vendredi 25 février 2022

Socialisme ou barbarie Collectif L'ouvrier américain par Paul Romero Partie 15

CHAPITRE VII

La baisse de la productivité du travail

J'ai eu plusieurs discussions avec différents ouvriers sur la baisse de la productivité du travail.

L'ouvrier R. convient d'une telle baisse. Spécialement en ce qui concerne le travail à la chaine. Les ouvriers, dit-il, ne veulent pas être transformés en esclaves. Il soutient que si l'on donnait carte blanche aux ouvriers la production pourrait être de 20 à 30% plus élevée. Il se plaint de la somme insurmontable d'entraves auxquelles l'ouvrier a à faire face dans son travail au cours d'une seule journée. Il affirme que si toute la paperasse et tous les contrôles tatillons étaient supprimés et que s'il était laissé libre cours à l'ingéniosité des ouvriers, la production pourrait être considérablement accrue. Il ajoute qu'il est extrêmement difficile de savoir ce que chaque ouvrier pense individuellement étant donné qu'à bien des égards l'ouvrier s'isole mentalement de ses camarades de travail et qu'il est rare qu'il fasse part de ce qu'il pense. Les ouvriers, dit-il enfin, freinent la production et ne donnent pas le meilleur d'eux-mêmes.

La norme, mais pas plus que la norme.

Je me suis entretenu du même sujet avec deux autres ouvriers. Le premier affirme que l'on pourrait doubler la production. Le second est plus sceptique. Il semble penser que cela ne pourrait se faire qu'en exigeant encore plus de travail  de la part des ouvriers. J'abordais alors la question sous l'angle de la journée de 4 heures, 5 jours par semaine et demandait s'ils pensaient qu'un tel objectif était réalisable. J'essayais de les convaincre en mettant en avant l'idée d'une coopération de tous les ouvriers à l'échelle de l'ensemble de l'usine. J'expliquais ce qu'était un véritable contrôle ouvrier. L'un de mes interlocuteurs rapporta alors que durant la guerre dans son département, les gars avaient pris l'habitude de délibérément abattre le travail le plus vite possible et utilisaient le temps qui leur restait de libre à jouer aux courses. Ainsi ils se distrayaient et le travail était quand même fait. Il soutient qu'à cette époque l'atmosphère morale était entièrement différents. Il n'est plus question que de respecter les temps et c'est tout. Il dit que lorsqu'il a rempli ses normes avant l'heure et qu'il flâne le contremaitre rapplique aussitôt et il n'aime pas cela. Il semble que le contremaitre ne puisse pas supporter de voir les ouvriers ne rien faire bien que les normes aient été remplies. (A ce propos le second ouvrier fit remarquer que les mineurs qui avaient débrayé une fois alors que la journée était déjà avancée et que leur quota avaient été remplis n'avaient pourtant pas eu leur journée entière de payée). La conversation tourna enfin de nouveau sur les combines astucieuses utilisées pendant la guerre par les ouvriers pour gagner du temps.

Une équipe de manœuvres a pour unique tâche d'alimenter les divers postes de l'usine en acier. La plupart du temps le travail consiste en ce que plusieurs ouvriers poussent de grands chariots chargés d'acier. Il est visible que le contremaitre de cette équipe estime que les manœuvres sont loin de donner leur pleine force. Il s'énerve et à tout instant il joint sa force à celle des ouvriers. Il est clair que ces derniers n'aiment pas cela. Ils n'ont rien à redire lorsque c'est moi-même qui leur donne un coup de main parce que je suis un ouvrier comme eux. Dès que je joins mon effort au leur, le chariot progresse rapidement. Peut-être que cela signifie seulement qu'un manœuvre de plus était nécessaire pour ce travail. Mais à voir l'expression de leur visage on peut tout aussi bien interpréter cela comme la preuve qu'ils ne font pas plus d'efforts qu'il n'en faut pour faire avancer le chariot à petite vitesse.

Un jour un manœuvre me confia son idée sur ce genre de travail non qualifié: " tu sais petit c'est tout un art que d'être manœuvre. Le truc c'est de ne pas être là lorsque l'on a besoin de toi il faut savoir y faire et un manœuvre qui s y connait ne se crève pas".

J'ajouterai que cela a probablement été beaucoup plus vrai durant la guerre. Il semble que depuis qu'il y a eu des licenciements dans leurs rangs, les manœuvres sont obligés de travailler plus dur. Mais dès qu'une occasion d'épargner ses efforts lui est offerte le manœuvre ne manque pas de la saisir comme avant. 

Alors que le rythme de travail s'accélère et que l'oppression des ouvriers devient plus grande il arrive un moment où cette évolution provoque un changement dans l'attitude de l'ouvrier. C'est justement lorsque la machine exerce sur lui le maximum de ses ravages et lorsque l'ouvrier touche au fond même de son désespoir il se sent envahi par un sentiment de liberté. Ce n'est que rarement que cela arrive mais aussitôt on constate une baisse automatique dans la productivité du travail dans le cadre de ce qu'est de nos jours l'organisation industrielle. 

Par contre j'ai vu des ouvriers se tuer de travail pour sortir le maximum possible 2 pièces uniquement parce qu'il voulait savoir quel niveau de production il pouvait t'avoir. Il s'agit ici deux cas dans lesquels il n'en tirait aucun profit supplémentaire. Inversement certains ouvriers se mettront juste avant de quitter le travail à tourner à sec, tout simplement Histoire de brûler leurs outils. Quelquefois pourtant, il s'agit de se venger d'une crasse faites un jour par l'ouvrier de l'équipe suivante. 

La division au sein de la classe

L'ouvrier dans son travail se heurte sans arrêt à des contradictions. Bien souvent, il pourra avoir l'envie de donner un coup de main à un ouvrier qui fait un autre travail que le sien, mais il s'abstiendra de le faire à cause de l'existence des catégories et de la crainte de mécontenter ce faisant ses propres camarades de travail.

De plus il risque toujours en agissant ainsi de donner à la compagnie un de ces prétextes qu'elle recherche toujours pour justifier l'extension du nombre des tâches qui sont exigées d'un ouvrier d'une catégorie donnée.

Salaires et catégories à l'usine sont multipliés à l'infini. C'est une lutte continuelle pour accéder à une catégorie supérieure et gagner plus d'argent, une lutte de chacun contre tous. Les questions d'avancement ou d'attribution de nouveaux emplois accumulent beaucoup de ressentiments aussi bien entre les ouvriers qu'à l'égard de la compagnie. Chaque fois qu'un nouvel emploi se trouve libre cela déchaine d'amères querelles. Ce n'est pas essentiellement la question des quelques francs à gagner qui est en cause, ainsi que les apparences pourraient le faire croire, mais le fait que chacun désire voir ses capacités reconnues et qu'il lui soit donné une chance d'exploiter ce qu'il a en lui.

Dans les usines où le système des catégories est largement appliqué les ouvriers se confinent aux tâches de leur catégorie. Par exemple un conducteur de machine fait marcher sa machine, le manœuvre balaye, nettoie, porte des charges etc. C'est en tout cas ainsi que cela se passe habituellement. J'ai pourtant considéré qu'il existait une tendance marquée de la part des ouvriers à briser les cadres rigides de leur qualification en faisant des travaux qui sortent pour ainsi dire de leur juridiction. Un conducteur fera aussi le travail d'un manœuvre, etc. C'est de leur propre initiative que les ouvriers enfreignent les règles. je veux dire qu'ils n'assument cette tâche supplémentaire qu'aussi longtemps qu'ils le font de leur propre chef. Que la compagnie leur donne l'ordre de remplir ces tâches et aussitôt les hommes se rebelleront et répondront par un refus. Par contre, il est pratiquement impossible de les en empêcher lorsque c'est eux-mêmes qui en ont pris l'initiative.

Les dispositions concernant l'ancienneté introduites par les syndicats ont très souvent pour effet d'empêcher des ouvriers faisant preuve de qualifications réelles de monter en grade. Il existe par exemple des ouvriers qui après seulement quelques années  de pratique surpassent de loin en intelligence et en imagination de vieux compagnons. Cela est essentiellement dû à la formation technique et générale qui leur a été dispensée dans les écoles modernes. J'ai même entendu dire par de vieux ouvriers que le système de l'ancienneté constituait un frein au développement de la production. Cela n'empêche pas qu'ils seraient quand même prêts à se battre si la compagnie tentait de violer les dispositions concernant l'ancienneté. Ils se trouvent placés dans un système contradictoire parce qu'ils se rendent compte que le système de l'ancienneté est nécessaire à leur défense et que cependant de telles mesures défensives constituent un obstacle à l'épanouissement des meilleurs facultés créatives de l'ouvrier. Les ouvriers disent que s'ils avaient la possibilité de décider eux-mêmes, à la base, quels sont ceux qui doivent bénéficier d'un avancements ils seraient en mesure d'opérer une meilleure sélection.

Durant ces derniers temps, les signes d'une évolution rapide des ouvriers sont discernables. Ils sont agités par une profonde insatisfaction. Ils veulent avoir une existence plus supportable à l'usine. Partout on sent chez eux le désir de résoudre les contradictions de la production qui les aliènent. C'est ainsi que l'ouvrier à qui l'odeur écœurante de sa machine soulève l'estomac, la stoppe tout à coup en s'écriant : " Qu'ils aillent se faire foutre avec leurs catégories. J'en ai plus que marre. Je vais la nettoyer moi-même cette putain de machine."







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