vendredi 17 février 2023

L entretien infini de Maurice Blanchot

 "A quoi il faut ajouter que l’irresponsabilité de la rumeur – là où tout est dit, tout est entendu, incessamment et interminablement, sans que rien s’affirme, sans qu’il y ait réponse à rien – s’appesantit rapidement en donnant lieu à « l’opinion publique », mais seulement dans la mesure où ce qui se propage devient (avec quelle facilité) mouvement de propagande, c’est-à-dire par le passage de la rue au journal, du quotidien en perpétuel devenir au quotidien transcrit (je ne dis pas inscrit), informé, stabilisé, mis en valeur. Cette traduction modifie tout. Le quotidien est sans événement ; dans le journal, cette absence d’événement devient le drame du fait divers. Tout est quotidien, dans le quotidien ; dans le journal, tout quotidien est insolite, sublime, abominable. La rue n’est pas ostentatrice, les passants y passent inconnus, visibles-invisibles, ne représentant que la « beauté » anonyme des visages et la « vérité » anonyme des hommes essentiellement destinés à passer, sans vérité propre et sans traits distinctifs (dans la rue, lorsqu’on se rencontre, c’est toujours avec surprise et comme par erreur ; c’est qu’on ne s’y reconnaît pas ; il faut, pour aller au-devant l’un de l’autre, s’arracher d’abord à une existence sans identité). Or, dans le journal, tout s’annonce, tout se dénonce, tout se fait image4. Comment donc le non-ostentatoire de la rue devient-il, publié, l’ostentation constamment présente ? Cela n’est pas fortuit. On peut certes invoquer le renversement dialectique. On peut dire que le journal, incapable de saisir l’insignifiance du quotidien, n’en peut rendre sensible la valeur qu’en le déclarant sensationnel ; incapable d’en suivre le processus dans son inapparence, le saisit sous la forme dramatique du procès ; incapable d’atteindre ce qui n’appartient pas à l’historique mais qui est toujours sur le point de faire irruption dans l’histoire, s’en tient à l’anecdote et nous retient par des histoires – et ainsi, ayant remplacé le « Rien ne se passe » du quotidien par le vide du fait divers, il nous présente le « Quelque chose se passe » de la grande histoire au niveau de ce qu’il prétend être le journalier et qui n’est que l’anecdotique. Le journal n’est pas l’histoire sous l’espèce du quotidien et, dans le compromis qu’il nous offre, il trahit sans doute moins la réalité historique qu’il ne manque l’inqualifiable quotidien, ce présent sans particularités, qu’il s’ingénie en vain à qualifier, c’est-à-dire à affirmer et à transcrire." 

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