dimanche 12 février 2023

"L'espèce humaine" de Robert Antelme

 « Ce soir, il faudra se coucher comme ça, demain aussi, avec cette poche au milieu du corps, qui pompe, qui pompe, jusqu’au regard. Les poings fermé, je ne serre que du vide, je sens les os de mes mains. Je ferme les mâchoires, rien que des os encore, rien à broyer, rien de mou, pas la moindre pellicule à placer entre elles. Je mâche, je mâche, mais soi, ça ne se mâche pas. Je suis celui qui mâche, mais ce qui se mâche, ce qui se mange, où cela existe-t-il ? Comment manger ? Quand il n’y a rien, il n’y a donc vraiment rien ? Il est possible qu’il n’y ait vraiment rien. Oui, c’est cela que veut dire : il n’y a rien. Il ne faut pas divaguer. Duc calme. Demain matin, il y aura le pain, ce n’est toujours qu’il n’y a rien ; il faut se calmer. Mais maintenant, il est impossible qu’il en soit autrement, il n’y a rien, il faut l’admettre. Je ne peux pas créer quelque chose qui se mange. C’est cela l’impuissance. Je suis seul, je ne peux pas me faire vivre moi-même. Sans rien faire, le corps déploie une prodigieuse activité rien qu’à s’user. Je sens que cela dégringole de moi, je ne peux pas m’arrêter, ma chair disparait, je change d’enveloppe, mon corps m’échappe ».



Aucun commentaire: