C'est l'une des plus
risibles prétentions du catholicisme d'affirmer qu'au cours des siècles ses
croyances, sa morale, ses rites essentiels n'ont pas varié. Admettre que son
inspirateur divin, le Saint-Esprit, s'est contredit souvent et qu'il tient un
langage opposé, selon les âges et les régions, serait trop préjudiciable à
l'autorité de l'Eglise et du pape tenus pour infaillibles. Aussi, depuis saint
Paul, les théologiens orthodoxes répètent-ils à l'envie que le dépôt des
vérités religieuses demeure intact, transmis d'une génération à l'autre sans
nouveautés profanes. Tout au plus reconnaissent-ils que, d'implicites, les dogmes
deviennent explicites, par décision des papes ou des conciles ; et l'autorité
ecclésiastique, par son attachement obstiné à des formules vieillies, comme par
son désir d'écarter toute idée nouvelle, arrive à donner l'illusion de
l'immobilité aux fidèles qui ne réfléchissent pas. Illusion dont l'historien
sincère ne peut être dupe, tant il est manifeste qu'une évolution dogmatique se
produit au sein du catholicisme et de n'importe quelle religion. Des textes
bibliques demeurés identiques, quant à la lettre, furent dotés d'un sens
contradictoire au cours des temps ; c'est le cas pour le récit de la création
du monde. Les pères de l'Eglise seraient étrangement surpris de
l'interprétation donnée aux passages de l'Evangile qui fondent la primauté du
pape, au dire des croyants modernes ; en admettant qu'il ne s'agisse pas de
textes interpolés, comme on le suppose concernant le fameux verset : « Tu es
Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise et les parles de l'enfer ne
prévaudront pas contre elle ». Les premiers chrétiens ne comprendraient rien au
dogme de la transubstantiation, l'eucharistie consistant, pour eux, à rompre le
pain ensemble, afin d'affirmer leur fraternité. Et s'ils lisaient dans les
textes d'alors, ce qui est douteux : « Ceci est mon corps ... ceci est mon sang
», ils ne concluaient pas à la présence réelle du Christ sous les apparences du
pain et du vin. Ajoutons qu'en majorité les catholiques, même instruits, sont
d'une ignorance profonde concernant les mille et mille dogmes affirmés par leur
religion. Et de les connaître ils n'ont cure, se bornant à déclarer qu'ils
admettent ce qu'enseigne l'Eglise ; prêts, dans la discussion, à faire bon
marché de croyances qu'ils ne comprennent plus ou de formules dont l'utilité
leur échappe. On doit constater qu'un abîme sépare habituellement la religion
du théologien et celle du peuple ; pour eux le même vocable revêt un sens
différent, l'identité des phrases parlées n'implique nullement celle du contenu
de la pensée. Accomplir certains rites traditionnels, suivre les directives
données par le confesseur, voter pour le candidat du curé, voilà qui résume
l'essentiel catholicisme aux yeux des fidèles contemporains. Quant aux
discussions sur la grâce, l'incarnation, la divinité, qui passionnèrent leurs
prédécesseurs, ils s'en détournent indifférents ou ennuyés ; la foi vivante
abandonne les problèmes métaphysiques aux spéculations, sans efficacité
pratique, des théologiens. Combien de prêtres ont déploré en ma présence la
manie dogmatique des premiers chrétiens, gênés qu'ils sont aujourd'hui par un
amas de formules mortes souvent infirmées par la science et la raison. Débarrasser
l'Eglise du lourd fardeau des dogmes contradictoires ou inutiles était la tâche
que s'assignait la tentative néo-catholique connue sous le nom de modernisme.
Nombreux furent les mouvements néo-catholiques au cours des siècles :
l'évolution religieuse étant toujours inachevée, des croyances nouvelles étant
sans cesse en voie de gestation, il serait impossible qu'il en fût autrement.
Le philonisme du pseudo-Jean, le platonisme d'Augustin, l'aristotélisme de
Thomas d'Aquin comptent parmi ceux que l'autorité ecclésiastique adopta, après
des résistances ; moins heureux, les hérétiques, particulièrement nombreux
durant les premiers siècles, se virent définitivement rejetés hors de l'Eglise
romaine Depuis Descartes, jamais n'a pu se réaliser un accord durable entre la
philosophie et la religion ; au cours du XIXe siècle, les progrès de l'histoire
et des sciences expérimentales achevèrent de ruiner les affirmations des
théologiens. Chez la majorité des peuples, les vieilles croyances s'en
trouvèrent ébranlées ; dans le monde musulman, cette crise aboutit au triomphe
des jeunes turcs ; grâce au libre examen, elle fut moins profonde chez les
protestants ; par contre, elle devait être particulièrement grave dans le
catholicisme, religion essentiellement dogmatique et autoritaire. Disons même
qu'elle est loin d'être terminée : au cours des dix dernières années, j'ai
fourni, pour ma part, à une cinquantaine de prêtres, le moyen de secouer un
joug qui leur pesait ; et le nombre est énorme de ceux qui m'ont avoué leur dégoût
pour un métier qu'ils n'ont pas le courage de quitter. Une constatation
impartiale nous oblige d'ailleurs à reconnaître que les principaux adversaires
du catholicisme sortent de son sein et qu'en général, au contraire, les
défenseurs de la religion se recrutent parmi les élèves des lycées ou des
grandes écoles de l' Etat ; en France du moins. Sans doute parce que les
premiers ont constaté de visu la sottise et la méchanceté du prêtre, alors que
les seconds, bernés par les pontifes universitaires, ont cru à la bonne foi et
aux mérites du clergé. Les instituteurs, heureusement, ont moins de respect que
les secondaires pour toutes les vieilleries nationales ; leurs élèves ignorent
la bigoterie qui déshonore trop de lycées où l'aumônier règne en maître.
A l'origine du
néo-catholicisme moderniste, nous trouvons les écrits de Newman et des
protestants anglo-saxons ralliés à la communion romaine. En France, il prit une
forme historique avec Duchesne, Loisy, Turmel ; une forme philosophique avec
Laberthonnière et Leroy. Ce dernier, un universitaire, disciple convaincu de
Bergson, eut l'imprudence, en 1905, de poser cette question : « Qu'est-ce qu'un
dogme ? » et de répondre que s'il implique vérité éternelle et immobile, sa
formule, toujours imparfaite, demeure variable et changeante. « L'objet de la
foi reste toujours le même, mais non point la manière de le penser et d'y
accéder. » L'histoire des dogmes serait seulement celle des formules utilisées
successivement par la foi vivante et abandonnées lorsque le progrès
intellectuel permet de les dépasser. Comme Leroy n'était qu'un laïc, l'Eglise,
tout en réprouvant sa doctrine, l'a traité avec ménagement ; ses caquetages
avec de rusés jésuites, qui le dupent impunément, durent depuis des années.
Néanmoins, Rome vient à nouveau de le condamner, ces jours derniers. On peut
dire la même chose de Blondel, ce philosophe dont le principal mérite consiste
à rendre obscures les notions les plus claires. Un bouffon de la littérature
vendu corps et âme à la réaction, s'est même avisé, ces derniers temps, de
vulgariser la logomachie de l'auteur de l'Action, thèse grotesque qui faisait
le charme d'Ollé-Laprune, ce clérical forcené, chargé par la république de
ramener au giron l'Eglise les élèves de Normale Supérieure, alors trop
émancipés au gré des gouvernants. Avec Laberthonnière, un prêtre, l'autorité
ecclésiastique n'usa pas d'une pareille mansuétude. Et l'on peut constater
l'avortement total du néo-catholicisme philosophique. Le modernisme historique
a donné de meilleurs résultats ; c'est à lui surtout que sont dues les
nombreuses défections qui déciment les rangs du clergé instruit. Loisy, hébraïsant
remarquable et professeur d'exégèse biblique à l'Institut catholique de Paris,
en fut le promoteur principal. Révoqué de ses fonctions en 1893, il continua
d'écrire ; ses livres furent mis à l'index et lui-même, refusant de se
soumettre à l'encyclique Pascendi, en 1907, fut frappé d'excommunication
majeure. On a prétendu depuis qu'il était sur le chemin de la conversion ; je
n'en crois rien, car il y a peu d'années, il m'écrivait encore : « Mieux vaut
ne pas sortir de l'Eglise si c'est pour y revenir ». Et sachant mes idées
beaucoup plus avancées que les siennes, mon incrédulité infiniment plus
radicale, il s'est pourtant montré à mon égard d'une bienveillance extrême.
Houtin, ancien professeur au petit séminaire d'Angers, auteur d'ouvrages historiques
fort remarquables, quitta de même l'état ecclésiastique. Peu de temps avant sa
mort, il m'écrivait, sentant sa fin prochaine, qu'il était heureux d'avoir
énergiquement combattu la religion ; il me chargeait, en outre de faire savoir
au public, toujours trompé par la grande presse, qu'au seuil de la tombe, il
n'éprouvait nul regret d'avoir quitté l'Eglise. Bien d'autres les imitèrent :
le Père Rose, dominicain, traducteur des Evangiles ; le jésuite anglais
Tyrrel1, etc .. Brémond, l'académicien, ex-jésuite, fut admonesté par Rome pour
avoir assisté ce collègue dans ses derniers moments, sans exiger de
rétractation. Auffret, agrégé de l'Université, et Alfaric, professeur à la
Faculté des lettres de Strasbourg, se virent persécutés par les réactionnaires
au pouvoir, dans les années qui suivirent la guerre ; nous dûmes agir
énergiquement pour les arracher aux griffes de leurs anciens confrères. Ce sont
des penseurs dont j'ai pu apprécier la sincérité et la modestie. N'ayant rien
d'un moderniste et désireux de détruire le catholicisme, non de le réformer,
j'ai trouvé parfois de précieux auxiliaires parmi les anciens prêtres ; mais
une crainte excessive de l'opinion publique paralyse souvent leur action.
D'autres, tout en restant dans l'Eglise, ont accompli, à leur insu peut-être,
un prodigieux travail de démolition ; citons Duchesne, Lagrange, etc., qui
contribuèrent à dépister les erreurs dont fourmillent la Bible, les décrets
ecclésiastiques, les légendes pieuses, la vie des saints. Nous leur devons
d'assister à la ruine progressive des idées théologiques, malgré le soutien
apporté au catholicisme par les romanciers, les critiques, les phraseurs
académiques : Brunetière, Lemaître, Faguet, Barrès, Bourget et Cie. Comédiens
qui, sachant la religion fausse, l'ont défendue au nom de la tradition et de
l'intérêt national. L'histoire survenue à Turmel, dont j'appréciais la science
profonde et dont je connaissais l'incrédulité, ne m'a pas surpris.
En fait de nouveautés
admises par les autorités ecclésiastiques, les penseurs chrétiens se sont
bornés à nous offrir les sornettes poussiéreuses de la vieille scolastique.
Restauré, après un long déclin, surtout grâce à Léon XIII, cet astucieux
italien qui se promettait, dès sa prime jeunesse, d'être pape, le thomisme
triomphe maintenant près des snobs littéraires, des conservateurs sociaux et
dans les cercles mondains. Ma vie entière, je garderai l'impression de vide et
de sottise que j'éprouvai à la lecture du manuel de philosophie scolastique
composé par Farges et en usage dans presque taus les séminaires de France, au
début du XXe siècle. On m'avait toujours dit que les grandes vérités métaphysiques
et religieuses reposaient sur des preuves convaincantes et que les nier c'était
nier l'évidence même. Devant la piteuse argumentation de Farges, devant son
verbiage sans consistance et ses raisonnements sans profondeur, je fus surpris
au-delà de ce que je puis dire ; malgré un déchirement intérieur, je résolus
d'étudier les bases du christianisme, et, sans pousser plus loin, je m'arrêtai
avant de pénétrer dans le sanctuaire. C'est en lisant les apologistes les plus
orthodoxes, en étudiant la philosophie et l'histoire, que j'achevais ensuite de
perdre progressivement les restes d'une foi profondément ébranlée dès mon
premier contact avec le thomisme. Depuis j'ai compris que le catholicisme
n'était pas faux seulement, mais qu'il était l'un des pires chancres du genre
humain spécialement dangereux parmi des religions toutes nuisibles. Aussi ne
puis-je que sourire des élucubrations d'un P. de La Brière, d'un Maritain et
des autres jésuites, de robe longue ou courte, que les organes de publicité
littéraire voudraient nous faire prendre au sérieux. Sous prétexte d'adapter
la, scolastique à la pensée moderne, tâche d'ailleurs impossible nos
néo-thomistes escamotent dextrement les insanités dont la philosophie de l'Ange
de l'Ecole est pleine. Compilateur, superficiel et sans génie, Thomas d'Aquin a
laissé une œuvre qui fourmille d'incohérences et de contradictions. Ses
modernes disciples ont pour eux les faveurs de la bourgeoisie riche et des
universitaires qui veulent être reçus dans les salons ; malheureusement, la
raison, le simple bon sens même, moins faciles à corrompre, sont absents de
leurs écrits.
Qu'on le veuille ou non, le
catholicisme est à l'agonie ; agonie qui peut se prolonger longtemps, mais dont
l'issue fatale sera la mort. Nul médecin ne saurait guérir ce malade : et c'est
en vain que se pressent à son chevet de nombreux docteurs attirés par l'appât
du gain, Entre les faits observés aujourd'hui et ceux qui marquèrent la fin du
paganisme gréco-romain, le parallélisme apparaît saisissant. Déjà les empereurs
devenus chrétiens avaient fermé les temples, que la noblesse, restée fidèle aux
dieux nationaux, proclamait toujours le maintien du culte ancestral nécessaire
à la prospérité de Rome. Au Ve siècle, Claudien, prince des poète, choyé par
l'aristocratie, méconnait encore de parti-pris le christianisme vainqueur.
Symmaqne se fait l'éloquent défenseur du paganisme expirant et, comme un Barrès
ou un Bourget, c'est au nom de la patrie qu'il adjure les autorités de rester
fidèles aux dieux des premiers romains. Dans les écoles, la mythologie continue
d'être en honneur ; et le terme païen (paganus, paysan) suffit à témoigner de
la persistance du vieux culte chez les habitants des campagnes. Or riches
nobles, écrivains, agriculteurs sont aujourd'hui les soutiens du catholicisme
moribond, et leurs raisonnements sont identiques à ceux des païens du Ve
siècle.
- L. BARBEDETTE
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