jeudi 23 février 2023

OPTIMISME encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


A l'opposé du pessimisme qui trouve l'univers mauvais, la vie indigne d'être vécue, l'optimisme estime l'existence bonne, le monde organisé de la meilleure façon possible. D'instinct, par tempérament, ou en raison de circonstances et de conditions de vie particulières, certains voient tout en rose, sont constamment satisfaits de leur sort, découvrent un bon côté même aux événements défavorables. Cet optimisme sentimental peut être un adjuvant utile pour l'action, lorsqu'il résulte soit d'une exubérance d'énergie physique, soit de la fermeté d'un vouloir que les obstacles ne découragent pas. Souvent, non toujours, il implique un profond égoïsme et une complète indifférence pour la douleur du reste des humains. Quant à l'optimisme béat, fruit de l'ignorance ou d'une incorrigible myopie mentale, il ne mérite pas d'être pris au sérieux. Aussi bien négligerons-nous systématiquement l'optimisme instinctif, pour traiter seulement de l'optimisme philosophique. Mais nous ne nions pas que, chez maints penseurs, les idées dérivent du tempérament, ni que les conditions sociales ou les événements de l'existence individuelle interviennent activement dans la production de bien des doctrines morales, religieuses et métaphysiques.

Intimement lié à celui de l'existence et de la nature de Dieu, le problème de l'optimisme fut, en général et d'une façon au moins indirecte, résolu par l'affirmative dans les principales métaphysiques anciennes. Avec le christianisme et la croyance en un dieu, tout ensemble souverainement puissant et souverainement bon, il devient particulièrement difficile d'expliquer l'existence du mal. Les Pères de l'Eglise s'y employèrent de leur mieux, sans accoucher d'autre chose que de niaiseries théologiques sur la désobéissance de nos premiers parents et le péché originel. Du point de vue philosophique, c'est chez saint Augustin que nous trouvons l'effort le plus sérieux pour donner une base rationnelle à l'optimisme chrétien. Afin de légitimer les crimes patents et quotidiens, dont se rend coupable la Providence, il ose déclarer que la souffrance et le mal ajoutent des charmes merveilleux à la beauté de l'univers. Tant pis pour les malheureux que dieu tourmente sur terre ou dans la rôtissoire infernale ! Jésus, que l'on ose appeler la bonté infinie, avait besoin, paraît-il, de larmes et de sanglots pour manifester sa gloire avec plus d'éclat. Et cette monstrueuse argumentation sera reprise par tous les penseurs chrétiens ! Dans la misère humaine, et dans les imperfections de l'univers, dieu trouve son compte, voilà ce que déclare catégoriquement saint Augustin : « S'il n'était pas bon que le mal lui-même se produisit, le Dieu bon, qui est tout-puissant, ne permettrait pas ce mal : il lui est, certes, facile de faire ce qu'il veut ; mais il lui est également facile de ne pas permettre ce dont il ne veut pas l'existence. » Notre misère étant utile au créateur, comme les ombres sont utiles dans un tableau, nous aurions tort, paraît-il, de nous plaindre : « Rapportez toutes choses à la perfection de l'univers, et vous verrez que, si chacune d'elles est plus ou moins lumineuse que les autres, le total y gagne un plus parfait éclat ». Suivent des couplets sur l'impossibilité, pour notre faible intelligence, de comprendre comment dieu reste juste et bon tout en étant si cruel : « Parce qu'elle est plus haute que la justice humaine, la justice de Dieu est aussi plus inscrutable. Pensez à cela et ne comparez pas Dieu exerçant la justice, aux hommes exerçant la justice ; Dieu est certainement juste, même lorsqu'il fait ce qui paraît injuste aux hommes, et ce que l'homme ne pourrait faire sans injustice ». Pour se dispenser de fournir des explications impossibles, saint Augustin se borne, selon une habitude chère aux théologiens catholiques, à invoquer l'impénétrable opacité des divins mystères. Et sans vergogne, il ose conclure : « A quelque supposition que notre pensée s'arrête, elle trouve qu'il faut toujours louer Dieu, le créateur très bon et I'organisateur très juste de tout ce qui existe ».

Mêmes sophismes chez saint Thomas-d'Aquin, le chef incontesté des scolastiques. Il estime que la Providence a tout disposé de si harmonieuse façon que le monde peut être considéré comme parfait, non au sens absolu, mais en ce sens qu'il est la très fidèle expression des desseins du créateur, desseins admirables autant par la magnificence de l'exécution que par la sagesse de la conception. Pour l'Aquinate, comme pour l'évêque d'Hippone, dieu fait bon marché des individus et ne s'intéresse qu'à l'ensemble. Ce qui suffit, pense-t-il, à justifier l'existence du mal : « Dieu fait ce qu'il y a de mieux pour l'ensemble, mais non ce qu'il y a de mieux pour chaque partie, à moins que les parties ne soient considérées dans leur rapport avec le tout. Or, le tout, c'est-à-dire l'universalité des créatures, est meilleur et plus parfait s'il renferme des êtres qui puissent s'écarter du bien, et qui en effet s'en écartent avec la permission de Dieu, qui leur a laissé la liberté ». Il ajoute ailleurs : « La perfection de l'univers demande qu'il y ait de l'inégalité parmi les êtres, afin que tous les degrés de la perfection soient reproduits. Or, c'est un degré de la perfection qu'il y ait des êtres si excellents qu'ils ne puissent jamais défaillir. Et c'est un autre degré de la perfection qu'il y en ait qui puissent s'écarter du bien. La nature nous offre elle-même ce spectacle dans le domaine de l'être ; car il y a des êtres qui ne peuvent perdre l'existence, étant incorruptibles de leur nature ; et il y en a qui peuvent la perdre, étant sujets à la corruption. Si donc la perfection de l'univers demandait qu'il y eût non seulement des êtres incorruptibles, mais encore des êtres corruptibles, elle demandait pareillement qu'il y en eût de capables de s'écarter du bien ». Avec cynisme, l'Ange de l'Ecole déclare même : « Il y aurait une foule de biens anéantis si Dieu ne permettait pas au mal d'exister. La mort des animaux dévorés par le lion est ce qui le fait vivre ; de même, sans la persécution des tyrans, nous ne serions pas témoins de la patience des martyrs ». Ce qui n'empêche point le même Thomas de proclamer dieu infiniment bon ! On ne saurait pousser plus loin l'inconscience ou la mauvaise foi.

Au XVIIème siècle, Malebranche, un autre optimiste fameux, reconnaîtra que dieu est égoïste au suprême degré, et que son univers, excellent pour lui-même, ne l'est pas toujours pour ses créatures. L'être infiniment parfait, déclare-t-il, s'aime invinciblement lui-même plus que tout le reste ; il n'aime rien que par rapport à lui et n'a jamais, lorsqu'il agit, d'autres fins que lui-même. En dieu « tout autre amour que l'amour-propre serait déréglé ». Ne devant songer qu'à sa gloire, le créateur produit le monde le plus parfait possible : « La sagesse de Dieu lui défend de prendre de tous les desseins possibles celui qui n'est pas le plus sage. L'amour qu'il se porte à lui-même ne lui permet pas de choisir celui qui ne l'honore pas le plus ». Mais c'est moins la perfection de l'univers, en elle-même, que la manière dont cette perfection est obtenue qu'il faut considérer. « Non content que l'univers l'honore par son excellence et sa beauté, Dieu veut que ses voies le glorifient par leur simplicité, leur fécondité, leur universalité, par tous les caractères qui expriment des qualités qu'il se glorifie de posséder. » Malebranche écrit ailleurs : « Un monde plus parfait, mais produit par des voies moins fécondes et moins simples, ne porterait pas tant que le nôtre le caractère des attributs divins. Voilà pourquoi le monde est rempli d'impies, de monstres, de désordres de toutes façons. Dieu pourrait convertir tous les hommes, empêcher tous les désordres : mais il ne doit pas pour cela troubler la simplicité et l'uniformité de sa conduite, car il doit l'honorer par la sagesse de ses voies, aussi bien que par la perfection de ses créatures. » En d'autres termes, par orgueil, par amour-propre, afin que la gloire resplendisse davantage, dieu sacrifie impitoyablement les malheureuses créatures qui lui doivent l'existence. Et Malebranche estime, en bon chrétien, qu'on aurait tort de le regretter. Ajoutons que, gràce à l'Incarnation du Christ, le tout-puissant a trouvé moyen d'élever l'univers jusqu'à lui, de le rendre divin : « L'Incarnation du Verbe est le premier et le principal des desseins de Dieu : c'est ce qui justifie sa conduite ». « Je prétends, écrira encore le philosophe oratorien, que c'est à cause de Jésus-Christ que le monde subsiste et qu'il n'y a rien de beau, rien qui soit agréable aux yeux de Dieu que ce qui a rapport à son Fils bien-aimé. » Il en donne la raison : « Car enfin l'Univers, quelque grand, quelque parfait qu'i1 puisse être, tant qu'il sera fini, il sera indigne de l'action d'un Dieu, dont le prix est infini ». On le voit, l'optimisme de Malebranche n'a rien de consolateur pour le genre humain ; il sacrifie les individus à la vanité du tout-puissant.

Celui de Leibniz est moins cruel, sans être plus solide. Ses raisonnements ont des allures rationnelles, mais demeurent au fond imprégnés de préjugés théologiques. « Je ne saurais, déclare Leibniz, approuver l'opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment que ce que Dieu fait n'est pas de la dernière perfection, et qu'il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout à fait contraires à la gloire de Dieu. » Si, entre une infinité de mondes possibles, le créateur a réalisé celui que nous observons, il avait une raison déterminante de ce choix, « et cette raison, on ne peut la trouver que dans les degrés de perfection propres à chacun de ces mondes, puisque tout être possible a un droit à prétendre à l'existence proportionné à la mesure de perfection qu'il enveloppe ». En conséquence, « Dieu a choisi le monde le plus parfait, c'est-à-dire qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes ». Quant au mal, cette pierre d'achoppement des systèmes optimistes, Leibniz en distingue trois sortes : le mal métaphysique, c'est-à-dire l'imperfection de l'être créé ; le mal physique, qui se ramène à la souffrance ; le mal moral, ou péché. Or le mal du premier genre est fatal, puisque « Dieu ne pouvait pas donner tout à une créature sans en faire un Dieu ». L'imperfection, la limitation découlent nécessairement de la qualité de créature ; et ce mal, que dieu même ne saurait faire disparaître, explique déjà en partie les deux autres. D'ailleurs la souffrance, ou peine physique, a un domaine fort restreint, d'après Leibniz : « Si nous n'avions point la connaissance de la vie future, il se trouverait peu de personnes qui ne fussent contentes, à l'article de la mort, de reprendre la vie, à condition de repasser par la rnême valeur des biens et des maux, pourvu surtout que ce ne fût point par la même espèce : on se contenterait de varier, sans exiger une meilleure condition que celle où l'on avait été ». Et puis, par contraste, la douleur devient une source de joie : « Un peu d'acide, d'âcre ou d'amer, plaît souvent mieux que du sucre ; les ombres rehaussent les couleurs, et même une dissonance placée où il faut donne du relief à l'harmonie. Nous voulons être effrayés par des danseurs de corde qui sont sur le point de tomber, et nous voulons que les tragédies nous fassent presque pleurer. Goûte-t-on assez la santé et rend-on assez grâce à Dieu sans jamais avoir été malade ? Et ne faut-il pas, le plus souvent, qu'un peu de mal rende le bien plus sensible, c'est-à-dire plus grand ? » Ajoutons que la faiblesse de notre esprit et la courte durée de notre existence terrestre ne nous permettent pas de voir assez loin. « Le remède est tout prêt dans l'autre vie, et nous ne devons point murmurer contre un petit délai que la sagesse suprême a trouvé bon d'imposer aux hommes. » Naturellement, une explication différente s'impose lorsqu'il s'agit du mal moral, du péché, puisque dieu même s'en doit offusquer. Pour Leibniz, le créateur est cause de ce qu'il y a de matériel, de positif dans nos actes, non de ce qu'il y a de négatif, de formel. « Dieu est la cause de la perfection dans la nature et dans les actions de la créature, mais la limitation de la réceptivité de la créature est la cause des défauts qu'il y a dans son action. » Le tout-puissant ne veut pas directement le péché, il le permet seulement ; par une volonté antécédente, il tend vers tout bien en tant que bien, mais le succès n'appartient qu'à la volonté conséquente, « comme, dans la mécanique, le mouvement composé résulte de toutes les tendances qui concourent dans un même mobile et satisfait également à chacune, autant qu'il est possible de faire tout à la fois ». Tant mieux pour qui se satisfait de pareilles explications ! Le grand tort de Leibniz, comme de ses prédécesseurs, c'est de nager dans un pathos métaphysique, de se gargariser avec des mots, d'invoquer l'action de dieu, ce pantin inconsistant. Dans Candide, Voltaire couvre, avec raison, d'un ridicule inoubliable l'optimisme des penseurs chrétiens.

Condorcet eut le mérite de se cantonner dans le plan terrestre, en négligeant les fables théologiques. C'est sur un fait, qu'il croit incontestable, la perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine, qu'il fonde son optimisme rationnel : « Si le perfectionnement indéfini de notre espèce, écrit-il, est, comme je le crois, une loi générale de la nature, l'homme ne doit pas se regarder comme un être borné à une existence passagère et isolée, destiné à s'évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même, de bien et de mal pour ceux que le hasard a placés près de lui : il devient une partie active du grand tout et le coopérateur d'un ouvrage éternel. Dans une existence d'un moment sur un point de l'espace, il peut, par ses travaux, embrasser tous les lieux, se lier à tous les siècles et agir encore longtemps après que sa mémoire a disparu de la terre ». Non sans raison, l'on reproche à Condorcet d'avoir négligé l'exactitude méthodique, la rigueur et la précision qu'exige le savoir positif. S'il a déserté les cieux, il s'attarde encore dans les nuages de l'abstraction et de l'idéologie. Nous voulons aujourd'hui qu'une part plus large soit faite à l'observation, à l'expérience ; nous écartons toute hypothèse n'ayant pour base que des suppositions non contrôlées. Comme les autres problèmes métaphysiques, celui de l'optimisme relève de la science expérimentale ; l'inconnaissable, imaginé par les positivistes, est un mythe que les penseurs contemporains ont trop longtemps pris au sérieux. Poussées assez loin, les mathématiques, la physique, la biologie, etc ... se confondent avec la philosophie et fournissent des solutions aux problèmes transcendantaux.

De ce point de vue, il est encore impossible d'affirmer que les pessimistes ont tort, que les optimistes ont raison. Néanmoins, je dois reconnaître, malgré les tendances pessimistes de mon caractère, que la science actuelle favorise un optimisme relatif, du moins en ce qui concerne l'espèce. Que 1es individus s'y résignent, longtemps la mort restera l'ultime fin de leurs agitations ! Mais, grâce à la science, nos descendants parviendront à un degré de puissance que nous entrevoyons à peine. Dans deux études, Face à l'Eternité, Vouloir et Destin, j'ai montré que la destruction de notre globe n'impliquerait peut-être pas la disparition de nos descendants, ni surtout du savoir que les hommes auront accumulé. « Pour ces derniers, l'heure viendra de monter à l'assaut des étoiles, d'explorer l'univers, à la recherche de planètes sœurs, au sol neuf, à l'atmosphère vierge, aux luxuriantes végétations ... Rêve fou, impossible chimère ! dira-t-on. Projet réalisable, assurent des savants très positifs. La superposition de fusées à tir successif ou des machines non encore inventées permettront un jour, de se rire des lois de l'universelle gravitation. Nous savons que les ondes électriques sillonnent les espaces interplanétaires ; d'où l'idée de correspondre avec Mars par télégraphie sans fil. Mais il faudrait que l'habitent des êtres parents de l'homme dont la civilisation fût assez haute, les récepteurs assez puissants pour que nos messages leur devinssent accessibles. Peut-être les échanges, rendus faciles entre les terres peuplées d'espèces raisonnables, doivent-ils aboutir, plus tard, à un savoir qui, émigrant d'astre en astre, connaîtra l'immortalité. Malgré la mort, lente ou brusque, de notre globe et des autres, à tour de rôle, un trésor intangible de vérités supérieures se transmettrait de monde à monde, procurant à ses détenteurs une incommensurable puissance. Et rien n'assure que la raison n'arriverait point à guider les astres, dans leur course inconsciente à travers l'espace et le temps. Au jeu aveugle des forces cosmiques serait substituée la finalité éclose dans le cerveau d'êtres intelligents, dans celui des hommes, si notre espèce se montre digne d'une mission jadis réservée à Dieu. » Pour un avenir très lointain certes, il n'est même pas impossible que les hommes parviennent à vaincre la mort. « A condition bien entendu qu'ils acceptent ce cadeau, probablement indésirable, une vie sans fin. Si l'existence nous paraît si belle, c'est qu'elle doit avoir un terme et que nous le savons ; dans la volupté de vivre, la pensée de la mort entre pour une large part ; bien vite nous serions las de tout, dégoûtés de nous-mêmes, je le crains, sans la perpective d'un trépas qui pourtant nous effraye. Aux yeux du biologiste, l'immortalité semble normale chez les êtres unicellulaires, dont la division indéfinie ne laisse aucun cadavre après elle. Pourquoi la cellule cesserait-elle de posséder une immortalité, au moins potentielle, dans les organismes supérieurs ? En fait, chez les animaux les plus perf'ectionnés, même chez l'homme, des cellules subsistent qui conservent l'aptitude à la croissance et à la multiplication indéfinie ; ce sont les cellules sexuelles, ces éternels portevies. » A notre espèce, tous les espoirs sont permis.

- L. BARBEDETTE

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