"Paul, le lagerâltester (c'était une coutume du camp de s'appeler par son prénom. On appelait aussi Fritz uniquement par son prénom. On ne connaissait d'ailleurs pas son nom.Je n'ai jamais échappé à la honte d'appeler un type comme Fritz par son prénom. C'était comme si je me chargeais d'une requête de sympathie, comme sije témoignais ainsi d'un souci et presque d'une obligation naturelle que j'aurais eu à le connaître intimement, fraternellement. Appeler ainsi celui qui n'avait pour fonction que de schlaguer et, plus tard, de tuer, donnait le ton de l'hypocrisie substantielle des rapports qui existaient entre ces kapos et nous. Alle Kameraden, disaient nos kapos. Nous sommes tous des sujets du camp de concentration, tous des camarades. Celui qui me tue est mon camarade), Paul s'était fait aménager dans les nouvelles baraques un véritable studio, avec un divan, la radio, des livres. Il mangeait somptueusement. Il était servi par un détenu polonais. Il était très élégant et changeait souvent de vêtements. C'était le seigneur du kommando. Il recevait l'aristocratie dans son studio et notamment le stubendienst français droit commun. "
"Sans lunettes, j'y voyais très mal. J'étais cependant obligé de travailler à l'usine. Les coups de Pieds-Plats m'arrivaient dessus, je ne pouvais rien parer. Je me suis décidé à aller au bureau du lageraltester pour demander si je ne pourrais pas avoir une paire de lunettes. Il y avait là Lucien, un secrétaire tchèque, Paul et un interprète belge. Je me suis adressé au Tchèque. Il faisait frire des patates; il Y avait une odeur terrible, mais, ici, personne n'y prenait garde, ne regardait le poêle. Quand je me suis approché, le Tchèque a relevé la tête, et je lui ai raconté mon histoire de lunettes. Il l'a consignée par écrit et m'a fait signer. Le gros kapo Ernst est arrivé à ce moment-là, et, me voyant, il a demandé à lire le papier. Il y était indiqué que mes lunettes avaient été cassées par un coup de poing du meister; il a ri et a dit au Tchèque que c'était ennuyeux d'écrire cela, parce que ce meister était au contraire très doux en général. Le Tchèque lui a répondu que, puisque je demandais des lunettes, il fallait bien indiquer comment j'avais perdu les miennes. Le kapo n'a pas insisté. Là-dessus, Paul est arrivé et, ennuyé, m'a demandé ce que je voulais; le Tchèque le lui a expliqué. Il m'a demandé si j'avais de l'argent. Puisque je n'en avais pas, je ne pourrais pas avoir de lunettes, à moins que le lagerführer SS ne veuille bien me les offrir. Pendant toute cette conversation, j'ai été surpris que l'on ne me mette pas dehors. J'étais appuyé contre la table du Tchèque. Je n'étais pas malade. En arrivant, Paul a demandé tout de suite ce que je faisais là, mais, quand on lui a dit que c'était parce que je n'avais plus de lunettes, il a accepté ma présence. Un SS est arrivé, on lui a raconté l'affaire, et il n'a pas semblé penser à me donner un deuxième coup de poing. Lui aussi a été sensible à cette affaire de lunettes. Je suis resté comme un intouchable, attendant qu'on voulût bien trouver une solution, mais il n'y en avait pas. On m'a laissé partir sans m'insulter. "
"Francis est revenu près de ma paillasse. Les autres dormaient. Une petite veilleuse qu'on avait posée sur un montant du lit faisait une tache jaunâtre dans le noir. Francis avait envie de parler de la mer. J'ai résisté. Le langage était une sorcellerie. La mer, l'eau, le soleil, quand le corps pourrissait, vous faisaient suffoquer. C'était avec ces mots-là comme avec le nom de M ... qu'on risquait de ne plus vouloir faire un pas ni se lever. Et on reculait le moment d'en parler, on le réservait toujours comme une ultime provision. Je savais que Francis, maigre et laid comme moi, pouvait s'halluciner et m'halluciner avec quelques mots. Il fallait garder ça. Pouvoir être son propre sorcier plus tard encore, quand on ne pourrait plus rien attendre du corps ni de la volonté, quand on serait sûr qu'on ne reverrait jamais la mer. Mais tant que l'avenir était possible il fallait se taire. Je suais. Les coups sur la tête avaient porté. La bonne fièvre venait. Si elle avait tenu, je serais peut-être allé dormir au revier, où c'était calme; mais cette fièvre-là, mon corps n'avait plus la force de l'entretenir. "
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