samedi 18 février 2023

Lignes N°48: Les attentats, la pensée

Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article: Survivant, soulevé   par Georges Didi-Huberman

Simon a eu la politesse l'élégance d'essayer de faire rire ceux qui l'aiment et sont fous d'angoisse devant son corps brisé. Peut-être qu'il a eu la flemme de mourir, mais qu'est-ce qu'il travaille à vivre depuis maintenant six mois!

Car le survivant ne se contente pas de vivre encore, de vivre malgré le fait qu'il aurait dû mourir. le survivant travaille à vivre : dans ce travail il y a tous les efforts, toutes les peines de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute. Il y a les hauts et les bas. Les bas tirent Simon vers l'immobilité et la douleur, sans doute le désespoir mais il ne le montre pas. Longtemps je l'ai vu sur son lit d'hôpital comme un être littéralement coupé en deux: seul le haut - tête toujours très claire et alerte -  semblait susceptible de volonté. les bras, les mains n'ont retrouvé que lentement leurs possibilités de libre mouvement. les gestes les plus simples avaient fait place à des sortes d'appels tendus, comme si chaque muscle, privé de sa connexion, criait "SOS". les fatigues sont lancinantes : mais comment faire entendre à autrui qu'à la fois la sensibilité est perdue et que, pourtant, la douleur physique est omniprésent? rechute brutale. retour au service des urgences. Ce qui semblait renaitrez s'effondre. Mais au bout d'un moment - qui semblent une éternité- cela renait quand même un peu, ouf. On repart à l'hôpital de longue durée et on se remet au travail de la vie, c'est-à-dire d'une remise en mouvement du corps: Simon est un humain survivant qui cherche à redevenir un animal ( un corps vivant capable de se mouvoir par lui(-même). Sa mère, être admirable, comprend qu'il doit naitre à nouveau, tout réapprendre pour se mettre debout. Elle a pu penser un moment que ce serait à elle, par définition, de faire naitre. Simon à nouveau. Mais non. Ce n'est pas elle qui le guidera comme elle l'a fait autrefois par sa tendresse et son "éducation". ce n'est pas elle qui lui apprendra à marcher: Simon doit se soulever pour naitre, il doit se tirer lui-même, à la dure, par "rééducation" comme on dit, des sables mouvants qui l'ont envahi jusqu'à la poitrine.

Mouvements: mouvements qu'il faut arracher à cette pauvre moelle épinière traumatisée. Ce qu'il faut d'abord? Simon me le dit lui-même constamment: il faut imaginer. Imaginer bouger, imaginer vivre, imaginer marcher. Se dire qu'un jour on pourra, miracle, pisser de soi-même et, il le faut absolument, recommencer de bander comme le jeune homme qu'il est. C'est de la physiologie superlative - notre pensée n'étant en aucun cas séparée de notre corps- , ou bien c'est du Spinoza en pratique quotidienne, patiente, douloureuse, mais guidée depuis les tréfonds par un formidable désir. C'est-à-dire une joie fondamentale. C'est la paradoxale joie du survivant, fût-elle nouée d'angoisses, de culpabilités, de désespoirs. Comment est-ce possible? Simon se concentre. Il imagine qu'il "bouge sa jambe": bien avant que sa jambe ne bouge elle-même, il lui faut donc un exercice de pensée imaginative où c'est l'image elle-même, l'image de sa jambe, qui se met en mouvement ( elle, l'image) pour la mettre en mouvement (elle, la jambe). Simon me donne une leçon courage, c'est évident. Mais il se permet de me donner, en plus, une leçon sur les puissances de l'imagination, domaine que je croyais, tout à fait à tort, être de ma spécialité".

Aucun commentaire: