Le La Chatre définit ainsi
l'oisiveté : « Cessation complète de toute espèce de travail dépendant de
l'intelligence ou résultant d'un métier ; inaction des bras ou du cerveau. »
Solon, dans ses règlements, considère l'oisiveté comme une infamie : « L'oisiveté
est plus qu'un vice, puisqu'elle est la mère de tous les vices » (Ségur).
Quantité de philosophes, de penseurs et d'écrivains ont violemment condamné
l'oisiveté ; tous les moralistes l'ont stigmatisée et flétrie. D'accord avec
les législations de tous les temps et de tous les lieux, les religions en ont
proclamé la malfaisance, voire la criminalité. On peut même dire que ce sont
les castes et les classes qui l'ont pratiquée et la pratiquent avec le plus de
cynisme qui ont prononcé et prononcent contre elle les réquisitoires les plus
sévères. L'adjectif « oisif » dérive du substantif « oisiveté » : l'oisif est
celui qui vit dans l'oisiveté, l'inoccupé, le désœuvré, celui qui ne se livre à
aucun travail manuel ou intellectuel, celui qui ne produit aucun objet
d'utilité, en d'autres termes : l'inutile, le paresseux, le fainéant, le
parasite (voir ce mot).
S'il est une loi naturelle
revêtant un caractère universel parce qu'elle répond à une nécessité existant
en tous temps et en tous lieux, c'est celle qui condamne les hommes au travail.
Tout être consomme et rien
ne peut être consommé que ce qui a été produit. Cette vérité semble être
empruntée au répertoire du célèbre seigneur de la Palisse ; il serait logique
d'en déduire que s'il est impossible de vivre sans consommer et, par
conséquent, sans avoir, au préalable, produit, tout individu participant à
l'absorption des produits, est tenu de contribuer à leur confection, sauf les
cas d'empêchement : âge, maladie, infirmité. Le qui ne travaille pas, ne doit
pas manger (qui non laborat non manducet), de Saint Paul n'a pas d'autre
origine. Eh bien ! notre société est ainsi faite, qu'elle se compose de deux
classes de personnes : la classe qui produit et celle qui ne produit rien.
L'une habite les châteaux à
la campagne et les beaux quartiers en ville ; elle a sur sa table la viande la
plus saine, le gibier le plus rare, le fruit le plus savoureux, le vin le plus
vieux ; ses salons sont parés de fleurs aux parfums subtils, de bibelots d'art,
de tableaux de maîtres, de tentures de prix, de meubles de luxe ; dans la
saison rigoureuse, ses membres sont couverts des étoffes les plus chaudes, aux
journées estivales, des plus légères et des plus fraîches ; elle a de
l'instruction ou, du moins, pourrait en avoir ; elle peuple les cabarets à la
mode, les stations balnéaires, les villes d'eau, les salles de spectacle :
théâtres, concerts, cinémas, cabarets, dancings, boîtes de nuit, tous les lieux
où l'on se réunit pour se divertir et folâtrer ; elle fréquente les cercles où
l'on joue, les casinos et les champs de courses ; elle voyage en auto, en yacht
et en avion ; elle s'entoure d'une nombreuse valetaille qu'elle oblige à
revêtir une brillante livrée ; elle possède des ouvrages magnifiques qu'elle
n'a jamais lus et qu'elle ne consulte jamais, des oeuvres d'art superbes dont
elle n'apprécie pas la beauté.
L'autre classe loge dans les
chaumières ou se réfugie dans les malsaines demeures des quartiers excentriques
; sur sa table : de la soupe, des pommes de terre, de la piquette ou du vin
frelaté ; un mobilier sommaire, les murs nus ; un accoutrement pauvre, usagé,
insuffisant ; pas d'instruction ni l'occasion d'en acquérir ; elle peuple les
hôpitaux, les asiles de nuit, les hospices de vieillards, les morgues et les
amphithéâtres ; elle a sous les yeux, dans sa propre demeure, le spectacle
déchirant de ses enfants qui souvent manquent du nécessaire ; elle danse ...
devant le buffet vide, elle ouvre les portières et fournit la valetaille. C'est
dans cette classe pauvre que l'Etat recrute les soldats, les policiers, les
gardiens de prison et la masse des fonctionnaires les plus chichement
rétribués.
A la première de ces classes
appartiennent la terre, les maisons, les récoltes, les instruments de travail,
les produits de toute nature ; à la seconde, rien.
Interrogé sur la question de
savoir à laquelle des deux classes dont je parle sont dévolus tous les avantages,
un homme sensé, mais ignorant notre civilisation, répondrait sans la moindre
hésitation : à celle qui travaille, à celle qui produit tout. Ces biens « ne
peuvent être que la légitime rétribution de son savoir, de ses efforts, de ses
peines ».
Ce brave homme se tromperait
du tout au tout ; car chacun sait que ceux qui ont demeure confortable, table
abondante et choisie, toilettes soignées, équipages et valets, vivent de
rentes, de dividendes, de fermages, de revenus et que toutes ces dîmes sont
prélevées sur le travail de ceux qui ont à peine le nécessaire et souvent même
en manquent ; chacun sait que ceux qui peuplent les villes de plaisir et
encombrent les salons ne sont pas ceux qui emplissent les usines et les
magasins, cultivent la terre et fouillent le sous-sol.
En vain, pour justifier un
état de choses aussi extraordinaire, les princes de l'économie politique
affirmeront-ils audacieusement que l'oisiveté dorée d'aujourd'hui est le
résultat de l'activité du passé, la cristallisation du travail d'hier. Ce
langage ne convaincra personne pas même ceux qui le tiennent, et quiconque en
France connaît un peu l'histoire de son pays, n'ignore pas que la richesse,
monopolisée par le clergé et la noblesse dans l'antiquité et le moyen âge, n'a
eu pour origine que la captation, le vol, la rapine, la violence ; que pendant
la période révolutionnaire qui a débuté en 1789, elle a été plus ou moins
frauduleusement accaparée par la bourgeoisie et par la noblesse civile et
militaire dont ne manqua pas de s'entourer Napoléon Ier et que, depuis plus
d'un siècle, elle a été le fruit d'un régime d'exploitation, d'agiotage, de
spéculation et de monopolisation, la faisant passer tout entière dans les mains
des hauts seigneurs du commerce, de l'industrie et de la finance.
Le grand art de nos jours,
pour arriver à la fortune, ne consiste pas à travailler soi-même, mais à faire
travailler les autres ; le capital sous toutes ses formes, c'est du travail
épargné, économisé, transformé ; oui, mais du travail d'autrui. Ce ne sont pas
ceux qui édifient les palais qui les habitent ; celles qui tissent, taillent et
cousent les robes de bal ne sont pas celles qui les portent. Les produits de la
mine n'enrichissent pas les houilleurs ; les dividendes des compagnies de
chemin de fer ne vont pas à ceux qui construisent la voie, dirigent la machine,
surveillent l'aiguillage ou transbordent les colis. Les bénéfices fabuleux
réalisés par les grands magasins, par les immenses usines et manufactures, par
les puissants établissements de crédit n'enrichissent pas les millions de
vendeurs et vendeuses, d'employés et d'ouvriers qui y travaillent, mais la
poignée d'Administrateurs et de Directeurs qui gèrent ces vastes entreprises et
la collectivité des porteurs de titres qui ont tout juste la peine de confier à
leur banque le soin d'encaisser les coupons à détacher. Donc, un simple coup
d'oeil, mais un regard d'ensemble, jeté sur la société actuelle, provoque ce
juste étonnement : richesses, profits, avantages, privilèges, tout aux oisifs ;
rien ou presque rien, à ceux qui travaillent.
Les arguties les plus
spécieuses, les raisonnements les plus subtils ne peuvent prévaloir contre la
brutalité et l'évidence des faits : les travailleurs n'ont qu'à ouvrir les yeux
pour voir que des maçons sont sans abri, des tailleurs sans vêtement, des
agriculteurs sans pain ; que la classe pauvre produit tout et ne possède rien,
tandis que la classe riche gaspille, accapare, s'empiffre et ne produit rien.
En sorte qu'il continue à
travailler, le prolétaire, parce que, pour si dure et si ingrate que soit la
tâche, elle l'empêche de mourir de faim ; mais faut-il trouver étrange qu'il
envie le sort des oisifs, pense que ceux-là sont bien heureux qui peuvent, sans
travail, jouir de tous les biens, de toutes les douceurs, qu'il prenne en
horreur le travail, qu'il aspire à s'y soustraire par tous les moyens ?
Non ; cela n'est pas étrange
et le contraire serait véritablement prodigieux.
La conséquence de cette
incohérente situation, c'est que le travail n'étant pas nécessaire aux riches,
ils n'ont garde de s'y adonner et que les pauvres, en songeant aux tristes
résultats que celui-ci leur confère, ne s'y soumettent que contraints et
révoltés.
Si le travail était
attractif, on s'arrêterait peut-être moins à ces lamentables résultats. Si les
conditions de travail étaient moins dures, si les salaires étaient plus en
rapport avec une existence relativement aisée ; si dans l'accomplissement même
de sa pénible besogne, le salarié éprouvait quelque satisfaction, s'il ne
vivait pas dans l'incessante crainte d'être congédié et, ensuite, condamné,
pendant un laps de temps indéterminé, au chômage fauteur de privations et de
misère ; si ses instincts de dignité et d'indépendance étaient moins
insolemment outragés, il pourrait, tout en rongeant son frein, subir son triste
sort avec moins d'amertume. Mais il n'en a jamais été ainsi. L'esclave de jadis
travaillait sous la menace du fouet, dans l'appréhension constante des
châtiments et de la faim ; le serf de naguère, terrorisé par la brutalité du
Seigneur, humilié par l'arrogance du Maître, dépouillé par la dîme et les
redevances de toute nature, croupissait dans la crasse intellectuelle, morale
et matérielle ; de nos jours et de plus en plus, le travailleur dont l'effort
pouvait être atténué et la peine diminuée par la machine qui aurait dû être sa
collaboratrice, son auxiliaire, est graduellement devenu l'esclave d'un
machinisme de plus en plus exigeant et tyrannique. Chaque jour davantage, la
rationalisation, le travail à la chaîne l'incorporent à l'outillage mécanique
avec lequel et au rythme duquel il fonctionne, dont il n'est plus qu'un rouage
condamné à suivre le mouvement général. Je n'insiste pas. Aux mots production,
rationalisation, travail, etc., on trouvera, sur ce sujet spécial, des renseignements
plus amples et plus précis. Qu'il me suffise d'ajouter que le prolétaire doit
travailler chaque jour durant de longues heures, sous l'œil d'un surveillant
sévère, à côté de camarades qui souvent ne sympathisent pas avec lui, faire
aujourd'hui ce qu'il a fait hier, ce qu'il fera demain ; et ne pas perdre un
instant s'il veut tirer de sa journée un salaire normal.
Je sais bien que ceux qui
vivent de leurs rentes ne cessent de glorifier le travail, que les bons livres
le célèbrent à l'envi, que l'art l'apothéose, que le théâtre fait du
travailleur le personnage sympathique, que le roman le comble d'honneurs, de
récompenses et de réussites. Mais la vie donne chaque jour un formidable
démenti à ces triomphes fictifs, à ces hommages mensongers, à ces hypocrites
ovations.
Et le coup de chapeau des
uns, l'attitude respectueuse des autres, l'admiration naïve de celles-ci, le
sourire engageant de celles-là, prouvent à tous que l'oisiveté élégante est vue
d'un œil plus favorable que le travail râpé.
Ainsi : richesse, plaisir,
considération, voilà le lot de la classe oisive ; pauvreté, peine, fatigue,
danger, mépris, tel est celui de la classe productive. Ceux qui ont la chance
d'appartenir à la première n'ont qu'un souci : s'y consolider ; les autres
n'éprouvent qu'un désir : s'y faire une place. Les premiers n'aiment pas le
travail ; les seconds voudraient pouvoir rompre avec lui.
L'oisiveté est comme une
jolie courtisane qui sourit à ses favoris et leur prodigue ses captivantes
caresses ; le travail est comme une horrible mégère qui, pour sourires, n'a que
de hideuses grimaces et pour baisers de cruelles morsures.
C'est à qui fuira celle-ci,
à qui suivra celle-là.
Qui peut s'en étonner ? A
qui la faute ?
- SÉBASTIEN FAURE.
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