Chapitre IV
L'INEFFICACITE DE LA COMPAGNIE
L'usine où je travaille fait partie d'un trust géant. Son réseau s'étend sur l'ensemble du pays. Il matérialise une forme extrêmement développée d'organisation capitaliste de l'industrie. Cependant, le controle bureaucratique du travail, venant d'en haut se traduit par une inefficacité s etendant sur une échelle effrayante si l'on considere l'ampleur des moyens mis en œuvre. On pourrait croire, à premiere vue que la compagnie sacrifie tout à la production. Ce n'est pas vrai. Avec des méthodes différentes on pourrait obtenir une production supérieure. L'objectif recherché est bien plus la subordination et le contrôle des ouvriers.
La dilapidation du matériel productif
Le rythme des machines est accéléré au plus haut point. Ainsi il y a-t-il des pannes continuelles et il faut tenir sur pied une importante équipe d'entretien. Le gaspillage en machines se manifeste partout. On montera une came sur une machine pour réduire le temps de coupe. A la suite de quoi les outils qui attaquent trop brutalement le metal se cassent ou brûlent. Certaines. machines sont continuellement en réparation. On exige des machines de tourner à une telle vitesse que les ouvriers disent : << Un de ces jours ces sacrées bécanes vont lâcher leur socle et s'envoler » . Les machines sont mises au point pour travailler certaines categories de métaux. Souvent, l'acier dont on se sert est d'une qualité plus dure qu'il n'aurait fallu. Résultat : encore des outils brûlés ou cassés.
Durant des semaines d'affilée, les réparations indispensables ne sont pas effectuées. Il faut percer un trou pour poser un nouveau boulon sur un dispositif de blocage qui risque de flancher. Un embrayage qui a du jeu ou un frein qui ne fonctionne pas bien constitue une menace constante pour la machine, pour ne pas parler de son conducteur. Pourtant, rien n'est fait. Peu importe à la compagnie le nombre d'outils brûlés ou si les ouvriers doivent les changer constamment. Ce qui les intéresse, avant tout, c'est de faire tourner les machines à leur vitesse maximum, pour le reste que les conducteurs se débrouillent.
«Si j'avais l'argent dépensé à ce machin-là ... "
La compagnie ne cesse de faire tous ses efforts pour comprimer les dépenses des départements non-rentables, c'est-à dire des départements non-productifs. Evidemment, les départements productifs en pâtinent et se plaignent constamment d'avoir à faire des va-et-vient pour s'occuper de questions mineures. L'atelier d'affutage possède des profils types d'outils qu'ils suivent pour mettre les outils en forme ou leur donner leurs angles de coupe. L'ouvrier, au cours de son expérience quotidienne, s'aperçoit que les profils imposés ne valent rien et il demande à l'affuteur de "faire les outils selon ·ses propres directives. L'affuteur dit : « O.K » et pour un temps il coopère avec le conducteur. Mais cela vient aux oreilles de la direction. Une grande controverse s'ensuit. On dit à l'affuteur qu'il ne doit prendre ses ordres que de la direction et qu'il doit s'en tenir aux dessins qu'on lui donne. Il répond alors : « Bon. C'est vous le patron » et il s'incline. Ce qu'il s'ensuit serait plutôt drole si cela n'ajoutait pas encore aux tracas de l'ouvrier à l'atelier. L'ouvrier est maintenant forcé d'aller d'abord au magasin chercher l'outil voulu, d'attendre qu'on le serve, puis de trouver le contremaître, lui dire que la coupe ou la forme de l'outil demande à être modifiée obtenir du contremaitre un bon de commande, aller ensuite à l'atelier d'affutage et interrompre l'affuteur dans le travail qu'il est en train d'effectuercpour qu'il affute l'outil qui lui est nécessaire. Il convient de se souvenir que lorsque l'ouvrier va au magasin pour chercher l'outil, celui-ci a déjà été affuté une fois. Un immense pont-transporteur circulaire a récemment été installé à travers l'usine. Il va de département en département. Il se compose de centaines de poutrelles d'acier et de paniers d'acier. Le cout de ce pont s'est élevé à des milliers de dollars. Pour ce qui est du point de vue des ouvriers, cette innovation s'est révélée jusqu'ici comme étant un échec. Ils passent leur temps à se cogner après et à se faire mal. Il passe en plein milieu des machines et constitue un danger permanent. Les ouvriers en sont de plus en plus exaspérés. Alors qu'autrefois le conducteur empilait ses pièces dans un panier, qu'il plaçait par terre à l'intention d'un manœuvre qui viendrait les enlever, maintenant les hommes doivent mettre leurs pièces dans les paniers du pont-transporteur. Les manoeuvres sont maintenant éliminés de cette catégorie d'emploi. La compagnie avait déjà tenté, une fois d'éliminer ainsi les manoeuvres, mais elle avait finalement échoué. De nombreux ouvriers s'élevèrent contre cette pratique, arguant que ce travail n'entrait pas dans les attributions de leur emploi, etc ... Pendant plusieurs jours, il y eut une grande agitation. Bien qu'en fin de compte le nouveau système se soit révélé plus satisfaisant à certains égards, le fait que les hommes n'aient pas été consultés et que la compagnie l'eut appliqué arbitrairement fut à l'origine de la rébellion. A la même époque, on procéda à des licenciements s'élevant à plusieurs centaines. Les ouvriers mettent en parallèle le coût du pont circulaire, le gaspillage d'argent et de place qu'il a entrainé et les licenciements auxquels on procède : les sommes dépensées, disent ils auraient amplement permis de conserver à ces ouvriers leur emploi. De nombreux ouvriers s'exclament : « Si on me donnait tout l'argent dépensé à ce machin, je pourrais me retirer jusqu'à la fin de ma vie.» Les licenciements ont entraîné un accroissement de travail pour ceux qui restaient. Tous les ouvriers comprennent fort bien et répètent, à qui veut les entendre, que la compagnie essaye de comprimer les frais généraux et les dépenses improductives. Les licenciements ont affecté des services non-productifs, tels que manœuvres, contrôleurs, affutage, entretien, etc ... Cela a provoqué un jour un incident à l'usine. A la suite de licenciements, il y avait pénurie de manœuvres. Aussi, lorsque ce fut l'heure pour le pointeau de faire sa tournée il demanda aux conducteurs de charger eux-mêmes les pièces dans les paniers du pont transporteur. Les ouvriers protestèrent en s'exclamant :· « C'est toujours pareil, on leur donne un cent et ils en veulent un mille. A la suite de quoi, un certain nombre de conducteurs se refusèrent d'effectuer le chargement. Les manœuvres furent réintégrés dans leur emploi. Il est clair que la compagnie cherche à faire faire aux conducteurs, en plus de leur traavail, celui des tireurs de copeaux et des manœuvres. Un ouvrier fit parvenir une suggestion demandant que le pont nouvellement installé serve aussi au transport des outils jusqu'aux machines. La compagnie refusa. Les ouvriers trouvèrent que l'idée n'était pas mauvaise mais qu'elle ne pouvait pratiquement aboutir parce que, de toute manière, il n'y avait jamais assez d'outils et que la plupart auraient disparu avant que la moitié des machines aient été desservies.
Les recriminations de la Direction.
La direction se plaint continuellement de ce que les ouvriers manquent d'esprit de coopération. Ils ne nettoient pas les machines et ne balaient pas par terre. Dans un seul département on compte 70 accidents par mois. Chaque mois, durant une demi-heure, se tient une conférence de sécurité, après le repas. A ces réunions la direction s'efforce de faire du bureau du Comité de sécurité, qui y est nommé, une réplique de l'appareil syndical et de la lui superposer. Les ouvriers sont invités à faire connaître au Comité de sécurité toutes leurs réclamations. Pour pousser les ouvriers à y participer, ils nomment trois ouvriers d'ateliers comme secrétaires du bureau. Le reste du comité est composé d'ingénieurs et de membres du personnel. Les débats des conférences de sécurité se déroulent sous l'égide de la direction. La parole est habituellemènt donnée à un contremaître dont l'intervention occupe la plus grande partie des trente minutes allouées. Les quelques minutes restantes sont attribuées aux interventions de l'ouvrier de base. Si un ouvrier ou deux soulèvent une question futile, on les écoute religieusement. Mais s'il arrive que les hommes soient d'humeur batailleuse et qu'ils se mettent à s'arracher la parole pour se plaindre d'une chose, d'une autre, puis d'une troisième et que la réunion échappe à tout contrôle, elle est immédiatement suspendue et les représentants de la direction se mettent à dire : " Aux machines, messieurs (5), nous avons du travail à faire. » Voici quelques réactions d'ouvriers prises sur le vif, lors de ces conférences :
1. « Oh ! mon pote, encore une demi-heure de repos. »
2. « En voilà des conférences de sécurité ! Tout ce qu'ils ont su faire c'est de gueuler après les portiers. »
3. Certains piquent un roupillon durant la séance.
4. Tout ce que les contremaîtres et superintendants savent dire : « Les hommes sont négligeants et ne coopèrent pas avec le comité de sécurité. »
5. On vous dit de dormir suffisamment, de ne pas boire et de manger le genre de nourriture qui convient.
6. Les hommes ricanent parfois.
7 La compagnie maintient qu'elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour aider les ouvriers. Lors d'une réunion, la compagnie fit la déclaration suivante : « Nous avons maintenant embauché suffisamment de manœuvres pour que l'usine soit propre, à vous de faire. votre part de sacrifices .. » Peu de temps après, la moitié des manœuvres étaient licenciés. Les ouvriers ont l'impression que la compagnie ne s'y reconnaît pas dans ses propres décisions d'une semaine à l'autre.
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