A l'opposé du pessimisme qui
trouve l'univers mauvais, la vie indigne d'être vécue, l'optimisme estime
l'existence bonne, le monde organisé de la meilleure façon possible.
D'instinct, par tempérament, ou en raison de circonstances et de conditions de vie
particulières, certains voient tout en rose, sont constamment satisfaits de
leur sort, découvrent un bon côté même aux événements défavorables. Cet
optimisme sentimental peut être un adjuvant utile pour l'action, lorsqu'il
résulte soit d'une exubérance d'énergie physique, soit de la fermeté d'un
vouloir que les obstacles ne découragent pas. Souvent, non toujours, il
implique un profond égoïsme et une complète indifférence pour la douleur du
reste des humains. Quant à l'optimisme béat, fruit de l'ignorance ou d'une
incorrigible myopie mentale, il ne mérite pas d'être pris au sérieux. Aussi
bien négligerons-nous systématiquement l'optimisme instinctif, pour traiter
seulement de l'optimisme philosophique. Mais nous ne nions pas que, chez maints
penseurs, les idées dérivent du tempérament, ni que les conditions sociales ou
les événements de l'existence individuelle interviennent activement dans la
production de bien des doctrines morales, religieuses et métaphysiques.
Intimement lié à celui de
l'existence et de la nature de Dieu, le problème de l'optimisme fut, en général
et d'une façon au moins indirecte, résolu par l'affirmative dans les
principales métaphysiques anciennes. Avec le christianisme et la croyance en un
dieu, tout ensemble souverainement puissant et souverainement bon, il devient
particulièrement difficile d'expliquer l'existence du mal. Les Pères de
l'Eglise s'y employèrent de leur mieux, sans accoucher d'autre chose que de
niaiseries théologiques sur la désobéissance de nos premiers parents et le
péché originel. Du point de vue philosophique, c'est chez saint Augustin que
nous trouvons l'effort le plus sérieux pour donner une base rationnelle à
l'optimisme chrétien. Afin de légitimer les crimes patents et quotidiens, dont
se rend coupable la Providence, il ose déclarer que la souffrance et le mal
ajoutent des charmes merveilleux à la beauté de l'univers. Tant pis pour les
malheureux que dieu tourmente sur terre ou dans la rôtissoire infernale !
Jésus, que l'on ose appeler la bonté infinie, avait besoin, paraît-il, de
larmes et de sanglots pour manifester sa gloire avec plus d'éclat. Et cette
monstrueuse argumentation sera reprise par tous les penseurs chrétiens ! Dans
la misère humaine, et dans les imperfections de l'univers, dieu trouve son
compte, voilà ce que déclare catégoriquement saint Augustin : « S'il n'était
pas bon que le mal lui-même se produisit, le Dieu bon, qui est tout-puissant,
ne permettrait pas ce mal : il lui est, certes, facile de faire ce qu'il veut ;
mais il lui est également facile de ne pas permettre ce dont il ne veut pas
l'existence. » Notre misère étant utile au créateur, comme les ombres sont
utiles dans un tableau, nous aurions tort, paraît-il, de nous plaindre : «
Rapportez toutes choses à la perfection de l'univers, et vous verrez que, si
chacune d'elles est plus ou moins lumineuse que les autres, le total y gagne un
plus parfait éclat ». Suivent des couplets sur l'impossibilité, pour notre
faible intelligence, de comprendre comment dieu reste juste et bon tout en
étant si cruel : « Parce qu'elle est plus haute que la justice humaine, la
justice de Dieu est aussi plus inscrutable. Pensez à cela et ne comparez pas
Dieu exerçant la justice, aux hommes exerçant la justice ; Dieu est
certainement juste, même lorsqu'il fait ce qui paraît injuste aux hommes, et ce
que l'homme ne pourrait faire sans injustice ». Pour se dispenser de fournir
des explications impossibles, saint Augustin se borne, selon une habitude chère
aux théologiens catholiques, à invoquer l'impénétrable opacité des divins
mystères. Et sans vergogne, il ose conclure : « A quelque supposition que notre
pensée s'arrête, elle trouve qu'il faut toujours louer Dieu, le créateur très
bon et I'organisateur très juste de tout ce qui existe ».
Mêmes sophismes chez saint
Thomas-d'Aquin, le chef incontesté des scolastiques. Il estime que la
Providence a tout disposé de si harmonieuse façon que le monde peut être
considéré comme parfait, non au sens absolu, mais en ce sens qu'il est la très
fidèle expression des desseins du créateur, desseins admirables autant par la
magnificence de l'exécution que par la sagesse de la conception. Pour
l'Aquinate, comme pour l'évêque d'Hippone, dieu fait bon marché des individus
et ne s'intéresse qu'à l'ensemble. Ce qui suffit, pense-t-il, à justifier
l'existence du mal : « Dieu fait ce qu'il y a de mieux pour l'ensemble, mais
non ce qu'il y a de mieux pour chaque partie, à moins que les parties ne soient
considérées dans leur rapport avec le tout. Or, le tout, c'est-à-dire
l'universalité des créatures, est meilleur et plus parfait s'il renferme des
êtres qui puissent s'écarter du bien, et qui en effet s'en écartent avec la
permission de Dieu, qui leur a laissé la liberté ». Il ajoute ailleurs : « La
perfection de l'univers demande qu'il y ait de l'inégalité parmi les êtres,
afin que tous les degrés de la perfection soient reproduits. Or, c'est un degré
de la perfection qu'il y ait des êtres si excellents qu'ils ne puissent jamais
défaillir. Et c'est un autre degré de la perfection qu'il y en ait qui puissent
s'écarter du bien. La nature nous offre elle-même ce spectacle dans le domaine
de l'être ; car il y a des êtres qui ne peuvent perdre l'existence, étant
incorruptibles de leur nature ; et il y en a qui peuvent la perdre, étant
sujets à la corruption. Si donc la perfection de l'univers demandait qu'il y
eût non seulement des êtres incorruptibles, mais encore des êtres corruptibles,
elle demandait pareillement qu'il y en eût de capables de s'écarter du bien ».
Avec cynisme, l'Ange de l'Ecole déclare même : « Il y aurait une foule de biens
anéantis si Dieu ne permettait pas au mal d'exister. La mort des animaux
dévorés par le lion est ce qui le fait vivre ; de même, sans la persécution des
tyrans, nous ne serions pas témoins de la patience des martyrs ». Ce qui
n'empêche point le même Thomas de proclamer dieu infiniment bon ! On ne saurait
pousser plus loin l'inconscience ou la mauvaise foi.
Au XVIIème siècle,
Malebranche, un autre optimiste fameux, reconnaîtra que dieu est égoïste au
suprême degré, et que son univers, excellent pour lui-même, ne l'est pas
toujours pour ses créatures. L'être infiniment parfait, déclare-t-il, s'aime
invinciblement lui-même plus que tout le reste ; il n'aime rien que par rapport
à lui et n'a jamais, lorsqu'il agit, d'autres fins que lui-même. En dieu « tout
autre amour que l'amour-propre serait déréglé ». Ne devant songer qu'à sa
gloire, le créateur produit le monde le plus parfait possible : « La sagesse de
Dieu lui défend de prendre de tous les desseins possibles celui qui n'est pas
le plus sage. L'amour qu'il se porte à lui-même ne lui permet pas de choisir
celui qui ne l'honore pas le plus ». Mais c'est moins la perfection de
l'univers, en elle-même, que la manière dont cette perfection est obtenue qu'il
faut considérer. « Non content que l'univers l'honore par son excellence et sa
beauté, Dieu veut que ses voies le glorifient par leur simplicité, leur
fécondité, leur universalité, par tous les caractères qui expriment des
qualités qu'il se glorifie de posséder. » Malebranche écrit ailleurs : « Un
monde plus parfait, mais produit par des voies moins fécondes et moins simples,
ne porterait pas tant que le nôtre le caractère des attributs divins. Voilà
pourquoi le monde est rempli d'impies, de monstres, de désordres de toutes
façons. Dieu pourrait convertir tous les hommes, empêcher tous les désordres :
mais il ne doit pas pour cela troubler la simplicité et l'uniformité de sa
conduite, car il doit l'honorer par la sagesse de ses voies, aussi bien que par
la perfection de ses créatures. » En d'autres termes, par orgueil, par
amour-propre, afin que la gloire resplendisse davantage, dieu sacrifie
impitoyablement les malheureuses créatures qui lui doivent l'existence. Et
Malebranche estime, en bon chrétien, qu'on aurait tort de le regretter.
Ajoutons que, gràce à l'Incarnation du Christ, le tout-puissant a trouvé moyen
d'élever l'univers jusqu'à lui, de le rendre divin : « L'Incarnation du Verbe
est le premier et le principal des desseins de Dieu : c'est ce qui justifie sa
conduite ». « Je prétends, écrira encore le philosophe oratorien, que c'est à
cause de Jésus-Christ que le monde subsiste et qu'il n'y a rien de beau, rien
qui soit agréable aux yeux de Dieu que ce qui a rapport à son Fils bien-aimé. »
Il en donne la raison : « Car enfin l'Univers, quelque grand, quelque parfait
qu'i1 puisse être, tant qu'il sera fini, il sera indigne de l'action d'un Dieu,
dont le prix est infini ». On le voit, l'optimisme de Malebranche n'a rien de
consolateur pour le genre humain ; il sacrifie les individus à la vanité du
tout-puissant.
Celui de Leibniz est moins
cruel, sans être plus solide. Ses raisonnements ont des allures rationnelles,
mais demeurent au fond imprégnés de préjugés théologiques. « Je ne saurais,
déclare Leibniz, approuver l'opinion de quelques modernes qui soutiennent
hardiment que ce que Dieu fait n'est pas de la dernière perfection, et qu'il
aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont
tout à fait contraires à la gloire de Dieu. » Si, entre une infinité de mondes
possibles, le créateur a réalisé celui que nous observons, il avait une raison
déterminante de ce choix, « et cette raison, on ne peut la trouver que dans les
degrés de perfection propres à chacun de ces mondes, puisque tout être possible
a un droit à prétendre à l'existence proportionné à la mesure de perfection
qu'il enveloppe ». En conséquence, « Dieu a choisi le monde le plus parfait,
c'est-à-dire qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus
riche en phénomènes ». Quant au mal, cette pierre d'achoppement des systèmes
optimistes, Leibniz en distingue trois sortes : le mal métaphysique, c'est-à-dire
l'imperfection de l'être créé ; le mal physique, qui se ramène à la souffrance
; le mal moral, ou péché. Or le mal du premier genre est fatal, puisque « Dieu
ne pouvait pas donner tout à une créature sans en faire un Dieu ».
L'imperfection, la limitation découlent nécessairement de la qualité de
créature ; et ce mal, que dieu même ne saurait faire disparaître, explique déjà
en partie les deux autres. D'ailleurs la souffrance, ou peine physique, a un
domaine fort restreint, d'après Leibniz : « Si nous n'avions point la
connaissance de la vie future, il se trouverait peu de personnes qui ne fussent
contentes, à l'article de la mort, de reprendre la vie, à condition de repasser
par la rnême valeur des biens et des maux, pourvu surtout que ce ne fût point par
la même espèce : on se contenterait de varier, sans exiger une meilleure
condition que celle où l'on avait été ». Et puis, par contraste, la douleur
devient une source de joie : « Un peu d'acide, d'âcre ou d'amer, plaît souvent
mieux que du sucre ; les ombres rehaussent les couleurs, et même une dissonance
placée où il faut donne du relief à l'harmonie. Nous voulons être effrayés par
des danseurs de corde qui sont sur le point de tomber, et nous voulons que les
tragédies nous fassent presque pleurer. Goûte-t-on assez la santé et rend-on
assez grâce à Dieu sans jamais avoir été malade ? Et ne faut-il pas, le plus
souvent, qu'un peu de mal rende le bien plus sensible, c'est-à-dire plus grand
? » Ajoutons que la faiblesse de notre esprit et la courte durée de notre
existence terrestre ne nous permettent pas de voir assez loin. « Le remède est
tout prêt dans l'autre vie, et nous ne devons point murmurer contre un petit
délai que la sagesse suprême a trouvé bon d'imposer aux hommes. »
Naturellement, une explication différente s'impose lorsqu'il s'agit du mal
moral, du péché, puisque dieu même s'en doit offusquer. Pour Leibniz, le
créateur est cause de ce qu'il y a de matériel, de positif dans nos actes, non
de ce qu'il y a de négatif, de formel. « Dieu est la cause de la perfection
dans la nature et dans les actions de la créature, mais la limitation de la
réceptivité de la créature est la cause des défauts qu'il y a dans son action.
» Le tout-puissant ne veut pas directement le péché, il le permet seulement ; par
une volonté antécédente, il tend vers tout bien en tant que bien, mais le
succès n'appartient qu'à la volonté conséquente, « comme, dans la mécanique, le
mouvement composé résulte de toutes les tendances qui concourent dans un même
mobile et satisfait également à chacune, autant qu'il est possible de faire
tout à la fois ». Tant mieux pour qui se satisfait de pareilles explications !
Le grand tort de Leibniz, comme de ses prédécesseurs, c'est de nager dans un
pathos métaphysique, de se gargariser avec des mots, d'invoquer l'action de
dieu, ce pantin inconsistant. Dans Candide, Voltaire couvre, avec raison, d'un
ridicule inoubliable l'optimisme des penseurs chrétiens.
Condorcet eut le mérite de
se cantonner dans le plan terrestre, en négligeant les fables théologiques.
C'est sur un fait, qu'il croit incontestable, la perfectibilité indéfinie de
l'espèce humaine, qu'il fonde son optimisme rationnel : « Si le
perfectionnement indéfini de notre espèce, écrit-il, est, comme je le crois,
une loi générale de la nature, l'homme ne doit pas se regarder comme un être borné
à une existence passagère et isolée, destiné à s'évanouir après une alternative
de bonheur et de malheur pour lui-même, de bien et de mal pour ceux que le
hasard a placés près de lui : il devient une partie active du grand tout et le
coopérateur d'un ouvrage éternel. Dans une existence d'un moment sur un point
de l'espace, il peut, par ses travaux, embrasser tous les lieux, se lier à tous
les siècles et agir encore longtemps après que sa mémoire a disparu de la terre
». Non sans raison, l'on reproche à Condorcet d'avoir négligé l'exactitude
méthodique, la rigueur et la précision qu'exige le savoir positif. S'il a
déserté les cieux, il s'attarde encore dans les nuages de l'abstraction et de
l'idéologie. Nous voulons aujourd'hui qu'une part plus large soit faite à
l'observation, à l'expérience ; nous écartons toute hypothèse n'ayant pour base
que des suppositions non contrôlées. Comme les autres problèmes métaphysiques,
celui de l'optimisme relève de la science expérimentale ; l'inconnaissable,
imaginé par les positivistes, est un mythe que les penseurs contemporains ont
trop longtemps pris au sérieux. Poussées assez loin, les mathématiques, la
physique, la biologie, etc ... se confondent avec la philosophie et fournissent
des solutions aux problèmes transcendantaux.
De ce point de vue, il est
encore impossible d'affirmer que les pessimistes ont tort, que les optimistes
ont raison. Néanmoins, je dois reconnaître, malgré les tendances pessimistes de
mon caractère, que la science actuelle favorise un optimisme relatif, du moins
en ce qui concerne l'espèce. Que 1es individus s'y résignent, longtemps la mort
restera l'ultime fin de leurs agitations ! Mais, grâce à la science, nos
descendants parviendront à un degré de puissance que nous entrevoyons à peine.
Dans deux études, Face à l'Eternité, Vouloir et Destin, j'ai montré que la
destruction de notre globe n'impliquerait peut-être pas la disparition de nos
descendants, ni surtout du savoir que les hommes auront accumulé. « Pour ces
derniers, l'heure viendra de monter à l'assaut des étoiles, d'explorer
l'univers, à la recherche de planètes sœurs, au sol neuf, à l'atmosphère
vierge, aux luxuriantes végétations ... Rêve fou, impossible chimère !
dira-t-on. Projet réalisable, assurent des savants très positifs. La superposition
de fusées à tir successif ou des machines non encore inventées permettront un
jour, de se rire des lois de l'universelle gravitation. Nous savons que les
ondes électriques sillonnent les espaces interplanétaires ; d'où l'idée de
correspondre avec Mars par télégraphie sans fil. Mais il faudrait que
l'habitent des êtres parents de l'homme dont la civilisation fût assez haute,
les récepteurs assez puissants pour que nos messages leur devinssent
accessibles. Peut-être les échanges, rendus faciles entre les terres peuplées
d'espèces raisonnables, doivent-ils aboutir, plus tard, à un savoir qui,
émigrant d'astre en astre, connaîtra l'immortalité. Malgré la mort, lente ou
brusque, de notre globe et des autres, à tour de rôle, un trésor intangible de
vérités supérieures se transmettrait de monde à monde, procurant à ses
détenteurs une incommensurable puissance. Et rien n'assure que la raison
n'arriverait point à guider les astres, dans leur course inconsciente à travers
l'espace et le temps. Au jeu aveugle des forces cosmiques serait substituée la
finalité éclose dans le cerveau d'êtres intelligents, dans celui des hommes, si
notre espèce se montre digne d'une mission jadis réservée à Dieu. » Pour un
avenir très lointain certes, il n'est même pas impossible que les hommes
parviennent à vaincre la mort. « A condition bien entendu qu'ils acceptent ce
cadeau, probablement indésirable, une vie sans fin. Si l'existence nous paraît
si belle, c'est qu'elle doit avoir un terme et que nous le savons ; dans la
volupté de vivre, la pensée de la mort entre pour une large part ; bien vite
nous serions las de tout, dégoûtés de nous-mêmes, je le crains, sans la
perpective d'un trépas qui pourtant nous effraye. Aux yeux du biologiste,
l'immortalité semble normale chez les êtres unicellulaires, dont la division
indéfinie ne laisse aucun cadavre après elle. Pourquoi la cellule
cesserait-elle de posséder une immortalité, au moins potentielle, dans les
organismes supérieurs ? En fait, chez les animaux les plus perf'ectionnés, même
chez l'homme, des cellules subsistent qui conservent l'aptitude à la croissance
et à la multiplication indéfinie ; ce sont les cellules sexuelles, ces éternels
portevies. » A notre espèce, tous les espoirs sont permis.
- L. BARBEDETTE
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