Lettre posthume de Taleb Hadjadj
Condamné
à la réclusion criminelle à perpétuité en 1977, suite à une attaque à main
armée, Taleb Hadjadj n’a cessé de se battre, seul ou collectivement, durant ses
cinq années de détention. Le 26 février 1980, il a mis fin à ses jours après
avoir rédigé ce texte envoyé à la presse.
« Pas
de tombe.
Une
incinération et au vent les cendres.
Pas
de cérémonie funéraire.
Buvez
à ma santé ! »
Restons
optimistes
Il fallait prendre une décision.
Je ne peux affirmer avoir raison dans l’absolu, mais il fallait mettre fin à
cette ronde infernale, alors…le crépi s’effrite, apparait le lieu du crime.
Un suicide c’est toujours le
crime parfait. En sont complices même ceux qui disent aimer. Oh, leur
abrutissement vous rationalisera cela : « je n’ai pas su
l’aimer… » Mais ce serait plutôt : « je n’ai rien
compris. » Que d’aveugles, que de lâches et d’hypocrites. Et chacun parle
sans rien changer en lui-même. Finalement, je meurs de cette absurdité et
d’avoir vu refuser ma main tendue. Ce qui m’isolait : terres d’enfants qui
se nient enfants. Enfants pervertis de se dire adultes…(je signale aux
analystes que je sais le second degré qui concerne mon existence personnelle).
C’est un énorme gâchis et, si
je me suicide, c’est par désespérance envers moi. Comprenez : je suis mort
désespéré, mais pas dépressif. Depuis deux ans je pense à mettre un terme à
cette situation. Le recours à l’évasion ayant échoué, il me restait
« l’autre évasion ». Je suis mort à vingt-cinq ans. Ce sont
vingt-cinq ans de destructions, de haines, de souffrances, de larmes, de quête
d’amour, d’affection et d’amitié. Vingt-cinq ans d’où surfit
« glorieusement » le négatif…Le vide stérilisant de la lâcheté
humaine. Lâche à cause de son incompréhension…tout simplement. J’ai reçu en
pleine gueule la prise de conscience TOTALE de notre pourrissement. Nous
banalisons, minimisons ou employons la dérision pour tout ce qui concerne le
cœur et le sexe. Je me suis conduit en fumier et, en ayant pris conscience, je
suis condamné à ne pas pouvoir le
réparer. Je ne suis pas assez pourri pour, maintenant, me cacher que j’ai été
pourri (avec d’autres ou moi). Et ce n’est pas le sens de la normalité
judiciaire !!! Je suis trop écœuré par ce gâchis pour être satisfait de ma
SEULE prise de conscience. Il me reste entre quatorze et dix-huit ans à
faire…toutes ces années à vivre, quand, au bout de cinq ans, je n’en peux plus.
Je n’ai pas assez de courage ou de lâcheté pour résister. Alors reste l’utérus de
Thanatos.
Tout cela est égocentrique,
mais, dans la cellule piège où je suis, qui vois-je ? Avec qui
vis-je ? Qui souffre ? Qui m’apporte « plaisir »
rare ? Qui emmerde-t-on ? Qui respire douloureusement ? Qui
n’espère plus ?...Quel moyen ai-je de me dépasser ?
Je souris en vous écrivant
tout cela !...Bientôt la fin.
Vous avez raison d’être
optimistes…d’être pessimistes…d’être pessimistes. Vous avez raison de haïr ou
d’aimer. Vous avez raison de ne plus croire en rien et de continuer à y croire.
Oui, vous avez raison. Vous tous qui voulez un autre humain, même de clochers
frères ennemis, vous avez tous raison…il vous reste à vous mettre d’accord.
Fondamentalement, vous avez tout pour y arriver. Vos désaccords viennent de
votre héritage socioculturel. Et, en ne vous en débarrassant pas, vous formez
une valse de dupes. Victimes tolérant bourreaux engendrant d’autres victimes
qui…Sortez de votre trou…Lisez la vérité ! Soyez des sadiques de la
vérité ! Acceptez de quitter vos conforts pour l’analyse critique constructive.
De ma vie de maudit ont
découlé misères pour mon entourage et moi. J’ai trop souffert et trop fait
souffrir pour en supporter encore. Mais vous avez raison de continuer si vous
le pouvez encore. Je meurs entouré de pauvres, de vide.
Tout ce que j’écris est
dépressif, pensez-vous ? Mais non, je sais que cette terre est bourrée de
potentialités. Je sais que, libre, je pourrais
construire, innover te vivre heureux. Je sais que des gens vivent
heureux, mais voilà…après vingt-cinq années très, très pénibles, il me reste
quatorze ou seize années encore plus dures. Faites de cachot, d’isolement, de
QHS et…de stérilité sociale et libidinale.
Ce système patiemment élaboré au profit d’une infime minorité est impitoyable.
La population est prisonnière, certes, mais d’ELLE. Contre le perpétuel
endoctrinement/conditionnement à la servitude, aucune contre-pression. Et les
idées nobles, telles que démocratie, non-violence, droits de l’humain, égalité,
sont perverties au profit du monstre. Oui, pendant ce verbiage le monstre vaque
à ses affaires et (c’est le bon mot) vous digère. Il vous suce et vous rejette
en sachant, expérience millénaire oblige, que le bonbon, pour durer, ne se
croque pas. Ce « fou » de Nietzsche criait : »L’homme est
le pont vers le surhomme », mais on le traita de fasciste…Il parlait de
notre mort. De notre VIE.
J’ai compris. Ce que j’ai
compris, je n’arrive pas véritablement à vous le transmettre. Je pourrais vous
parler de la mort qui n’est rien, que seul le TABOU amplifie. J’ai compris le
drame, le pourquoi de cette impasse. Je suis seul, nous sommes seuls, parce que
pauvres…des pauvres malheureux… « complices » de notre misère.
Chacun censure, réduit, castre, minimise, rapetisse l’autre. La « liberté
de parole » est un lieu où s’empoignent des perroquets débitant leur
« état de santé » du jour. Le supposé courage de certains actes n’est
que lâcheté, je sais de quoi je parle…lâcheté inconnue et donc imperceptible.
Le vrai courage humain est de chercher inlassablement notre union à tous, dans
le sens de la justice, de l’entraide, de l’enrichissement intellectuel de
chacun, de la pensée libertaire. Au lieu de cela, ceux-là, une planète où sont
infernalement majoritaires les fœtus chiffonnés, plissés, recroquevillés,
égocentriques, narcissiques.
Je t’entends de ma tombe, toi
qui te dis : « Ca ne parle pas de moi », rigolo qui
travailles quarante heures par semaine, qui t’uses pour survivre, reproduire ta
force de travail ! Au moins peux-tu te masturber le nombril le soir ?
Minable de se contenter de son clocher, de vos (un ou deux) amis, de vos
parents, de votre grisaille, de votre « amour de la vie »…(Œdipe, je
sais, analystes) Perroquets, robots, fœtus, chiffons narcissiques par
compensation…par nécessité, diront les lâches. Car, disent-ils, quelle
meilleure défense contre l’effet de la prise de conscience de ce gouffre d’absurdités
et de mesquineries ?
Les désespérés de la lutte,
désespérés de ne pas pouvoir JOUIR béatement de leurs quelques jours de luttes
sociales ou politiques. Fœtus !!! Vous croyez être nés, et en fait, vous n’avez
sorti que le nez. Désespérés…Convertis à la drogue…aux drogues, qu’elles soient
audiovisuelles, sexuelles, chimiques, intellectuelles, idéologiques. Une masse
de drogués…car, dans le sein pour lequel vous avez opté, vous croyez sombrer.
Mais, justement, lâchez-le ce sein (que vous ne sauriez voir), cherchez-vous
ensemble, main dans la main, sous le rigide dogme suppléant à votre personnalité.
Ensemble, sans la coupole de la chapelle ardente où se consume votre liberté.
Vos libertés.
J’ai recours au cynisme (au
fascisme quotidien, dit-on) mais je vous le dis, n’espérez rien, ce n’est qu’une
étape. Quand la graine germera, vous passerez outre.
Inexorablement. C’est dur de
quitter la certitude…le refuge des extrêmes dogmatiques ossifiés. Extrême n’est
pas synonyme d’erreur ! C’est la myopie qui pervertit.
Voilà, je suis condamné à me
répéter, l’amère amertume, au ventre et à la bouche. « J’ai gâché ma vie ».
Dupé, dans un système de dupes, où les
responsabilités et les interrelations foisonnent. Je sais, je ne devrais pas
pousser l’auto-accusation à ce point, vu la situation où je suis…mais, quand
vous lirez, j’aurais arrêté d’écrire, je serai mort.
J’ai bien saisi les processus
déterminants. C’est l’irrémédiable merde où je suis qui m’écœure. J’ai les yeux
trop ouverts pour encore temporiser avec de fausses illusions : « et
demain, peut-être… » Ça fait vingt-cinq ans que je fais ainsi la putain.
Tous les jours je crève. J’ai
mal, terriblement. A croire qu’un cancer me dévore. Je vous quitte, empli de
haine et d’amour. De l’amour que j’ai raté, de l’amour que je n’ai pas eu, et
de l’amour que je voulais donner.
Bonne chance,
Taleb Hadjadj
Je demande aux directeurs de
journaux concernés de passer toute cette lettre sans souci d’exclusivité, en
plusieurs fois s’ils préfèrent (bien que cela scinde le fil du sujet). Ce ne
doit pas être par pitié, gardez-là, mais pour la vérité. Et c’est vous que vous
devrez remercier.
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