samedi 26 février 2022

La notion d'accident en travail: un enjeu de luttes partie 1 Par Rémi Lenoir

Editions Persée  Actes de la recherche en sciences sociales

___________________________________________________________________________________

encart d'un journal: Le Matin Février 1980:     Le suicide : un accident du travail ?

Sixième suicide au centre de tri de Trappes

La CGT et la CFDT refusent de les considérer comme des "drames individuels".

Un postier de vingt-deux ans, Imbert Ortega, s'est suicidé dans sa chambre du foyer PTT. Venu de sa Bretagne natale voilà deux ans, il travaillait au centre de tri de Trappes (Yvelines) en compagnie de plusieurs centaines d'autres jeunes provinciaux. Au-delà de ce drame personnel, les syndicats CGT et CFDT mettent l'accent sur les conditions de travail, de vie et d'hébergement de tous ces « déracinés ». C'est le sixième suicide qui intervient dans ce centre depuis quelques années. LE drame n 'est pas inexplicable, commente la fédération CGT des PTT. Il est la conséquence affreuse des conditions de vie et de travail du personnel de service. » En décembre dernier, un autre postier de Trappes s'était déjà donné la mort et, en six mois, il y a eu six tentatives de suicide. « Ces suicides ou tentatives sont trop nombreux, explique la CFDT dans un communiqué, pour n'être considérés que comme des drames individuels. II y a un lien entre le phénomène suicidaire et la situation faite aux jeunes postiers en région parisienne. » La vie de ces jeunes déracinés se résume ainsi : ils travaillent aux PTT, ils dorment et prennent leurs repas dans les foyers et cantines PTT. A cela s'ajoute le manque de rapports dans le travail, en raison de la répartition des tâches, et une vie affective quasi nulle du fait de l'isolement. Et la CFDT affirme : « Oui, l'univers postal pour ces jeunes contient la désespérance et alimente les tendances suicidaires. » Aussi ce syndicat conclut « 11 y a nécessité pour les responsables de l'administration de regarder lucidement ce fait. 

Le Matin, 15 février 1980.

________________________________________________________________________________






Une notion comme celle d'accident du travail est aujourd'hui d'une telle évidence que s'interroger sur la réalité à laquelle elle renvoie peut apparaitre comme un exercice quelque peu spécieux. Pour s'en assurer, il suffit de mentionner les institutions qui ont précisément pour vocation la prise en charge et la prévention des accidents du travail : les services spécialisés de la sécurité sociale qui enregistrent et traitent les 2,5 millions de déclarations d'accidents du travail par an, ceux du ministère du travail (sous-direction de la protection contre les risques du travail) , les associations de défenses des intérêts des victimes (la fédération des mutilés du travail), les instituts de recherche (institut national de la recherche et de sécurité), la législation, le contentieux et les traités de droit spécifiquement aux accidents du travail...Bref devant une telle accumulation de faits, le sociologue serait prêt à renoncer à toute réflexion sur les fondements de la définition des accidents du travail s'il ne trouvait dans les propos mêmes de ceux que son interrogation indignent, les indices du bien-fondé de sa démarche: la dénonciation des fraudes et des abus les plus patents et le décalage entre la définition juridique des accidents du travail et celle du sens commun suggèrent l'existence d'un écart entre la réalité et sa désignation.

Il va de soi aujourd'hui qu'un accident qui survient sur le lieu et dans le cadre d'une activité professionnelle est un accident du travail, mais il est peut-être moins évident qu'il en aille de même des accidents qui ont lieu entre le domicile et l'entreprise ou dans un café lors d'une interruption régulière du travail. Moins évident aussi que ceux qui surviennent aux grévistes sur les lieux du travail ou à des militants syndicaux au cours de l'exécution de leur mandat syndical ne soient pas traités  comme tels. La notion d'accident du travail est une catégorie de construction de la réalité sociale dont le contenu est un enjeu de luttes entre les classes. La reconnaissance d'un accident comme accident du travail n'est pas un simple acte d'enregistrement, elle résulte de l'action exercée par des agents qui interviennent tout au long du processus qui conduit à la déclaration de l'accident, l'accident, déclaration à partir de laquelle sont produites les «données» statistiques des accidents du travail. Cette note vise seulement à rappeler, en posant les premiers éléments d'une analyse, que l'objet de la recherche consiste à analyser le processus à travers lequel se constituent le signalement et la désignation de l'accident du travail, c'est-à-dire à construire le système des relations selon lequel est produit l'objet préconstruit. La sociologie des accidents du travail est un des cas où la sociologie de l'objet préconstruit est l'objet même de la recherche.

L'accident du travail : un enjeu économique

Qu'est-ce qui, dans la matérialité de l'accident, permet de reconnaître que la chute d'un salarié dans l'escalier de l'hôtel où il est hébergé pour des raisons professionnelles est un «accident du travail» ? Suffit-il de «constater les faits», à la façon des juristes, qui recourent à des indicateurs comme l'heure et la localisation de l'accident pour les qualifier ipso facto «d'accident du travail» (1) ? Si les questions que soulèvent systématiquement les magistrats pour déterminer si un accident peut être tenu pour un accident du travail rappellent opportunément que cette notion n'est pas une donnée immédiate, leur formulation sous-entend en revanche que la qualification de l'accident est une donnée de fait que le juge se borne à identifier afin de la classer dans la catégorie juridique correspondante. Or, comme en témoignent les fraudes en ce domaine, qui consistent surtout à jouer, en fonction de ses intérêts, sur la relative indétermination de la qualification juridique des accidents liés au travail, la reconnaissance parle droit de l'accident du travail constitue un enjeu qui oppose les intérêts respectifs des salariés et des employeurs, un de ses effets étant, pour les premiers, l'obtention d'une rente et, pour les seconds, une augmentation corrélative de leurs cotisations aux assurances sociales. C'est qu'en effet, à la différence des autres branches de la Sécurité sociale, le taux de cotisation aux assurances accidents du travail et maladies professionnelles est, pour chaque entreprise, proportionnel à la fréquence et à la gravité du risque qu'elle crée et des efforts qu'elle accomplit en matière de prévention. Qr ce taux est loin d'être négligeable : par exemple dans le bâtiment et les travaux publics, secteur dans lequel les accidents du travail sont les plus nombreux, il est en moyenne de 10 % des salaires et peut s'élever jusqu'à 15 % pour les entreprises de peinture extérieure et, même, à 25 % pour les activités de levage-montage.

&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&

En 1977, pour l'ensemble des secteurs économiques, le montant des prestations servies au titre de l'assurance accidents du travail et maladies professionnelles s'élevait à 1 1,8 milliards de francs soit 13,6 % de l'ensemble des allocations versées par les assurances sociales (maladie, maternité, décès), ce qui représente 20 % du budget du Ministère de l'Education nationale de la même année. Encore cette évaluation ne tient-elle compte que des dommages couverts par la Sécurité sociale, le coût réel étant, selon les spécialistes, deux à quatre fois plus élevé (paiement de la journée de l'accident, complément de salaire, dégâts matériels, frais d'enquête, mouvements de grève éventuels, etc.)(2). Quant à la victime d'un accident du travail, elle a droit à des soins gratuits et à une indemnisation proportionnelle au salaire, pour perte de sa capacité de travail : pour une incapacité provisoire, l'indemnité journalière était en 1977 de 280 F maximum et en cas d'incapacité permanente, le salaire annuel pris entièrement en considération pour le calcul de la rente se situait entre 30 085 F et 60 170 F. La même année et dans le cadre du seul régime général de la Sécurité sociale (80 % de l'ensemble des salariés), 113 812 rentes ont été attribuées, 1 360 588 ont été versées au titre de la législation sur les accidents du travail et, si' l'on ajoute les rentes allouées pour les accidents de trajet et les maladies professionnelles, les chiffres correspondants sont respectivement de l'ordre de 150 000 et 1 800 000. Ainsi plus de 12,7 % des 14 millions de salariés du régime général reçoivent une rente d'incapacité de travail, cette proportion étant évidemment plus élevée dans les catégories les plus exposées aux accidents du travail comme on le voit dans les variations des déclarations d'accident avec incapacité permanente selon les catégories socio-professionnelles : en 1977 les ouvriers qualifiés et les ouvriers spécialisés qui forment 41,7 % de la population des salariés du régime général de la Sécurité sociale, représentaient 68,8 % des bénéficiaires des rentes d'incapacité permanente (3).

&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&

Pour diminuer le montant de leurs cotisations, les entreprises utilisent tous les moyens que leur offre le système des taux de cotisation qui varient non seulement selon le nombre et la gravité des accidents mais aussi selon le type, le secteur et surtout la taille des établissements. Ainsi certaines entreprises font-elles baisser artificiellement le nombre de leurs accidents du travail, en plaçant à des postes dangereux des travailleurs intérimaires ou des salariés d'entreprises sous-traitantes, ce qui leur permet, en cas d'accident, de ne pas le comptabiliser dans le calcul du taux de l'entreprise pour lequel le travail a été effectué mais dans celui de la société de travail temporaire ou de sous-traitance. Comme pour ces dernières, et sous certaines conditions précisées par le droit, le nombre d'accidents peut n'avoir qu'une faible influence sur le montant des cotisations, le coût global que représente la prise en charge des accidents du travail est de fait diminuée (4). Mais les stratégies patronales visant à diminuer le coût de la prise en charge des accidents du travail ne se limitent pas à de tels jeux avec la loi, elles ont essentiellement pour objet la réduction du nombre des accidents du travail ou mieux celle du nombre des accidents déclarés (5). C'est qu'en effet la déclaration d'un accident du travail ne se réduit pas à un acte administratif d'enregistrement, elle est l'objet d'un rapport de force entre la victime et son employeur, comme le montrent les variations des déclarations des accidents du travail selon la conjoncture économique et les pressions que les employeurs exercent sur les victimes et dont l'efficacité est d'autant plus élevée que la situation de ces dernières est précaire. Ainsi une monographie sur la sécurité dans les mines de charbon a établi que les mineurs déclaraient moins fréquemment les" blessures qu'ils subissaient dans le cadre de leur travail lorsque la conjoncture économique était défavorable et qu'ils craignaient pour leur emploi (6). On peut en voir également un indice dans le fait que les statistiques de la Caisse nationale d'assurance maladie enregistrent proportionnellement moins de déclarations d'accident du travail chez les manœuvres et les ouvriers spécialisés que chez les ouvriers qualifiés, alors qu'un grand nombre de monographies d'entreprise établissent que les ouvriers qualifiés sont moins fréquemment accidentés que les manœuvres et les ouvriers spécialisés (cf. Tableau 1) (7). En plus de la déclaration d'accident du travail, c'est l'évaluation du taux d'incapacité qui constitue un enjeu de lutte économique, les indemnités journalières et les rentes d'incapacité permanente représentant respectivement 19 % et 64 % du coût global des accidents du travail (CNAM, Statistiques de l'année 1977, op. cit., p. 55). Or, comme pour les déclarations d'accidents du travail, ce sont les catégories les plus protégées professionnellement et syndicalement et les mieux considérées socialement qui bénéficient le plus fréquemment de rentes d'incapacité permanente : au moins aussi exposés à des risques professionnels que les ouvriers qualifiés, les apprentis, les manœuvres et les ouvriers spécialisés sont cependant proportionnellement moins nombreux à bénéficier d'une rente d'accident du travail.

&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&

les différentes catégories sociales de victimes d'accidents du travail et les médecins qui interviennent dans le processus d'attribution d'une rente, permettraient de décrire les médiations par lesquelles passe l'évaluation du taux d'incapacité. Cette évaluation est en outre surdéterminée par les rapports qu'entretiennent les médecins (ordonnateurs des dépenses) avec la Sécurité sociale (instance de contrôle) et les entreprises (organismes payeurs) ou encore par l'intensité de la concurrence sur le marché médical. C'est ainsi qu'on a pu montrer que la présence de plusieurs médecins dans une même localité tendait à élever le taux de fréquence et la durée moyenne des arrêts de travail (P. Jardillier, op. cit., p. 290). Mais quelles que soient les médiations par lesquelles passe l'appréciation, par les médecins, de la «gravité» des blessures ou des maladies professionnelles, il reste que l'enjeu est d'autant plus élevé que le taux d'incapacité «réelle» établi par le médecin avoisine 50 %, car au-delà de cette proportion le taux de la rente est majoré de moitié et, en-decà, il est au contraire diminué de moitié (art. L. 453 du code de Sécurité sociale).

&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&

Mais si les déclarations des accidents du travail dépendent des pressions que peut exercer l'employeur sur l'accidenté, que ce soit directement sous la forme de menaces de diminution de salaire et de licenciement, ou indirectement par l'intermédiaire des collègues de travail, soucieux de ne pas se voir retirer leur prime de sécurité, on ne saurait oublier que la déclaration de l'accident dépend également de l'aptitude de l'ouvrier à établir une relation entre l'accident survenu et les conditions de travail, aptitude qui est inégalement distribuée dans les différentes fractions de la classe ouvrière. En effet la prise de conscience d'un accident en tant qu'il résulte de l'activité professionnelle n'est pas une donnée immédiate de la conscience ouvrière, elle est solidaire, et des conditions matérielles d'existence qui permettent à l'individu de «s'arracher au monde pour le considérer» (8) et de l'existence d'un système d'agents (syndicats notamment, mais aussi médecins, juristes, spécialistes du travail, etc.) qui, en constituant la définition de l'accident du travail selon des logiques et des intérêts qui leur sont propres, concourent à en diffuser la notion et, du même coup, contribuent à lui donner une réalité. On peut seulement noter ici que les notions d'accident du travail et de maladie professionnelle se sont constituées à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle avec la création et le développement des organisations syndicales, d'un corps d'inspecteurs du travail, de la médecine du travail, d'un droit du travail, etc. S'il est vrai que les premiers textes législatifs sur les accidents du travail doivent peu, comme l'ont montré nombre d'observateurs, à la pression directe des syndicats, il reste que la reconnaissance, par l'ouvrier, de la nature spécifique de l'accident du travail est solidaire d'une prise de conscience de l'ensemble des conditions de l'exploitation de la force de travail (9). Le passage d'une représentation archaïque et misérabiliste des causes de l'accident (ordre des choses ou ordre du patron) à l'élaboration complète du système dont l'accident est un des effets, résulte pour une part de l'action des syndicats qui ont trouvé dans l'organisation des luttes quotidiennes pour l'obtention et la valorisation des rentes d'incapacité de travail le moyen et la justification, voire dans certains casia fin de leur action.

La responsabilité de l'accident : un conflit politique

En 1975, un directeur général de société était inculpé et mis en détention préventive à la suite d'infractions répétées au code du travail ayant entraîné un accident mortel. Cet emprisonnement a provoqué à l'époque des réactions violentes et immédiates des cadres et des chefs d'entreprise mobilisés par la CGC et le CNPF qui, en manifestant (création d'une association de défense, occupation d'un palais de justice, etc.) pour que «les responsabilités qu'ils assument ne les fassent pas désigner a priori comme coupables», entendaient défendre un ordre dans lequel, comme le remarque François Ewald (10), le responsable de la mort de l'ouvrier n'est pas, par définition, un assassin (11). Cette incarcération remettait en cause, en effet, un des acquis de la première loi sur la réparation des accidents du travail, l'impunité personnelle de fait, sinon de droit, des chefs d'entreprise et du personnel d'encadrement, même en cas de faute grave de leur part (12). Si la notion d'accident du travail est aujourd'hui d'une telle évidence, on le doit sans doute pour une part au système juridique et financier mis en place par la loi du 9 avril 1 898 qui consacre la notion de responsabilité objective au nom du risque inhérent aux conditions matérielles du travail industriel (machine, outil, matière première, etc.), la responsabilité du chef d'entreprise devenant automatique et le montant de la réparation forfaitaire, sauf faute particulièrement grave de sa part ou de la part de la victime. Ce nouveau mode de règlement des réparations des accidents du travail tend à évacuer 1'« antagonisme du capital et du travail», pour reprendre l'expression d'un auteur de la loi, que toute action en demande de réparations renforçait nécessairement, puisque, comme il précisait lui-même, «le patron et l'ouvrier s'y efforcent de rejeter la responsabilité (de l'accident) l'un sur l'autre» (13). Aussi les procès mettant en cause la responsabilité personnelle du chef d'entreprise ou du salarié sont-ils aujourd'hui très rares puisqu'il suffit, depuis 1898, d'établir qu'un accident est un accident du travail pour que l'employeur soit ipso facto considéré comme juridiquement responsable; ils visent, lorsqu'une faute intentionnelle ou inexcusable est à l'origine de l'accident, à diminuer la charge des réparations qui revient de droit à l'employeur et à obtenir pour le salarié une réparation intégrale du préjudice qu'il a subi. 

&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&

Ainsi en 1971, seules 255 actions en matière de faute inexcusable du patron ou de l'ouvrier ont été intentées, alors que la même année, les statistiques dénombraient plus d'un million d'accidents du travail ayant entraîné un arrêt de travail, 'près de 1 15 000 accidents ayant donné lieu au versement d'une rente d'incapacité et environ 2 400 accidents mortels (14).

&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&

L'histoire du droit rappelle que la reconnaissance de l'accident comme accident professionnel est inséparablement un enjeu économique et idéologique de la lutte entre les classes dans la mesure où toute définition de l'accident du travail désigne nécessairement le responsable sur lequel pèsent le coût symbolique de l'imputation de la faute et le coût financier de la prise en charge de la victime. C'est en effet par les «causes» qui l'ont produit que l'accident du travail se distingue de l'accident de droit commun, comme le spécifie la loi de 1898 : est accident du travail tout accident qui a pour origine «le fait ou l'occasion du travail». Aussi la lutte entre les classes a-t-elle toujours pour enjeu d'imposer une représentation légitime des causes d'accidents du travail la plus conforme à leurs intérêts, en recourant notamment à des constructions juridiques ou à des théories scientifiques qui, en établissant les causes des accidents, définissent du même coup les responsabilités. Avant 1898 la victime d'un accident pendant son travail ne pouvait fonder une action en réparation contre son employeur que sur les articles qui fixent les règles générales de la responsabilité civile, le «contrat de louage» n'imposant pas au patron d'autres obligations que de payer un salaire, le salaire couvrant les risques encourus dans le travail (art. 1710). En effet rien dans le Code civil ne permettait de penser les accidents du travail comme une catégorie juridique distincte, tout acte étant constitué comme le produit de la volonté, ou comme l'effet du hasard («cas fortuit»), ou du destin («cas de force majeure»). Selon une telle conception des rapports de travail, toute idée de responsabilité patronale était quasiment exclue, les accidents qui survenaient lors d'une activité salariée ne pouvant être imputés qu'à la faute personnelle, celle d'un employé ou celle de la victime elle même(«imprudence», «négligence», «imprévoyance», etc.) ou encore au fait du hasard et de la fatalité. Ce n'est qu'à partir de 1841 que la cour de cassation (Cass. civ. 28 juin 1841) acceptera qu'une victime puisse obtenir une réparation en prouvant devant les tribunaux que l'accident résulte de la faute personnelle du chef d'entreprise (art. 1382) ou de son préposé (art. 1383), ce que les tribunaux reconnaîtront assez facilement. Mais outre les difficultés que rencontrait le salarié pour apporter la preuve de la culpabilité de son employeur , du fait de la disparition des indices et du silence des témoins, nombre d'accidents survenaient sans qu'il soit possible d'imputer une «faute» à quiconque, de sorte que la plupart des victimes étaient privées de toute espèce de réparation (15). S'il est vrai que ce que sanctionnait le juge était moins une faute moralement reprehensible qu'un manquement à l'obligation d'autorité qui obligeait tout employeur à assurer la sécurité de ses employés dans l'entreprise («subordination implique protection»), il reste que ce revirement de la jurisprudence revenait à admettre que puisse être contesté un des fondements de l'imposition de la domination patronale, l'infaillibilité, qui se traduisait juridiquement sous la forme d'une quasi-impunité (16). Mais plus que dans la reconnaissance de leur responsabilité par les tribunaux, c'est dans la conjonction de l'augmentation du nombre des accidents du travail irréparables selon la définition juridique de la responsabilité (accidents causés par des machines) et la montée syndicale et politique du mouvement ouvrier, qu'il faut voir le principe de la transformation des attitudes patronales (celles des patrons des grandes entreprises) face à la notion d'accident du travail et à la définition des responsabilités qui lui est liée. Lors des débats parlementaires sur les projets de loi relatifs à la réparation des accidents du travail qui se sont succédés entre 1880 et 1898, l'hostilité patronale n'a pas porté, en effet, sur le principe d'une indemnisation des victimes mais sur l'absence de toute prise en compte des fautes, commises par les ouvriers et sur le lien que faisaient certains projets entre la réparation et une présomption de faute de l'employeur. 

&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&

L'instauration de ce mode d'indemnisation automatique des accidents du travail fondé sur le risque professionnel est solidaire de la constitution de la notion d'accident du travail comme catégorie juridique distincte et de la mise en place d'agents spécialisés dans la prise en charge des victimes et dans le contrôle et l'élaboration des règles de sécurité du travail : création des premières compagnies d'assurance d'accidents du travail (comme la Sécurité générale en 1865), fondation de l'Association des industriels de France contre les accidents du travail (1883), dont l'action porte sur le contrôle des machines et la protection matérielle des accidents, organisation d'un corps d'inspecteurs du travail (1874), chargés de la conception et de l'application des règles en matière d'hygiène et de sécurité du travail, naissance de la médecine du travail (1898), création du ministère du travail et de la protection sociale (1906), publication du code du travail (1911), etc. (17).

&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&

A ce mode de gestion des accidents du travail correspond l'imposition d'une nouvelle représentation des causes des accidents du travail : l'accident n'est plus imputable à une faute mais il est la conséquence d'un risque, celui qui est inhérent à l'activité industrielle; l'accident est défini par des caractéristiques objectives et forme, pour reprendre une expression de Durkheim, une réalité sui generis. Cette conception objectiviste de l'accident du travail qu'on trouve à l'oeuvre aussi bien dans la production des premières statistiques en ce domaine que dans la mise en place des premiers contrôles de fiabilité des machines et des systèmes de protection mécanique, est au principe de la constitution d'un droit spécifique des accidents du travail. Si la loi de 1898 ne définit pas avec précision la notion d'accident du travail («accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail»), les tribunaux, conduits à construire dans chaque litige une relation de causalité entre le travail et l'accident, vont élaborer une sorte de casuistique dont les principes cardinaux évolueront peu mais dont le champ d'application tendra à s'élargir : aux indicateurs temporels et géographiques utilisés pour localiser l'accident («heure et lieu de travail»), la jurisprudence substitue, à partir de 1911,1e d'autorité entre l'employé et l'employeur et elle étend le bénéfice de la législation de 1898 aux accidents survenus sous l'effet de contraintes imposées par et dans le cadre de l'exercice d'un emploi, notamment et sous certaines conditions, à ce qu'on appellera les «accidents de trajet»; en 1921, elle renversera la charge de la preuve en faveur de la victime en présumant toute lésion survenue au temps et au lieu de travail comme un «accident» du travail, etc. (18). On peut se demander si l'effet de la loi de 1898 n'a pas été double : éliminer les occasions de luttes entre les classes auxquelles donnaient lieu les actions en réparation fondées sur la faute du patron, mais aussi contribuer à l'occultation du fait que la définition des accidents du travail et de leurs causes était l'objet d'une lutte entre les classes. 

Aucun commentaire: