Suite à son livre qu'il a écrit de décembre 1945 a janvier 1947, il a écrit son appendice en 1976 afin de répondre à des questions aux jeunes à qui il présentait son livre...aux jeunes et aux moins jeunes.
Partie 6 de cet appendice
7 Comment s'explique la haine fanatique des nazis pour les juifs?
suite de la réponse à la question 7
Chacun sait que l'oeuvre d'extermination atteignit une ampleur considérable. Bien qu'ils fussent engagés dans une guerre très dure, et qui plus est devenue défensive, les nazis y déployèrent une hâte inexplicable: les convois des victimes à envoyer aux chambres à gaz ou à évacuer des Lager proches du front, avaient la priorité sur les trains militaires. Si l'extermination ne fut pas portée à terme, c'est seulement parce que l'Allemagne fut vaincue, mais le testament politique dicté par Hitler quelques heures avant son suicide, à quelques mètres de distance des Russes, s'achevait sur ces mots : "Avant tout, j'ordonne au gouvernement et au peuple allemand de continuer à appliquer strictement les lois raciales, et de combattre inexorablement l'empoisonneuse de toutes les nations, la juiverie internationale".
En résumé, on on peut donc affirmer que l'antisémitisme est un cas particulier de l'intolérance, que pendant des siècles il a eu un caractère essentiellement religieux, que sous le III reich, il s'est trouvé exacerbé par les prédispositions nationalistes et militaristes du peuple allemand, et par la "diversité" spécifique du peuple juif, qu'il se répandit facilement dans toute l'allemagne et dans une bonne partie de l'Europe grâce à l'efficacité de la propagande fasciste et nazie, qui avait besoin d'un bouc émissaire sur lequel faire retomber toutes les fautes et toutes les rancœurs; et que le phénomène fut porté à son paroxysme par Hitler, dictateur maniaque.
Cependant, je dois admettre que ces explications qui sont celles communément admises ne me satisfont pas; elles sont restrictives, sans mesure, sans proportion avec les événements, qu'elles sont censées éclairer. A relire les historiques du nazisme, depuis les troubles des débuts jusqu'aux convulsions finales, je n'arrive pas à me défaire de l'impression d'une atmosphère générale de folie incontrôlée qui me parait unique dans l'histoire. Pour expliquer cette folie, cette espèce d'embardée collective, on postule habituellement la combinaison de plusieurs facteurs différents, qui se révèlent insuffisants dès qu'on les considère séparèment et dont le principal serait la personalité même de Hitler, et les profonds rapports d'interaction qui le liaient au peuple allemand Et il est certain que ses obsessions personnelles, sa capacité de haine, ses appels à la violence trouvaient une résonnance prodigieuse dans la frustration du peuple allemand, qui les lui renvoyait multipliés, le confirmant dans la conviction délirante que c'étazit lui le héros annoncé par Nietzsche, le Surhomme rédempteur de l'Allemagne.
L'origine de sa haine pour les juifs a fait couler beaucoup d'encre. On dit que Hitler reportait sur les juifs sa haine du genre humain tout entier; qu'il reconnaissait chez les juifs, c'était lui-même qu'il haissait; que la violence de son aversion était due à la crainte d'avoir du sang juif dans les veines.
Mais encore une fois, cela ne me semble pas concluant. On ne peut pas, me semble-t-il, expliquer un phénomène historique en attribuant toute la responsabilité à un seul individu ( ceux qui ont exécuté des ordres contre nature ne sont pas innocents !) et par ailleurs il est toujours hasardeux d'interpréter les motivations profondes d'un individu. Les hypothèses avancées ne justifient pas les faits que dans une certaine mesure, ils en expliquent la qualité mais pas la quantité. J'avoue que je préfère l'humilité avec laquelle quelques historiens, parmi les plus sérieux (Bullock, Schramm, Bracher), reconnaissent ne pas comprendre l'antisémitisme acharné de Hitler, et à sa suite de l'Allemagne.
Peut-être que ce qui s'est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c'est presque justifier. En effet, "comprendre" la décision ou la conduite de quelqu'un, cela veut dire (et c'est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s'identifier à lui. Eh bien, aucun homme normal ne pourra jamais s'identifier à Hitler, à Himmler, à Goebbels, à Eichmann, à tant d'autres encore. Cela nous déroute et nous réconforte en même temps, parce qu'il est peut-être souhaitable que ce qu'ils ont dit - et aussi, hélas, ce qu'ils ont fait - ne nous soit plus compréhensible. Ce sont là des paroles et des actions non humaines, ou plutôt anti-humaines, sans précédents historiques, et qu'on pourrait à grand-peine comparer aux épisodes les plus cruels de la lutte biologique pour l'existence. Car si laguerre peut avoir un rapport avec ce genre de lutte, Auschwitz n'a rien à voir avec la guerre, elle n'en constitue pas une étape, elle n'en est pas une forme outrancière. La guerre est une réalité terrible qui existe depuis toujours: elle est regrettable, mais elle est en nous, elle a sa propre rationalité, nous la "comprenons".
Mais dans la haine nazie, il n'y a rien de rationnel: c'est une haine qui n'est pas en nous, qui est étrangère à l'homme, c'est un fruit vénéneux issu de la funeste souche du fascisme, et qui est en même temps au dehors et au delà du fascisme même. Nous ne pouvons pas la comprendre; mais nous pouvons et nous devons comprendre d'où elle est issue, et nous tenir sur nos gardes. Si la comprendre est impossible, la connaitre est nécessaire, parce que ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et obscurcies: les nôtres aussi.
C'est pourquoi nous avons tous le devoir de méditer sur ce qui s'est produit. Tous nous devons savoir, ou nous souvenir, que lorsqu'ils parlaient en public. Hitler et Mussolini étaient crus, applaudis, admirés, adorés comme des dieux. C'étaient des "chefs charismatiques", ils possédaient un mystérieux pouvoir de séduction qui ne devait rien à la crédibilité ou à la justesse des propos qu'ils tenaient, à leur éloquence, à leur faconde d'histrions, peut-être innée, peut-être patiemment étudiée et mise au point. Les idées qu'ils proclamaient n'étaient pas toujours les mêmes et étaient en général aberrantes, stupides ou cruelles; et pourtant ils furent aclamés et suivis jusqu'à leur mort par des milliers der fidèles, et parmi eux les éxécuteurs zélés d'ordres inhumains, n'étaient pas des bourreaux-nés, ce n'étaient pas - sauf rares exceptions - des monstres, c'étaient des hommes quelconque. Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux; ceux qui sont les plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann, comme Höss, le commandant d'Auschwitz, comme Stangl, le commandant de Treblinka, comme, vingt ans après, les militaires français qui tuèrent en Algérie, et comme trente ans après, les militaires américains qui tuèrent au Viet-nam.
Il faut donc se méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d'autres voies que par la raison, autrement dit des chefs charismatiques: nous devons bien peser notre décision avant de déléguer à quelqu'un d'autre le pouvoir de juger et de vouloir à notre place. Puisqu'il est difficile de distinguer les vrais prophètes des faux, m"éfions-nous de tous les prophètesd, il vaut mieux renoncer aux vérités révélées, même si elles nous transportent par leur simplicité et par leur éclat, même si nous les trouvons commodes parce qu'on les a gratis. Il vaut mieux se contenter d'autres vérités plus modestes et moins enthousismantes, de celles que l'on conquiert laborieusement progressivement et sans brûler les étapes, par l'étude, la discussion et le raisonnement, et qui peuvent être vérifiées et démontrées.
Bien entendu, cette recette est trop simple pour pouvoir s'appliquer à tous les cas: il se peut qu'un nouveau fascisme avec son cortège d'intolérance, d'abus et de servitude, naisse hors de notre pays et y soit importé; peut-être subrepticement et camouflé sous d'autres noms; ou qu'il se déchaine de l'intérieur avec une violence capable de renverser toutes les barrières. Alors, les conseils de sagesse ne servent plus, et il faut trouver la force de résister: en cela aussi, le souvenir de ce qui s'est passé au coeur de l'Europe, il n'y a pas si longtemps, peut être une aide et un avertissement.
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