Lignes est une collection dirigée par Michel Surya
Article de Jean-Paul Curnier: Voie de disparition
"Il suffit de regarder un magazine de télévision des années soixante pour s'en convaincre: qu'on y traite de littérature, de cinamé, de médecine, de vie politique ou de couture, la qualité du langage qui s'y tient, l'exigence mise dans le propos, les soins apportés pour expliquer, questionner, présenter, analyser, n'ont que de très lointains rapports avec l'ordinaire d'aujourd'hui.
Etout cela ne cesse de surprendre un public rompu aux formules du prêt-à-parler contemporain, sorte de ready-made venu installer ses façons sans raffinement en lieu et place de l'ancien art de discourir, de présenter et de questionner les faits.
Il est tout de même étrange qu'un tel idiome - qui est en fait l'ancien, mais ramené à un niveau d'enchainement de locutions élémentaires mêlées d'argot convenu et de tournures familières dites décontractées - se présente comme une libération et un progrès social alors que, précisèment, le niveau d'instruction et donc de maniement de la langue est censé "monter" sans cesse. "Le niveau monte", c'est ce qu'affirmait un livre en 1989 dont le message, de ce genre frauduleux dont on est depuis lors devenu familier disait en substance ceci :"Les élites sont incontestablement plus instruites, l'enseignement est le même pour tous, donc le niveau a monté. Si la plupart restent sur le bas-côté, cela n'empêche pas que le niveau, lui, a monté." Sophisme du même genre que celui qui entend établir que la masse de richesses produites et des bénéfices réalisés en France, étant bien plus importante que par le passé, celle-ci s'est indéniablement enrichie, même si tous n'en profitent pas, même si de moins en moins de gens en profitent. Et tant d'autres arguties du même genre, sur le thème de l'emploi, de la criminalité, etc., que l'on pentendre à longueur de journée, venant de diablotins pathétiques de la droite comme de la gauche, que l'idiote vocation pour les pseudo-renversements sociologiques du "sens commun" apparente à des bonimenteurs et autres vendeurs d'élixir d'éternelle jouvence.
Ce qui est donc le plus troublant, c'est moins la déconfiture des rigoristes exigences disciplinaires de l'école de la III° république que l'apparence frondeuse et effrontée de ce style de communication aux allures de badinage obsessionnel qui entend passer pour une forme de libération du peuple face à l'intimidation du pouvoir, des penseurs et des savants. Le plus troublant, car tous veulent y croire en dépit de toute évidence."
"Car l'installation dans les médias, les commerces, les commissions d'expert, la politique, la culture et jusque dans les plus hautes instances du pouvoir, de cet idiome ostensiblement indigent, démagogiquement familier, n'est pas autre chose que le déploiement sans honte d'une forme de racolage jusqu'alors uniquement connue dans le commerce des foires. Un racolage qui n'est finalement que le langage immédiat de l'avidité marchande lorsque le commerce, devenu modèle de la civilisation et parangon de toute pensée, n'a plus à composer qu'avec lui-même et avec ce qui lui ressemble, et qu'il se trouve institué en norme de l'époque avec l'assentiment de otus. L'impression de prodigieux affaissement du langage public contemporain n'est que l'expression de la domination sans partage des rapports marchands qui, eux, ne se sont pas affaissés du tout, tant s'en faut."
"Chaque fois que l'on entend un histrion médiatique plaisanter de si bon cœur, c'est que le triomphe de la société marchande jouit en lui."
"Un mot fait office de carrefour, ou d'échangeur selon les cas, dans ce passage d'un système de langue à un autre - plus précisément dans cette assomption, dans la langue, des moeurs et des valeurs générées par le consumérisme - le mot :"pauvreté"."
La pauvreté, tel serait le dernier socle possible de la politique. Voici donc nommé l'horizon moral, humain, social et historique que se donnent la droite comme la gauche et qui, à ce qu'ils disent, se doit de transcender dès à présent les partis et les partages d'opinion. Il importe plus que tout, dit-on à tout propos et à grand renfort d'effets de tréteaux, que la pauvreté soit traquée en tous lieux et résolument éradiquée.
Mais que signifie exactement ce mot au regard de la réalité socio-économique du monde contemporain? A quoi est-il censé faire référence, à quel manque, à quel genre de privation? Etrangement, le mot "pauvreté" semble à l'abri des doutes et de toute forme d'examen critique. Sans doute est-ce parce qu'il recèle les clefs d'une mystification essentielle.
Car la pauvreté doit être regardée pour ce qu'elle désigne à présent, c'est-à-dire comme une difficulté ou une impossibilité d'accès non à une vie décente, comme ce mot le signifiait jusqu'il y a peu, mais à l'inqualifiable pacotille qui se donne comme "biens de consommations". La pauvreté, en novlangue, se dit "faiblesse du pouvoir d'achat".
"Vox pauperi, mercato felicitas" ; le capitalisme aime les pauvres car ils lui sont nécessaires, et la pauvreté est désormais le pivot idéologique des sociétés de marché. Le capitalisme fait d'abord en sorte que les pauvres aient assez d'argent pour consommer ce qu'il produit, car ces "pauvres", ces déficients du pouvoir d'achat dont la convoitise est journellement entretenue, ont toujours plus de désir de consommer que les autres, déjà échaudés, sinon empoisonnés par l'état furieusement frelaté des marchandises mises en circulation".
"La pauvreté, cette "dame" exigeante que chérissait tant François d'Assise et qu'il disait avoir épousée d'un amour absolu, cette pauvreté digne, du fait de sa radicalité sans faille et de son austère indépendance, et qui porte en elle une forme d'affranchissement absolu de tout pouvoir, a fini, elle aussi, par perdre son âme. Transfigurée, instrumentalisée, cybernétisée, lobotomisée par le système marchand, elle a à ce point perdu toute signification que, si l'on veut continuer à penser l'état catastrophique du monde et non en noyer la réalité derrière des jeux de mots, il va falloir au plus vite se défaire de ce mot désormais empoisonné. Comment employer sans frémir le même mot pour désigner la détresse économique en Indonésie, au Guatemala, et la population des cités en France?"
"On "donne" aux pauvres, ces nécessiteux de l'achat, sous forme de prestations sociales, un argent qu'ils se contentent de réinjecter dans la consommation. On oublie seulement les dégâts qu'il faut craindre de ce jeu de dupes: si l'argent n'a de sens que comme monnaie d'échange, que signifie l'octroi d'argent, sous quelque forme que ce soit (allocations diverses, aides directes, revenu minimum), sans contrepartie, c'est-à-dire sans échange? Faut-il rappeler ici que notre civilisation n'est en rien immunisée contre l'observation décisive que fit l'anthropologue Marcel Mauss dans son Essai sur le don? Peut-on imaginer que ce qui fut au coeur de la vie de beaucoup de sociétés primitives, à savoir l'usage de la capacité de donner et d'aider comme forme de domination et d'assujetissement, nous soit étranger? Plus précisèment: peut-on ne pas voir combien la "manne sociale" sous son aspect généreux, social, égalitaire et charitable est en même temps une arme redoutable d'arraisonnement des conduites, de soumission et d'abaissement des individus? Peut-on négliger ceci qui pourrait bien s'avérer capital dans les temps qui viennent: que lorsqu'une partie de l'humanité doit ses ressources matérielles à l'autre - et cela sans la moindre contrepartie ni la moindre relation de réciprocité ou d'échange-, celle-ci se trouve dans un statut inférieur à celui de l'esclave, lequel peut toujours placer sa dignité dans le travail qui lui est imposé, mais qu'il accomplit. Elle est tout au plus dans un statut de mendiant, de non-humain, de sous-espèce, d'immature sans voix ni considération possible".
"Le recours à la morale est ce qui s'avère le plus pratique pour supplanter la politique, car la morale est par essence réactive et n'envisage que les responsabilités individuelles ou collectives, mais aucunement le poids des conditions d'existence et des formes de domination sur les comportements. Et c'est bien là ce qui compte dans cette transmutation. La morale réclame une conformation et non une modification, encore moins une destruction de l'existant".
"De mon point de vue, incriminer la finance dans le désastre économique que nous vivons en général et dans notre pays en particulier a pour moi la même pertinence qu'incriminer l'industrie automobile quand on parle de morts sur les routes...c'est moins la finance qui est en cause que les financiers...les comportements individuels de certains acteurs..."
Savoureux modèle d'escroquerie intellectuelle et de révoltante fatuité qu'en d'autres temps il n'aurait pas été nécessaire de commencer, figure de rhétorique plutôt digne du Père Ubu. Maqis c'est cependant le genre de formule en forme de tour bonneteau qui se répand d'autant plus vite ces temps-ci chez les cadres de l'économie, de la finance et de la politique, qu'elles ont pour vertu de remplacer les efforts de réflexion devenus inutiles dans des cervelles résolument hostiles à tout ce qui leur parait "intello" ou "prise de tête". C'est pourquoi il n'est pas vain de s'y attarder un instant."
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