« La fin du Six Février »
Nous ne nous scandalisons pas de la formation du cabinet Sarraut. Il est venu à son heure. Il est composé comme il convenait. Il comprend la proportion désirable d’hommes tarés, de personnages compromis, de traîtres et de modérés. Il représente exactement ce que le régime exigeait après l’effondrement du procès Stavisky. Le scandale Stavisky est terminé, le ministère Sarraut commence. Tout cela est logique. M. Sarraut a bien de la chance. Promis par son insignifiance à l’obscurité, destiné à des aventures sentimentales sans grandeur, un peu fatigué, un peu discrédité, tout à fait oublié, il vient de réussir ce paradoxe de faire le ministère le plus important que la France ait eu depuis deux ans. Un destin ironique a choisi ce personnage dérisoire pour mettre un terme à la trêve et pour clore l’histoire du Six Février. C’est, à tout bien peser, un bon choix. Et M. Sarraut succède avec honneur à M. Daladier. Que représente ce gouvernement nécessaire ? Depuis deux ans, nous vivions, sans nous en apercevoir, dans l’exceptionnel et le merveilleux. Nous avons connu ce miracle de gouvernements inoffensifs et débonnaires. Nous avons eu M. Doumergue et M. Laval. Nous avons même eu, pendant quelques mois, M. Flandin qui ne se permettait de faire le mal qu’en sourdine et qui commémorait à Notre-Dame les morts du Six Février. Pendant deux ans, un Parlement ravageur et catastrophique s’est résigné à être innocent et à approuver des mesures de salut. Pendant deux ans le régime a fonctionné au rebours de sa nature et contre ses lois. Il y aurait sur ce passé quelques remarques à faire. On pourrait juger que les démonstrations du Six Février qui furent magnifiques par l’ardeur, le dévouement et quelques actes sublimes furent médiocres par leur conclusion. On pourrait penser que ce mouvement, d’une force et d’une générosité inestimables, devait aboutir à quelque chose de plus qu’à ces ministères d’hommes veules, usés et prudents qui nous furent donnés. Ce jour-là, l’opinion s’était montrée. Elle avait manifesté sa puissance. Pendant quelques heures il sembla que rien ne lui résisterait. Qu’en est-il résulté ? Quelque chose d’extraordinaire, parce que l’opinion a eu pour la première fois un gouvernement qui la représentait. Et quelque chose d’assez misérable, puisque ce gouvernement qui la représentait était celui de M. Doumergue, de M. Flandin et de M. Laval. Tels ont été, pendant deux ans, les délégués de la Nation, les héritiers des premiers insurgés de l’après-guerre, les symboles de nos espérances. C’est peu et c’est pourtant encore incroyable. Il est inouï que ce régime qui a pour lui les cadres, l’argent, la lâcheté, qui a pour lui la police, la justice et ce qu’on appelle l’ordre, qui a pour lui les privilégiés, les médiocres, les gens paisibles, c’est-à-dire tout ce qu’il faut pour durer, il est inouï que ce régime tout puissant ait cédé pendant plusieurs mois aux sommations de plus en plus faibles de la volonté publique. Il y a là quelque chose d’anormal. Nous voulons bien que les dirigeants aient eu peur des ligues, des manifestations et même des morts. Nous voulons bien qu’ils aient éprouvé un sentiment de terreur devant cette puissance confuse de révolte et de dégoût qu’ils discernaient pour la première fois. Cela explique la chute sanglante de Daladier, la fuite misérable de Frot, cela explique même le retour paternel de Doumergue. Cela ne suffit pas à expliquer un long interrègne pendant lequel l’État démocratique a réussi à provoquer des troubles intérieurs, à démolir le franc et à faire la guerre.
Le scandale Stavisky a été la vraie cause de cette abdication surprenante. Nous n’avons pas l’intention de revenir sur cette affaire qui a lassé l’attention des plus vigilants. Ce qui est certain, c’est qu’elle a empoisonné le régime, qu’elle a fait craindre le pire à presque tous les dirigeants, qu’elle les a obligés à signer le pacte de trêve qui n’était pour eux qu’une basse transaction pour obtenir le silence. Il y a eu des heures où leur désarroi a dépassé tout ce qui a été dit. Et rien ne peut donner une idée de leurs efforts pour tout dissimuler, pour tout obscurcir, pour tout étouffer. Aujourd’hui il est à peu près sûr que la vérité sur ce scandale et sur d’autres du même genre ne sera jamais connue. L’affaire Stavisky a pris fin. Le Six Février aussi et juste dans le même temps. C’est une coïncidence instructive. Ni le souvenir de cette journée redoutable, ni la peur d’une nouvelle secousse de l’opinion n’ont empêché le retour d’un ministère de régime. Dès le moment où a cessé la crainte des révélations scandaleuses, la crainte de l’opinion est apparue insuffisante. L’équipe coupable, en partie tachée de sang, en partie tachée de boue, est revenue au pouvoir. Et elle a montré sa résolution de reprendre son œuvre destructrice. C’est une assez dure leçon. Il n’est pas douteux qu’il y a eu au sujet du Six Février des illusions qui durent encore. Pour quelques-uns, cet anniversaire honorable semble être un événement dont le souvenir suffit et qui continue à dominer toute politique. Ce n’est pas vrai. Cette date, à la fois douloureuse et grande, n’est plus qu’un symbole. Il est temps, dans l’ordre de la révolte, de penser à autre chose qu’à de pieuses commémorations.
Combat, no 2, février 1936
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