7. Un troisième texte devrait nous aider à mieux orienter notre interprétation. Je l’emprunte au tome IV de l’Histoire de Juliette : « Le règne des lois est vicieux ; il est inférieur à celui de l’anarchie ; la plus grande preuve de ce que j’avance est l’obligation où est le gouvernement de se plonger lui-même dans l’anarchie quand il veut refaire sa constitution. Pour abroger ses anciennes lois, il est obligé d’établir un régime révolutionnaire où il n’y a point de lois : de ce régime naissent à la fin de nouvelles lois, mais ce second état est nécessairement moins pur que le premier, puisqu’il en dérive, puisqu’il a fallu ce premier, l’anarchie, pour arriver au second, la constitution de l’État. » Texte apparemment très clair et encore éclairé par beaucoup d’autres où l’on entend Sade affirmer qu’il n’existe pas un seul gouvernement libre – et pour quelle raison ? parce que partout l’homme est et sera victime des lois. Les lois sont capables d’une injustice qui les rend toujours plus dangereuses que n’importe quelle impulsion individuelle. La passion dangereuse d’un homme seul peut me léser, mais dans la limite que lui fixera ma propre passion. Contre la loi, qui partout me contraint, il n’est pas de recours : la loi veut que je sois toujours privé de moi-même, toujours sans passion, c’est-à-dire médiocre et bientôt stupide. D’où ces critiques qui reviennent sous toutes formes : la loi est injuste parce qu’elle détient la puissance et usurpe la souveraineté, laquelle ne doit jamais se déléguer pour l’essentiel ; la loi, inventée pour contenir les passions de mon voisin, m’en préserve peut-être, mais me laisse sans garantie contre les affirmations propres de la loi, les plus corrompues et les plus cruelles, parce qu’elles ne représentent jamais rien de libre, ne représentant qu’une force froide, sans liberté ; enfin, elles affaiblissent et faussent les rapports justes de l’homme, que ce soit avec la nature ou avec l’avenir du savoir : « Sans les lois et les religions, on n’imagine pas le degré de gloire et de grandeur où seraient aujourd’hui les connaissances humaines ; il est inouï comme ces indignes freins ont retardé les progrès… On ose déclamer contre les passions ; on ose les enchaîner par des lois… Ce n’est qu’aux passions fortes que sont dues l’invention et les merveilles des arts… Les individus qui ne sont pas animés de passions fortes, ne sont que des êtres médiocres ; on devient stupide dès qu’on n’est plus passionné. » Suite de certitudes que vient terminer cette affirmation impressionnante : « Ce n’est que dans l’instant du silence des lois qu’éclatent les grandes actions », mais comme il est clair qu’une telle affirmation restera sans portée, mieux vaut s’en tenir à une conclusion de compromis : s’il faut des lois, il faut qu’elles soient peu nombreuses et qu’elles soient douces ; s’il faut qu’elles « châtient » ceux que l’on persiste à nommer coupables, il ne faut pas qu’elles prétendent à les améliorer ; enfin, jamais elles n’entreprendront sur la vie même, et là-dessus impossible de transiger, car un peuple, s’il ne peut communiquer son droit de souveraineté, comment pourrait-il déléguer son droit à l’existence, c’est-à-dire finalement son droit à la mort ? « Quelque vénération que m’impose l’autorité de J.-J. Rousseau, je ne te pardonne pas, ô grand homme, d’avoir justifié le droit de mort… » Interpellation qui, à la vérité, ne vient pas de Sade, mais, une fois de plus, de Saint-Just. Ce qui ne veut pas dire que celui-ci eût fait sienne la requête d’anarchie. Rien ne lui aurait fait plus horreur. Le mot loi, lorsqu’il le prononce, a, il me semble, dans sa bouche, la même étrange résonance et la même pureté que le mot crime dans celle de Sade. Toutefois, précisément parce que la loi est toujours au-dessus des lois et toujours avilie par les préceptes, Saint-Just, lui aussi, exige qu’il y en ait peu (« là où il y en a tant, le peuple est esclave »), et il affirme que les longues lois sont des calamités publiques, et il refuse tout ce qui viendrait sacraliser du nom de loi la force de répression civile, dont il dit avec sa sublime raideur : « Moi, je ne consens à subir aucune loi qui me suppose ingrat et corrompu. » Et ailleurs, en une phrase serrée qui exprime presque tout : « Le citoyen n’a d’abord de rapports qu’avec sa conscience et la morale ; s’il les oublie, il a ce rapport avec la loi ; s’il méprise la loi, il n’est plus citoyen : là commence son rapport avec le pouvoir. » D’où il résulte que la loi n’est que le début d’un long processus de dégradation au terme duquel l’autorité, devenue oppressive, sera noyée dans les lois, comme il arriva sous la monarchie. « Obéir aux lois, cela n’est pas clair. » « Trop de lois, trop peu d’institutions civiles. » « Si vous voulez fonder une République, ôtez au peuple le moins de pouvoir qu’il est possible. » « Si vous voulez rendre l’homme à la liberté, ne faites des lois que pour lui, ne l’accablez point sous le faix du pouvoir. » Sous la monarchie, « la loi faisait un crime des penchants les plus purs » – sentence en forme d’alexandrin que Sade a toujours été prêt à accueillir, de même qu’il aurait toujours reconnu que « la tyrannie est intéressée à la mollesse du peuple », pour cette raison que la tyrannie n’est forte que du dépérissement de l’énergie, seule capable de la limiter et seul principe vrai, aux yeux de Sade."
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