L EXISTENCE ENTIERE TRANSFORMEE EN UNE VIE DE LABEUR
Je travaille toute la semaine pour le vendredi soir.
L'existence de l'ouvrier est transformée en une vie de labeur. Il ne sait même pas jouer. Après le travail quand il parle en compagnie d'autres ouvriers la conversation retombe invariablement sur le sdujet de l'usine. C'est comme une drogue dont il ne peut se débarrasser. L'ouvrier pense continuellement au jour de paye et à la fin de la semaine. Ses heures de loisir sont toujours déterminées par l'éternelle préoccupation :" je ne peux pas me coucher tard parce que je dois aller travailler demain". Lorsqu'arrive le dimanche soir, il est abattu à l'idée de reprendrele travail le lundi matin. Ce procès incessant se répète sans répit. Il attend ardemment le week-end et lorsqu'il arrive il disparait si vite qu'il n'a pas le temps d'en profiter. Il dit " je travaille toute la semaine pour le vendredi soir".
Il arrive parfois qu'un ouvrier ait plusieurs jours de congé à la file. Dès qu'il en est informé l'état de tension psychologique dans lequel il vit habituellement, commence aussitôt à se dissiper. Au bout de quelques jours, il commence à jouir du repos et de la quiétude d'esprit. Il a l'occasion de sortir de sa sphère limitée. La pression qu'exerce sur lui le travail quotidien se relâche temporairement. Assez bizarrement cependant durant de brefs instants, il se sent envahi par un inexplicable sentiment de culpabilité parce qu'il n'est pas au travail. Le retour à l'usine est pénible. Pendant les premières hueres d'atelier, l'ouvrier a l'esprit encore plein de ses vacances. Puis, vient la fin de la journée. Rien ne distingue plus l'ouvrier dans son apparence et dans ses sentiments, de ce qu'il était avant que cette coupure ne se produise.
Les effets de la production sont d'un caractère très insidieux. Leur accumulation finit par constituer une force extraordinaire. Il est des jours où certains ouvriers rentrent chez eux plus tôt ou même ne viennent pas du tout travailler.
L'ouvrier est souvent amené à se jouer lui-même la comédie pour se forcer à travailler toute la semaine. Mardi, il se promet de se payer des vacances le lendemain. Lorsqu'arrive mercredi, il se dit: "je vais travailler aujourd'hui et je prendrai mon jeudi à la place." Il continue ce manège jusqu'au vendredi. Alors il se dit: " Autant finir la semaine. Huit jours de plus ne vont pas me tuer."
Un ouvrier avait gagné 50 dollars sur un pari. Lorsqu'il apprit la bonne nouvelle il travailla quatre heures puis il s'en alla.
De temps en temps, il y a des exercices d'incendie. Les ouvriers sortent de l'usine pour cinq minutes. Chacun en profite pour fumer. On peut alors entendre des réflexions de ce genre :"Ce que j'aimerais pouvoir rentrer chez moi maintenant" ou "si seulement on pouvait rester dehors jusqu'au soir."
Une dizaine d'ouvriers de mon département sont assis autour d'une table à déjeuner. Comme la demi-heure d'arrêt prend fin l'un d'entre eux propose imperturbablement : "restons donc ici ( au restaurant express) au lieu d'aller travailler. Nous travaillons dur. Que peuvent-ils nous faire si nous restons là?"
Il y a une vieille expression populaire que l'on répète toujours le jour de paie : "Un autre jour un autre dollar".
Lorsqu'arrive le jour de paie, le vestiaire est plein de bruits et de mouvement.
C'est le seul jour de la semaine où l'on siffle, om l'on bavarde et où il y a de l'animation. Ce pour quoi les ouvriers ont lutté pour la semaine arrive enfin, aussi est-il normal qu'ils cherchent une justification de leurs souffrances dans la " bonne vieille paie".
Par contre il y a certains moments où l'ouvrier est psychologiquement poussé à rester à l'usine. Ainsi que nous le savons, un ouvrier passe la plupart de sa vie active à l'usine ou à son travail. Son existence entière, en conséquence, tourne autour de son travail. Son subconscient est littéralement submergé par les faits et les pensées se rapportent aux machines, aux ouvriers, aux patrons, à la régularité des heures de travail, à leur répétition continuelle.
Lorsqu'il est hors de l'usine, il respire un peu plus comme un homme normal. Son foyer semble mieux exprimer l'essence de son existence. Lorsque survient la coupure du weekend, il se sent libéré pour un moment de la pression de l'usine. Puis, crac, Lundi arrive et il lui faut se remettre au travail quotidien. Bien souvent cette simple réadaptation provoque une extraordinaire tension de l'esprit. C'était encore bien pire pendant la guerre où très souvent la journée de travail était de douze heures , ceci six jours sur sept par semaine. Les ouvriers étaient tellement habitués à l'usine qu'il leur arrivait de préférer rester que de s'en aller. Plus les heures de travail sont longues, plus il est facile de se laisser complètement plonger dans le travail. Mais il y a un revers à cela. Au fur edt à mesure que la journée de travail diminue et que la semaine raccourcit, les ouvriers se mettent à réclamer une semaine de travail toujours plus courte.
Un jour que nous revenions à la semaine de 40 heures, les commentaires sur cet événement allaient bon train. La plupart témoignaient de ce que les ouvriers en étaient très satisfaits. Certes, ils sont mécontents de perdre les heures supplémentaires dont ils ont gravement besoin, mais étant donné que l'initiative ne vient pas d'eux, ils se consolent en pensant qu'ils ne sont les responsables de leur manque à gagner. C'est ce qu'exprime cette phrase que j'ai entendue: " je ne demande pas à faire des heures supplémentaires. Si la compagnie m'en donne à faire je travaillerai, mais j'espère qu'on nous en donne pas à faire".
Sur ce sujet des heures supplémentaires, on constate parfois que les ouvriers sont mécontents si d'autres ouvriers refusent d'en faire parce qu'ils craignent de voir supprimer leurs propres heures supplémentaires. Ils n'aiment pas en faire mais ils sont obligés de les accepter sous l'empire des nécessités économiques.
J'ai aussi assisté à des discussions à bâtons rompus sur ce sujet . Un ouvrier disait : "Si nous travaillions six heures par jour, cinq jours par semaine;" Un autre répondait : " pendant que tu y es, pourquoi pas deux heures par jour, quatre jours par semaine".
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