Pareille aux fruits trop
mûrs dont la substance interne a disparu, rongée par des vers innombrables,
l'Eglise contemporaine ne ressemble qu'en apparence à celle des premiers
chrétiens. Aux yeux les moins prévenus, Son opportunisme éclate dès qu'on
réfléchit tant soit peu : aux jeûnes elle a substitué les quêtes, à la prière
l'action électorale, et, dans ses patronages, le sport prime la dévotion. Aux
parlementaires catholiques, à ses défenseurs attitrés, elle demande l'appoint
de leurs votes, de leur éloquence ou de leur plume, nullement la croyance en
ses dogmes ou la pratique des lois qu'elle édicte pour la multitude des sots.
En baptisant de vieux saints patrons des automobilistes ou des aviateurs,
d'ingénieux ministres du TrèsHaut ont édifié, à notre époque, des fortunes
scandaleuses ; et les Notre Dame de ceci on de cela, des artilleurs, des
fabricants d'alcool ou des commerçants voleurs, les Sacré Cœur à
l'autrichienne, à la française, à la malgache, s'avèrent d'un placement
fructueux pour peu qu'ils répondent aux préoccupations du moment. Car chacun
sait que Jésus ou Marie, las des vocables anciens, déversent en général leurs
grâces sur qui leur donne quelque titre nouveau ; quand la Vierge de Fourvière
reste sourde, celle de la Salette ou de Lourdes peut encore quelque chose, et
le divin Cœur, insensible à Besançon, l'est parfois moins à Paray-le-Monial ou
Montmartre. Les Saints les plus achalandés n'ont la vogue qu'un moment ; à
Martin, si populaire au moyen âge, nos dévots préfèrent le curé d'Ars, et la
jeune Thérèse de Lisieux dame joliment le pion à sa vieille commère ; la
Thérèse d'Avila. Aux médailles de saint Benoît ont succédé celles de saint
Christophe, au scapulaire du Mont Carmel, celui de l'Immaculée Conception ;
comme les produits pharmaceutiques, les recettes dévotes ont besoin de varier
pour rester à la mode. Mais l'on aurait tort de croire que cet étrange
spectacle dénote un état d'esprit nouveau. De même que les dogmes chrétiens
empruntèrent beaucoup au milieu intellectuel qui les vit éclore, de même fêtes,
rites et pratiques cultuelles diverses furent très souvent un décalque de ce
qu'on faisait ailleurs. A toute époque, le catholicisme s'appropria les usages,
jugés utiles, de ses concurrents : le chapelet parait d'origine musulmane et de
très vieilles pratiques religieuses furent habilement contrefaites par les
prêtres romains. C'est aux cultes païens, en vogue lors de leur gestation, que
les rites chrétiens sont particulièrement redevables ; ils empruntèrent surtout
aux religions orientales, propagées en Italie, dès le début de notre ère, par
les soldats et les marchands. Trop formaliste, trop dédaigneux des individus,
uniquement préoccupé de sacrifices extérieurs et de pompe officielle, sans
autres prêtres que des fonctionnaires, le paganisme romain ne répondait plus à
la ferveur mystique, au besoin de pureté intérieure réclamés par les foules.
Pour lui rendre un peu de vie, Plotin, Porphyrc Jamblique, Julien et ses autres
défenseurs devront lui infuser un peu de sève orientale. Mais tout autres
apparaissaient les cultes d'Isis, de Sérapis, d'Osiris, de Mithra, etc. qui
éveillaient l'espoir dans le cœur des hommes, leur montraient le chemin de
l'extase divine et leur rendaient supportables les tristesses d'ici-bas. Dans
le pauvre, dans l'esclave, ces religions voyaient un frère malheureux et c'est
à ses aspirations profondes qu'elles s'adressaient. Contre elles, ses vraies
concurrentes, le christianisme fut longtemps aux prises et, durant quelques
siècles, l'on ne peut savoir qui l'emporterait de Jésus ou de Mithra. Lasse
d'une guerre qui s'éternisait, incapable d'une victoire complète, l'Eglise
finit par adopter certaines pratiques du culte rival : identifiant en quelque
sorte les deux personnages, elle placera ainsi la naissance de Jésus le jour
même de la naissance de Mithra. Telle fut l'origine du Noël chrétien.
Année, mois et jour de la
naissance de Jésus restèrent absolument inconnus pendant les trois premiers
siècles. L'Evangile de Marc, le plus ancien, n'y fait pas allusion ; Matthieu
la place sous Hérode, c'est-à-dire au moins quatre ans avant notre ère, puisque
ce prince mourait en l'an de Rome 750 ; d'après Luc, elle daterait d'un
recensement qui eut lieu dix ans après, à une époque permettant aux bergers de
coucher aux champs avec leurs troupeaux. Le même Luc attribue une trentaine
d'années à Jésus, en l'an 15 de Tibère, le 29 de notre ère. Le calendrier
philocalien, dressé à Rome en 326, fournit la première preuve certaine qu'on
célébrait Noël le 25 décembre. Cette fête, d'abord exclusivement latine, fut
introduite à Antioche vers 375 et à Alexandrie vers 430 ; saint Augustin
constate qu'on la célèbre un peu partout, mais ne la classe point parmi les
grandes fêtes chrétiennes. Et le calendrier philocalien, en identifiant la
naissance de Jésus avec ce1le de l'Invincible « Natalis Invicti, Naissance de
l'Invincible », prouve qu'il s'agit bien d'une fête de Mithra, le dieu
Invincible des Perses.
Mithra, divinité iranienne,
jouait déjà un rôle considérable, mais non essentielle, dans la religion de
l'Avesta ; peut-être fut-il le dieu principal d'une autre secte persane. Nous
le connaissons surtout par les symboles ou les figures retrouvés dans les cavernes
ou temples souterrains que fréquentaient ses fidèles ; mais nous sommes pauvres
en textes écrits le concernant. Dieu lumineux, allié du soleil et même confondu
avec lui, il entre en lutte avec un taureau qu'il sacrifie ; du sang répandu
seraient nés tous les vivants ; et dans cette scène, souvent reproduite, un
serpent et un chien lèchent le liquide sorti de la blessure du taureau sacré.
Médiateur entre l'homme et le dieu suprême, vainqueur du mal, sauveur des âmes,
Mithra ressemblait singulièrement au Verbe Eternel de l'évangéliste Jean. Et
son clergé rappelait celui des chrétiens par sa hiérarchie comme par son goût
pour le célibat ; et sa morale n'était pas moins belle que celle de Jésus ; et
son culte comportait un baptême, des jeûnes, et des repas divins où l'on usait
en commun de pain, d'eau et de vin consacrés. Ces analogies stupéfiantes, les
Pères de l'Eglise en rendaient responsables les artifices du démon ; car le
mithraïsme, de beaucoup plus ancien, n'avait pas, de toute évidence, plagié le
christianisme. Comme ce dernier, le culte de Mithra se répandit surtout parmi
les esclaves et les petites gens ; mais il compta aussi des patriciens, et même
l'empereur Commode, parmi ses adeptes. D'où l'acharnement du clergé catholique
contre ce rival dangereux, et sa proscription dès que les empereurs furent
chrétiens. Pour mieux tromper les foules simplistes, les prêtres de Jésus
s'approprièrent aussi maints rites chers au dieu persan et firent coïncider
leurs fêtes avec les siennes. Chose d'autant plus facile qu'il est impossible
d'avoir aucun détail précis par les Evangiles, tant sur la naissance que sur la
vie ou la mort de Jésus. Si Matthieu et Luc le font naître à Bethléem, c'est
qu'autrefois Michée prédit que de cette bourgade sortirait le conducteur
d'Israël. S'il a pour mère une vierge, c'est, affirme Matthieu, « afin que
s'accomplît ce que le seigneur avait dit par le prophète : Voici, une vierge
sera enceinte, et elle enfantera un fils et on le nommera Emmanuel ». S'il est
conduit en Egypte, c'est, d'après le même, parce qu'Osée avait écrit : « J'ai
appelé mon fils hors d'Egypte ». A propos du massacre des innocents, il ajoute
: « Alors s'accomplit ce qui avait été dit par Jérémie le prophète : On a ouï,
dans Rome, des cris, des lamentations, des pleurs et de grands gémissements. »
Rachel pleurant ses enfants ; « et elle n'a pas voulu être consolée parce
qu'ils ne sont plus ». Les deux généalogies, d'ailleurs inconciliables, de Luc
et de Matthieu visent à montrer que Jésus était fils de David comme devait
l'être le Messie. Un entrelacement de motifs et de textes empruntés à la Bible,
tel apparaît le récit de la naissance du Christ dans nos Evangiles. Et, dans
les épîtres de Paul, aucun détail concret qui donne l'impression d'une scène
réelle ; ni le lieu de la naissance, ni sa date, ni le nom du père ou de la
mère ; lui aussi semble concevoir l'histoire de Jésus comme une simple réalisation
des vieux oracles messianiques. Quant aux Evangiles apocryphes, parvenus
jusqu'à nous, qui racontent l'histoire des parents de la Vierge, Joachim et
Anne, celle du mariage de Joseph et de la naissance du Christ dans une caverne
où se trouvaient un âne et un bœuf, l'Eglise n'ose les ranger parmi les écrits
canoniques tant ils sont ineptes. L'art chrétien et la piété des fidèles s'en
inspirent ; ils montrent seulement de quelles divagations sont capables les
imaginations de croyants surexcités, de l'avis des érudits catholiques
euxmêmes. Ainsi, création toute idéale de la foi, l'enfant divin de la crêche
n'eut jamais d'existence que dans le cerveau de ses serviteurs. Le Jésus de
Bethléem, adoré par les bergers et les rois mages, s'avère un mythe sans fondement
historique dès qu'on examine d'un peu près les textes anciens. Il reste qu'il
inspira des œuvres artistiques d'un grand mérite, comme en inspirèrent les
dieux de Grèce et de Rome, et le divin Buddha, et Mahomet le prophète, et les
mythologies de tous les temps. Mais de la beauté à la vérité il y a un abîme
que les plus adroits apologistes n'arrivent pas à combler ; la poésie de Noël
paraît d'ailleurs assez pauvre à qui ne croit plus au divin. Mais les enfants
et les simples s'y laissent prendre, ne pouvant supposer qu'on célèbre avec
tant de pompe la naissance d'un homme qui peut-être ne vécut pas réellement.
Loin d'être sorti en bloc,
d'un seul jet, de la conscience de ses fondateurs, le christianisme apparaît
comme un syncrétisme qui absorba des matériaux déjà préexistants. Idées, mœurs,
habitudes culturelles de l'époque furent d'une importance capitale pendant la
lente évolution des débuts, en matière de rites comme en matière de dogmes.
Pour la célébration de ses fêtes, pour la constitution de ses sacrements,
l'Eglise consulta son intérêt immédiat ; très vite elle devint d'un
opportunisme bien choquant pour qui la suppose guidée par le Saint Esprit. A
l'Olympe où trônaient Jupiter et Junon, elle substitua le ciel où règnent Jésus
et Marie ; la foison de ses saints remplaça la kyrielle des héros et des petits
dieux. Dans bien des cas toute la différence se borna à des changements de nom.
Pas besoin de répandre le sang de milliers de martyrs pour aboutir à pareil
résultat ; que l'idole s'appelle Jésus, Mithra, Devoir ou Patrie, qu'importe,
en effet, dès qu'elle exige d'être adorée !
- L. BARBEDETTE
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