Lignes est une collection dirigée par Michel Surya
Article: Six schèmes de la rhétorique réactionnaire de Gérard Mauger
"Cette disqualification du champ sémantique de la "lutte des classes" ne s'opère plus tant aujourd'hui à travers les équations "communisme= goulag" ou "Staline=Lénine=Marx" qu'à travers la démonétisation du "lexique ouvrier" et son remplacement par le "lexique gestionnaire" de la rhétorique managériale. "L'usine" est ainsi devenue "entreprise", le "patron" "entrepreneur", l'OS "opérateur", le contremaitre "moniteur", la "grève" "mouvement social", les "licenciements" "plan social", etc. Or, la perte des "mots de la tribu" est aussi celle d'une vision de soi-même et du monde. Elle ne provoque pas seulement un désarroi discursif, mais efface de l'horizon du dicible un passé supposé sans avenir."
"La démonétisation d'une partie du lexique politique s'accompagne du maintien du cours du lexique des politologues: à commence par "l'échelle gauche-droite". Les "gens ordinaires" peuvent d'autant plus facilement distinguer les discours et les porte-parole politique qu'ils diffèrent effectivement, comme différent "main gauche" et "main droite", qu'il leur est possible de "s'y reconnaitre", que les problèmes abordés, tels que chômage, précarité, salaires, retraite, touchent à l'expérience quotidienne et, pour les plus "politisés" d'entre eux, qu'il est possible d'y reconnaitre des "marques politiques" nécessairement inscrites dans la durée. Or, il n'est pas nécessaire d'"avoir fait sciences-po", pour constater que la gauche (PS) et la droite (UMP) sont devenues aujourd'hui à peu près indiscernables. persister à les opposer et discréditer le sentiment - en l'occurrence, bien fondé - que "la droite ou la gauche, c'est du pareil au même" ne peut que contribuer à la désorientation politique des "gens ordinaires". la doxa politico-médiatique y contribue activement en perpétuant l'usage de labels politiques en trompe l'oeil et en s'efforçant d'en maintenir le cours, cherchant, avec plus ou moins de bonheur, des "pommes de discorde" entre "droite UMP" et "gauche PS" ( entre "droite décomplexée" et de "droite complexée), entretenant ainsi la façade démocratique du jeu politique de l'alternance entre partis "de gouvernement" et disqualifiant les partis qu'ils désignent comme "extrêmes" en les confondant dans l'opprobre du "populisme". Le label "populiste" est rapidement devenu , en effet, une étiquette politico-médiatique à tout faire, utilisable à la fois pour disqualifier la dénonciation de l'alignement néolibéral du PS sur l'UMP, en attribuant le monopole de ce genre de dénonciation au FN. Sous couvert de dénoncer le "racisme", le stigmate "populiste" procède lui-même d'un "racisme de classe" qui renvoie explicitement les classes populaires à "l'inculture", à "la nature", bref à "la barbarie". Confondant le "peuple populaire" (opposé aux "élites") et le "peuple racialisé" (opposé aux "étrangers"), l'étiquette "populiste" permet de rassembler dans l'opprobre "les extrêmes": le Front de gauche et le Front national".
"or "la réforme" -le mot- est désormais annexé par ceux qui furent et qui sont les adversaires les plus résolus de la "réforme"- la chose. En changeant de locuteurs, les mots ont changé de sens et c'est ainsi que la "réaction" néolibérale se fait passer pour un "progrès", que les "conservateurs" se présentent comme "réformateurs" (plus ou moins "radicaux"), que les nostalgiques du XIX° siècle se font les chantres de la "modernité". cette série d'oxymores a pour formule générique ce que Bourdieu désignait comme "une restauration néo-conservatrice" qui se réclame du progrès, de la raison, de la science (de l'économie en l'occurrence) pour justifier la restauration".
"L'état du champ politique français semble conforter la prophétie thatchérienne, en ne laissant apparemment pas d'autre choix "réaliste" que celui entre "néolibéralisme de droite "et "néolibéralisme de gauche", entre "droite de droite" et "gauche de droire", bref en se dépolitisant, de sorte que le parti de l'abstention ne cesse de gagner du terrain auprès de tous ceux qui, sans être toujours de grands clercs en politique, sont bien décidés à ne plus s'y laisser prendre. Droite et gauche partagent aujourd'hui un postulat fondateur de la pensée de droite mis en évidence par Emmanuel Terray :" La pensée de droite, explique-t-il, est d'abord un réalisme: elle accorde un privilège à l'existant, et tend à s'incliner devant la force des choses, la puissance du fait acquis", décourageant par avance tout effort d'imagination sociologique".
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