Si l'harmonieux accord des
individus impliquait l'adoption par tous d'un credo unique, l'absence complète
d'opposition, il ne serait ni possible, ni souhaitable. Son avènement marquerait
la fin de tout effort nouveau vers plus de vérité, de toute tentative pour
améliorer notre situation et celle de nos semblables. Loin d'être un signe de
vitalité pour une science, 1'absence de discussions serait la preuve d'un
dangereux arrêt. Car ce qui scandalise les simples : les luttes sans cesse
renaissantes, les hypothèses d'un jour, constituent l'obligatoire rançon de
tout progrès. Pour rebâtir il faut abattre ; toute marche en avant demande que
l'on secoue le poids des conceptions qui paralysent, que l'on brise la chaîne
des traditions qui rivent au passé. Parce que d'une clairvoyance implacable, la
contradiction détournera encore des conclusions hâtives ou peu fondées,
fût-elle fausse, elle reste utile par les observations qu'elle provoque et les
travaux qu'elle fait naître. C'est à la suite d'une série de tâtonnements que
l'on atteint souvent la vérité. Dans l'ordre pratique, il est de même
indispensable qu'une opposition contrôle les dirigeants : l'âpreté des luttes
de partis est un signe de vitalité, non de décadence. En morale, le rôle des
novateurs hardis n'est pas moins essentiel ; à toutes les époques, ils furent
les pionniers de la justice et du droit. Si la foi, entendue dans le sens de
croyance irraisonnée, s'avère néfaste, c'est parce qu'elle nous détourne de
chercher à voir clair.
Mais qui dit opposition, ne
dit pas violences et outrages ; la discussion n'est en soi nullement exclusive
de l'esprit de fraternité. L' humble savoir de la raison a définitivement
vaincu l'orgueilleuse prétention des dogmes immuables : énoncer des vérités
définitives n'est qu'une preuve de vanité ou d'ignorance. Le charme est à
jamais rompu des croyances qui fournissaient le prétendu modèle d'un savoir qui
ne varie pas. Aussi la fraternité des cœurs est-elle conciliable avec l'âpre
souci d'un rigoureux contrôle des manifestations diverses de la pensée ou de
l'action. Ce n'est pas entre eux que luttent les chercheurs, c'est contre une
nature avare qui garde jalousement ses secrets ; et les constructeurs de la cité
future, même lorsque leurs vues diffèrent, peuvent tendre vers un but identique
: l'amélioration du genre humain. Lorsqu'elles s'accompagnent de sincérité, les
plus graves divergences d'idées s'harmonisent aisément dans une mutuelle
estime. La joie du succès ne légitime point une insolente superbe, ni le regret
d'un échec les mesquines rancunes de la jalousie. Malheureusement, l'opposition
prétendue des doctrines masque souvent une opposition d'intérêts. Certaines
sommités sécrètent la jalousie comme l'abeille distille le miel : seules leurs
idées sont bonnes et malheur au téméraire qui se permet d'en douter. On
prodiguera les insinuations malveillantes, sinon les injures, quand il s'agira
d'un égal, et l'on n'hésitera pas à briser sa carrière, si l'on est en présence
d'un inférieur. Pour laisser un nom, pour qu'on parle d'eux, les amateurs de
célébrité ne reculent devant aucun moyen : celui-ci vole, cet autre achète les
travaux d'un inconnu, un troisième utilise ses relations féminines pour être de
l'Institut ; des malades doivent leur mort aux expériences intéressées d'un
médecin, et des thèses sont refusées afin que le correcteur puisse traiter le
même sujet. Arriver, en passant sur des cadavres s'il le faut, voilà, résumées,
les aspirations de maints ambitieux. Dans le domaine des arts et des lettres,
la jalousie professionnelle s'avère de taille identique. Qu'un peintre, un acteur
glorifie ses collègues, c'est chose rarissime ; et nous comprenons mal la haine
que se vouent des créateurs de beauté d'un égal mérite. Un livre, supérieur par
le style ou la pensée, obtient malaisément les éloges des critiques en renom ;
s'il reste superficiel et ne porte ombrage à personne, beaucoup proclameront
que l'auteur a du génie. En politique, on est de l'opposition, non par souci de
la justice, d'ordinaire, mais parce qu'on n'a pas accès au râtelier
gouvernemental, ou parce qu'on ambitionne de jouer un rôle important. Même dans
les milieux d'avant-garde, les critiques ne sont pas toujours désintéressées ;
devant les succès du voisin, une jalousie haineuse s'empare de quelques esprits
; dès lors leur impartialité n'est qu'apparente ; ils veulent nuire, voilà leur
vrai but. Si la vie des précurseurs est parfois très pénihle, c'est fréquemment
à cause de ces haines tenaces et sourdes, qui ne désarment pas même devant la
mort. Cette opposition-là nous répugne profondément. –
L. BARBEDETTE.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire