnes des territoires occupés, à l'est. Une seule de ces affirmations est-elle fausse?"
A mon avis, aucune de ces affirmations n'est fausse mais il faut en ajouter une autre pour compléter le tableau: si, en dépit des différentes sources d'informations dont ils disposaient, la majorité des allemands ne savait pas ce qui se passait, c'est parce qu'ils ne voulaient pas savoir, ou plutôt parce qu'ils voulaient ne rien savoir. Il est vrai sans aucun doute que le terrorisme d'état est une arme très puissante, à laquelle il est bien difficile de résister; mais il est également vrai que le peuple allemand, dans son ensemble, n'a pas même tenté de résister. Dans l'Allemagne hitlérienne, les règles du savoir-vivre étaient d'un genre tout particulier: ceux qui savaient ne parlaient pas, ceux qui ne savaient pas ne posaient pas de questions, ceux qui posaient des questions n'obtenaient pas de réponse. C'était de cette façon que le citoyen allemand type conquérait et défendait son ignorance, ignorance qui lui apparaissait comme une justification suffisante de son adhésion au nazisme: en se fermant la bouche et les yeux, en se bouchant les oreilles, il cultivait l'illusion qu'il ne savait rien, et qu'il n'était donc pas complice de ce qui se passait devant sa porte.
Savoir, et faire savoir autour de soi était pourtant un moyen - pas si dangereux, au fond- de prendre ses distances vis-à-vis du nazisme; je pense que le peuple allemand, dans son ensemble, n'y a pas eu recours, et je le considère pleinement coupable de cette omission délibérée.
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