La spontanéité créative des ouvriers.
Lorsqu'un ouvrier trouve l'occasion de s'évader un moment, il en profite pour inspecter les autres départements de l'usine. Cela arrive rarement. Son désir d'accéder à une vision de cet ensemble dont il est une partie n'est jamais satisfait. Il n'arrive pas à connaitre les techniques et les pratiques des départements voisins dans leur totalité. Lorsqu'il le peut l'ouvrier s'arrêtera devant une machine qui l'intrigue, ramassera une pièce usinée et fera des commentaires. Il posera des questions concernant cette pièce à l'ouvrier travaillant sur la machine. On peut alors déceler une extraordinaire expression d'envie dans les yeux attentifs de ceux qui ont pour tache habituelle un travail de manœuvre ou un travail manuel et non qualifié. Il n'est pas rare d'entendre un ouvrier dire à un autre : "C'est un drôle de bon boulot que tu as là ."
Et pourtant lorsqu'un ouvrier monte en grade son nouveau travail lui parait rapidement routinier et une fois de plus il se trouve en proie à la même insatisfaction. De nombreux ouvriers expriment le désir d'étre affectés à l'atelier d'outillage, mais même dans cet atelier, le travail a été l'objet d'une telle division que les opérations exigées en sont devenues simples et routinières. L'un des ouvriers les plus qualifiés de mon département est un régleur. Il se consacre à une grande variété de travaux durant sa journée, réglant les machines, imaginant de nouveaux montages, etc. Cependant son travail l'assomme. Il dit :"Si tu trouves que c'est une si bonne place tu n'as qu'à la prendre. Moi j'en ai plein le dos".
Pendant la guerre s'est développé un genre de spontanéité créatives des ouvriers qui a reçu le nom de "commandes gouvernementales" Je ne pense pas qu'il existe un seul ouvriers qui, à un moment ou un autre, n'ait pas travaillé à ces "commandes gouvernementales". Il était devenu courant et même normal de voir un ouvrier fabriquer quelques pour lui durant les heures de travail. des centaines de milliers d'ouvriers ont fait des bagues, des cadenas, des outils, des bricoles. Si le contremaitre ou un chef survenait et demandait: " qu'est ce que vous êtes en train de faire?". La réponse était: " Commande gouvernementale". Beaucoup de jolies choses furent ainsi faites et les ouvriers se les montraient lus un les autres. Cette pratique se perpétua et il semble qu'elle doive rester acquise. L'expression de "commande gouvernementale" s'applique à tout travail que l'ouvrier peut faire pour son propre compte sur le temps de la compagnie. Il semble pourtant que les ouvriers aujourd'hui ne font pas preuve d'autant de patience qu'alors dans ce genre de travaux et qu'ils ont besoin de quelque chose de plus que ce dérivatif.
Ce n'est pas seulement pour le savoir faire que l'ouvrier désire être capable de faire beaucoup de choses. Un ouvrier parlera d'un autre en disant que celui là il sait faire de tout. Il aimerait bien être lui aussi en être capable mais même cela n'est pas suffisant.
A l'heure du repas on entend souvent les ouvriers discuter de la meilleure manière de faire un boulot de la première à la dernière opération. Ils parlent alors de la qualité de la matière qu'il convient d'utiliser, de comment faire telle ou telle opération sur telle ou telle machine plutôt qu'une autre, ainsi que des divers montages ou réglages. Mais jamais ils n'ont le pouvoir de décider du comment et du pourquoi de la production. Cependant s'ils ne peuvent pleinement utiliser les ressources de leur expérience le plus qu'ils peuvent.
Pour assurer la production, de nombreux ouvriers mettent au point des procédés ingénieux. Certains changent les jeux de roues lorsque le contremaitre n'est pas dans les environs. D'autres fabriquent des outils spéciaux ou font des montages particuliers sur leurs machines afin de se faciliter le travail. Ils gardent pour eux ces améliorations afin que la compagnie n'en profite pas. Parfois, ils s'entraident parfois ils ne le font pas.
L'autre jour mon voisin de machine imagina un système adroit permettant d'améliorer le rendement de sa bécane. Il tint à me le montrer et à m'expliquer ce qu'il avait fait. Il était satisfait de sa réussite et il était déçu que personne d'autre ne puisse l'admirer.
Les conducteurs de machines fonctionnant par coupement du métal ont souvent l'envie d'accélérer l'avancement et d'augmenter la profondeur des passes pour voir jusqu'où ils peuvent aller. Cela se passe couramment sur les tours, parallèles et verticaux etc. Moi-même j'ai bien souvent fait de même. Bien que l'on risque ainsi de casser quelque chose les ouvriers qui le tentent cherchent ce faisant à dominer leur machine.
Etant donné que les ouvriers n'ont pas la possibilité de donner libre cours à leur spontanéité créative à l'atelier, c'est en dehors de l'usine, chez eux, qu'ils cherchent à la satisfaire.
Nombreux sont les ouvriers qui cherchent à oublier la tension de l'usine, durant leurs heures de loisir, en travaillant sur leurs voitures. Ils les nettoient, et les astiquent, raccommodent les moteurs et les divers autres organes mécaniques. Les ouvriers passent aussi leur temps à peindre et à réparer leur maison.
Mais ici aussi ils sentent qu'il leur manque quelque chose. Il leur arrive d'abandonner le travail entrepris durant des semaines entières parce qu'ils y ont perdu tout intérêt et, à moins qu'ils ne s'y forcent, il demeure alors inachevé. De nombreux ouvriers confient à leurs camarades d'atelier : "Lorsque j'ai fini ma journée à l'usine, c'est pour remettre ça que je rentre à la maison."
Lorsqu'un ouvrier voit un nouveau modèle de machine, il l'observe avec des yeux de connaisseur. "Quelle bécane!" s'exclame-t-il . Son appréciation n'est pas fonction d'une évaluation monétaire, mais il en juge d'après ce qu'elle pourrait donner sous sa conduite à lui.
La communauté ouvrière
Personne n'échappe à la vie misérable de l'usine. Aussi lorsque des ouvriers geignent et se plaignent continuellement auprès de leurs camarades de travail, ceux-ci s'énervent. Les pleurnicheurs ne sont pas appréciés et on les évite autant que possible. Les ouviers leur disent : "Si tu as des réclamations à faire ne t'adresse pas à moi. Adresse-toi au patron."
Tout ouvriers capable respectera un autre ouvrier qui fait du bon travail. C'est de cette manière que se créé un sentiment de respect mutuel et d'appréciation réciproque. C'est là pour la communauté ouvrière une sorte de code non formulé.
Les ouvriers ont des procédés pour se mettre les uns les autres à l'épreuve. Parfois, durant une journée, on cherchera à embêtre un ouvrier; par exemple, en mettant du bleu sur sa machine, en l'arrêtant continuellement, en foutant la pagaille dans sa boite à outils, en cachant ses outils. On fait cela pour voir s'il ira pleurer auprès des chefs et s'il est un bon gars qui comprend la plaisanterie.
Souvent un ouvrier trouve satisfaction à venir travailler un jour où l'on s'attends pas à le voir venir. C'est de sont propre chef qu'il prend une telle décision, vu qu'il n'est pas tenu de venir ce jour-là. Ces ouvriers qui agissent ainsi prennent un certain plaisir à être venus spécialement s'il y a d'autres ouvriers qui, eux, sont absents. On remarque alors une certaine atmosphère de camaraderie et d'insouciance.
Dans chaque département, les ouvriers vont faire de temps à autre un tour aux lavabos pour fumer un peu ou se reposer un moment. Personne n'a jamais fixé une périodicité à ses déplacements, mets dans mon département, nous avons établi une sorte de tradition tacite en la matière. La journée est divisée en deux. Première cigarette à 10h du matin, seconde à 2h de l'après-midi. A de telles heures, on est sûr de trouver d'autres ouvriers et d'avoir de la compagnie pour qui parler avec.
Lorsqu'un ouvrier change d'usine, il est temporairement envahi par le sentiment d'être perdu et doutes de sa capacité de bien remplir son nouveau travail. Après une journée passée dans la nouvelle usine, au milieu des ouvriers qui le retrouve, sa confiance en lui-même et en ses capacités renait d'un seul coup.
Lorsqu'un malheur frappe en ouvrier : mort dans sa famille, maladie ou autre détresse personnelle, les ouvriers expriment leur compassion. Bien souvent, les mots seuls ne suffisent pas à apporter une consolation ; aussi l'ouvrier durant cherche à manifester la part qu il prend à ce malheur en aidant d'une manière ou d'une autre son camarade endeuillé. Lorsqu'un malheur frappe un ouvrier, il trouve un certain soulagement à l'usine loin de la tristesse de la maison.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire