mercredi 15 février 2023

Ecoute Camarade! de Murray Bookchin Partie I

 

TOUTES LES VIEILLES CONNERIES des années 1930 nous reviennent : tous ces poncifs sur «la ligne de classe», «le rôle de la classe ouvrière», les «cadres», le «parti d’avant-garde» et la «dictature du prolétariat». Et cela sous une forme plus grossière que jamais. Le Progressive Labor Party n’en est pas le seul exemple, c’en est seulement le pire. On retrouve les mêmes foutaises dans les diverses branches du SDS (Students for a Democratic Society), dans les clubs marxistes et socialistes des campus universitaires, sans parler des groupes trotskistes, des Clubs de l’Internationale socialiste ainsi qu’au sein de la Youth Against Warand Fascism77. Dans les années 1930, au moins, cela se comprenait. Les États-Unis étaient paralysés par la crise économique chronique la plus profonde et la plus longue de leur histoire. Les grandes offensives menées par le CIO (Congress of Industrial Organizations), leurs spectaculaires grèves sur le tas, leur militantisme et leurs heurts sanglants avec la police paraissaient être les seules forces vivantes capables des attaquer aux murs du capitalisme. Le climat politique mondial était électrisé par la guerre civile espagnole, la dernière des révolutions ouvrières classiques. À ce moment-là, toutes les sectes de la gauche américaine pouvaient s’identifier à leurs propres colonnes à Madrid et à Barcelone. C’était il y a trente ans. C’était l’époque où on aurait considéré comme dingue quiconque aurait crié «Faites l’amour, pas la guerre». On criait plutôt «Faites des emplois, pas la guerre»; le cri d’un âge dominé par la pénurie. C’était l’époque où la réalisation du socialisme exigeait des «sacrifices» et une longue «période de transition» vers une économie d’abondance matérielle. Pour un jeune de 18 ans en 1937, la notion même de cybernétique appartenait à la science-fiction un rêve comparable aux voyages dans l’espace. Ce type de 18 ans en 1937 a maintenant 50 ans et ses racines plongent dans une époque si lointaine qu’elle diffère qualitativement des réalités de l’Amérique contemporaine. Le capitalisme est devenu un capitalisme partiellement étatique, que l’on pouvait à peine entrevoir il y a trente ans. Et on voudrait que nous retournions aux «analyse de classes», aux «stratégies», aux «cadres» et aux modes d’organisation de cette lointaine époque, au mépris complet des problèmes nouveaux et des possibilités nouvelles apparus depuis. Quand apprendrons-nous à créer un mouvement révolutionnaire tourné vers le futur au lieu du passé? Quand commencerons-nous à tirer la leçon de ce qui est en train de naître plutôt que de ce qui meurt? C’est exactement ce que Marx essayait de faire à sa manière. Il a essayé d’insuffler un esprit futuriste aux mouvements révolutionnaires des années 1840 et 1850 :«La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants», écrivait-il dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à ces  époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre et leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec un langage emprunté. C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l’Empire romain, et que la Révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. […] La révolution sociale du XIXe  siècle ne peut pas tirer sa poésie du  passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même  avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. […] La révolution du XIXe doit laisser les morts enterrer les morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase.» En est-il autrement aujourd’hui, alors que nous approchons du XXIe siècle? Les morts marchent de nouveau parmi nous, drapés dans le nom de Marx, l’homme qui voulait enterrer les morts du XIXe siècle. La révolution contemporaine ne sait que parodier, à son tour, la révolution d’Octobre 1917 et la guerre civile de 1918-1920, avec ses «lignes de classes», son parti bolchevique, sa «dictature du prolétariat», sa morale puritaine et même son slogan «Tout le  pouvoir aux soviets». La révolution contemporaine totale, multi-directionnelle, qui saura finalement résoudre la «question sociale» née de la pénurie, de la domination et de la hiérarchie, suit la tradition des révolutions unidimensionnelles, partielles et incomplètes du passé, qui ne firent que transformer la «question sociale» en remplaçant une hiérarchie, un système de domination par un autre. Au moment où la société bourgeoise elle-même est en train de désintégrer les classes sociales à qui elle devait sa stabilité retentissent les cris trompeurs réclamant une «ligne de classe». Au moment où toutes les institutions politiques de la société entrent dans une période de profonde décadence retentissent les cris sans substance de «parti politique» et «État ouvrier». Au moment où la hiérarchie en tant que telle est remise en question retentissent les cris de «cadres», «avant-garde» et «leaders». Au moment où la centralisation et l’État ont atteint un degré de négativité historique proche de l’explosion retentissent les appels en faveur d’un «mouvement centralisé» et d’une «dictature du prolétariat». Cette recherche de la sécurité dans le passé, ces efforts peuvent trouver refuge dans un dogme fixé une fois pour toutes et dans une hiérarchie organisationnelle installée, tous ces substituts à une pensée et à une pratique créatrices démontrent amèrement combien les révolutionnaires sont peu capables de «transformer eux-mêmes et la nature»– et encore moins de transformer la société tout entière. Le profond conservatisme des «révolutionnaires» du PLP est d’une évidence douloureuse : le parti autoritaire remplace la famille autoritaire; le leader et la hiérarchie autoritaires remplacent le patriarche et la bureaucratie universitaire; la discipline exigée par le mouvement remplace celle  de la société bourgeoise; le code autoritaire d’obéissance politique remplace  l’État; le credo de la «moralité prolétarienne» remplace les mœurs du puritanisme et l’éthique du travail. L’ancienne substance de la société d’exploitation  reparaît sous une apparence nouvelle, drapée dans le drapeau rouge, décorée  du portrait de Mao (ou de Castro ou du Che) et arborant Le Petit Livre rouge et autres litanies sacrées.  La majorité de ceux qui restent au PLP aujourd’hui le méritent bien. S’ils sont  capables d’accepter une organisation qui colle ses propres slogans sur des photos  du DRUM; s’ils acceptent de lire une revue qui demande si Marcuse est «un trouillard ou un flic»; s’ils acceptent une «discipline» qui les réduit à de simples  automates préprogrammés et dénués d’expression; s’ils acceptent de manipuler d’autres organisations grâce à des techniques révoltantes empruntées aux fosses d’aisance du monde parlementaire et affairiste bourgeois; s’ils acceptent de parasiter toutes les actions et toutes les situations politiques pour promouvoir  la croissance de leur propre parti, même si c’est au prix de l’échec de l’action  parasitée; s’ils acceptent tout cela, ils sont au-dessous de tout mépris. Que ces gens-là s’appellent des «rouges» et appellent «chasse aux sorcières» toute attaque contre eux est du maccarthysme à l’envers. Pour Plagier la succulente description du stalinisme que l’on doit à Trotski, ils représentent la syphilis de la jeune gauche d’aujourd’hui. Et pour la syphilis, il n’y a qu’un traitement : les antibiotiques, pas la discussion. Nous nous adressons ici aux révolutionnaires honnêtes, ceux qui se sont tournés vers le marxisme, le léninisme ou le trotskisme parce qu’ils cherchent ardemment une perspective sociale cohérente et une stratégie révolutionnaire  efficace. Nous nous adressons aussi tous ceux que l’arsenal théorique de l’idéologie marxiste impressionne et qui, en l’absence d’alternative systématique, se sentent disposés à flirter avec elle. À ceux-là, nous nous adressons comme à des frères et à des sœurs et nous leur demandons d’accepter de participer à une discussion sérieuse et à une réévaluation d’ensemble. Nous croyons que le marxisme a cessé d’être applicable à notre temps, non parce qu’il est trop visionnaire ou trop révolutionnaire, mais parce qu’il n’est ni assez visionnaire ni assez révolutionnaire. Nous croyons qu’il est né d’une période de pénurie et qu’il constitue une brillante critique de cette période et particulièrement du capitalisme industriel; nous pensons qu’une période nouvelle est en train de naître, une période que le marxisme n’avait pas adéquatement cernée et dont les contours ne furent anticipés que partiellement et de manière biaisée. Nous prétendons que le problème n’est ni d’abandonner le marxisme ni de l’abroger, mais de le transcender dialectiquement comme Marx transcende la philosophie hégélienne, l’économie ricardienne et la tactique et les modes d’organisation  blanquistes. Nous avançons que, à un stade de développement du capitalisme plus avancé que celui dont traita Marx il y a un siècle, et à un stade de développement technologique plus avancé que ce que Marx aurait pu anticiper, une critique nouvelle est nécessaire. De celle-ci sortiront de nouveaux modes de lutte, d’organisation, de propagande, et un style de vie nouveau. Appelez ceux-ci comme vous voudrez, même «marxisme» si cela vous chante. Nous avons choisi de nommer cette nouvelle approche «anarchisme de l’après-rareté» pour un certain nombre de raisons qui deviendront plus claires dans les pages qui suivent. Les limites historiques du marxisme C’est une idée totalement absurde que de penser qu’un homme, qui a réalisé ses travaux théoriques majeurs entre 1840 et 1880, ait pu «prévoir» la dialectique complète du capitalisme. Si nous pouvons toujours apprendre beaucoup des analyses de Marx, nous pouvons apprendre encore plus à partir des erreurs que devaient commettre inévitablement des hommes dont la pensée était limitée par une ère de pénurie matérielle et une technologie qui exigeait à peine l’emploi de l’électricité. Nous pouvons apprendre combien notre propre époque est différente de celles de toute l’histoire passée, combien les potentialités auxquelles nous sommes confrontés sont qualitativement nouvelles, et à quel point sont uniques les problèmes, les analyses et la praxis auxquels nous aurons à faire face si nous voulons faire une révolution et non un autre avortement historique. Il ne s’agit pas de savoir si le marxisme est une «méthode» qui doit être réappliquée à une nouvelle situation, ou s’il faut élaborer un «néo-marxisme» pour surmonter les limitations du «marxisme classique». C’est une mystification pure et simple que d’essayer de sauver le label marxiste en donnant la prépondérance à la méthode sur le système, ou en ajoutant «néo» à un mot sacré, si toutes les conclusions pratiques du système contredisent platement  ces efforts. C’est pourtant ce qui préoccupe les exégètes marxistes à l’heure  actuelle. Les marxistes s’appuient sur le fait que le système fournit une interprétation remarquable du passé pour ignorer volontairement qu’il se fourvoie totalement lorsqu’il s’occupe du présent et de l’avenir. Ils citent la cohérence que le matérialisme historique e l’analyse de classe ont donné à l’interprétation de l’histoire, les analyses économiques que Le Capital a fournies à propos du développement du capitalisme industriel, l’intérêt des analyses de Marx sur les premières révolutions et les conclusions tactiques qu’il en a tirées; ils citent tout cela sans jamais une seule fois reconnaît ce que des problèmes qualitativement nouveaux sont apparus qui n’existaient même pas à son époque. Est-il concevable que les problèmes et les méthodes historiques de l’analyse de classe, basés entièrement sur une inévitable pénurie, puissent être transplantés à une époque d’abondance potentielle? Est-il concevable qu’une analyse économique, centrée essentiellement sur un système de «libre concurrence» du capitalisme industriel puisse être transférée à un système planifié de capitalisme, dans lequel l’État et les monopoles s’allient pour manipuler la vie économique? Est-il concevable qu’un arsenal tactique et stratégique, formulé à une époque où l’acier et le charbon constituaient les bases de la technologie industrielle, soit appliqué à une époque basée sur des sources d’énergie radicalement nouvelles, sur l’électronique, sur la cybernétique?

Un corpus théorique, qui était libérateur il y a un siècle, est devenu de nos jours une camisole de force. On nous demande de nous concentrer sur la classe ouvrière comme «agent» révolutionnaire à une époque où le capitalisme produit visiblement des révolutionnaires dans virtuellement toutes les couches de la société, et particulièrement parmi la jeunesse. On nous demande d’élaborer nos méthodes tactiques en fonction d’une «crise économique chronique» à venir, malgré le fait qu’aucune crise semblable n’a eu lieu depuis trente ans. On nous demande d’accepter une «dictature du prolétariat» –une «longue période de transition» dont la fonction n’es pas simplement de supprimer les contrerévolutionnaires, mais surtout de développer une technologie d’abondance alors que cette technologie existe déjà. On nous demande d’orienter nos «stratégies» et nos «tactiques» en fonction de la pauvreté et de la misère matérielle à une époque où les sentiments révolutionnaires sont engendrés par la banalité de la vie dans des conditions d’abondance matérielle. On nous demande d’établir des partis politiques, des organisations centralisées, des hiérarchies et des élites «révolutionnaires» et un nouvel État à une époque où les institutions politiques en tant que telles sont sur leur déclin et où la centralisation, la hiérarchie, l’élitisme et l’État sont remis en question à une échelle jamais atteinte auparavant dans l’histoire de la société hiérarchique.

Bref, on nous demande de revenir au passé, de réduire au lieu de grandir, de faire entrer de force la réalité palpitante d’aujourd’hui, avec ses espoirs et ses promesses, dans le moule débilitant des préconceptions d’une époque dépassée. On nous demande de nous appuyer sur des principes qui ont été transcendés, non seulement théoriquement, mais par le développement même de la société. L’Histoire n’est pas restée immobile depuis que Marx, Engels, Lénine et Trotski sont morts; elle n’a pas non plus suivi la direction simpliste qui avait été prévue par des penseurs – aussi brillants qu’ils fussent – dont l’esprit était enraciné dans le XIXe siècle ou les premières années du XXe. Nous avons vu le capitalisme réaliser lui-même plusieurs des tâches qui étaient imparties au socialisme (le développement d’une technologie d’abondance); nous l’avons  vu «nationaliser» des propriétés, fondre l’économie et l’État là où cela était nécessaire. Nous avons vu la classe ouvrière neutralisée en tant qu’«agent du changement révolutionnaire», malgré une lutte, constante, dans un cadre bourgeois pour des salaires plus élevés, des horaires de travail réduits et des bénéfices «sociaux». La lutte des classes dans le sens classique n’a pas disparu;  elle a subi un sort bien plus morbide en étant cooptée dans le capitalisme. La lutte révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés s’est déplacée vers un terrain historiquement nouveau : une lutte entre une génération jeune qui n’a pas connu de crise économique chronique et la culture, les valeurs et les institutions d’une génération plus vieille et conservatrice dont les perspectives de vie ont été formées par la pénurie, la culpabilité, la renonciation, l’éthique du travail et la poursuite de la sécurité matérielle. Nos ennemis ne sont pas seulement la haute bourgeoisie et l’appareil d’État, mais aussi tout un courant qui trouve son soutien chez les libéraux, les sociaux-démocrates, les laquais des médias corrompus, les partis «révolutionnaires» du passé et, aussi pénible que cela puisse paraître aux acolytes du marxisme, les ouvriers dominés par la hiérarchie de l’usine, par la routine industrielle et par l’éthique du travail. Les divisions recoupent aujourd’hui toutes les classes traditionnelles. Elles soulèvent un éventail de problèmes qu’aucun marxiste s’appuyant sur des analogies avec les sociétés de pénurie ne pouvait prévoir.

Le mythe du prolétariat

Laissons de côté tous les débris idéologiques du passée et allons directement aux racines théoriques du problème. La plus grande contribution de Marx à la pensée révolutionnaire de notre époque est sa dialectique du développement social :le grand mouvement qui, à partir du communisme primitif, et à travers la propriété privée, doit mener au communisme dans sa forme la plus aboutie–une société communautaire fondée sur une technologie libératrice. D’après Marx, l’être humain passe donc ainsi de la domination de l’humain par la nature, à la domination de l’humain par l’humain et, finalement, à la domination de la nature par ’humain à partir de la domination sociale en tant que telle. À l’intérieur de cette dialectique générale, Marx examine la dialectique du capitalisme lui-même, un système social qui constitue le dernier «stade» historique de la domination de l’humain par l’humain. Ici, Marx apporte non seulement une profonde contribution à la pensée de notre temps (particulièrement par sa brillante analyse des rapports marchands), mais il exemplifie les limitations intellectuelles que le temps et l’espace imposent encore à la pensée contemporaine. La plus sérieuse de ces limitations se retrouve dans sa tentative d’explication de la transition du capitalisme au socialisme, d’une société de classes à une société sans classes. Il est extrêmement important de souligner le fait que cette explication a été élaborée presque entièrement par analogie avec la transition de la féodalité au capitalisme, c’est-à-dire d’une société de classes à une autre société de classes, d’un système de propriété à un autre. En conséquence, Marx note que, de même que la bourgeoisie s’est développée à l’intérieur de la féodalité à cause de l’antagonisme entre ville et campagne ou plus précisément entre artisanat et agriculture), de même le prolétariat moderne se développe à l’intérieur du capitalisme grâce au progrès de la technologie industrielle. Ces deux classes,  nous dit-on, possèdent des intérêts qui leur sont propres– en fait des intérêts sociaux révolutionnaires qui les font se retourner contre l’ancienne société qui les a engendrées. Si la bourgeoisie s’est assurée le contrôle de la vie économique bien avant d’avoir renversé la société féodale, le prolétariat obtient quant à lui sa propre puissance révolutionnaire par le fait qu’il est «discipliné, unifié, organisé», par le système industriel. Dans les deux cas, le développement des forces productives devient incompatible avec le système traditionnel des relations sociales,«letégument85 éclate». La vieille société est remplacée par la nouvelle. La question critique qui se pose alors est la suivante : peut-on expliquer la transition d’une société de classes à une société sans classes au moyen de la même dialectique qui rend compte de la transition d’une société de classes à une  autre? Il ne s’agit pas là d’un problème théorique où l’on jonglerait avec des  abstractions logiques, mais au contraire d’un problème très réel et très concret de notre époque. Entre le développement de la bourgeoisie dans la société féodale, et celui du prolétariat à l’intérieur du capitalisme, il y a des différences  profondes que Marx n’a pas réussi à prévoir ou à traiter avec clarté. La bourgeoisie contrôlait la vie économique bien avant de prendre le pouvoir d’État;  elle était devenue la classe dominante matériellement, culturellement et idéologiquement avant d’affirmer sa domination politique. Le prolétariat, au contraire, ne contrôle pas la vie économique. En dépit de son rôle indispensable dans le processus industriel, la classe ouvrière ne représente même pas la majorité de la population et sa position économique stratégique est de plus en plus érodée par l’électronique et les autres développements technologiques .D’où le fait que pour que le prolétariat se serve du pouvoir qu’il détient dans le cadre  d’une révolution sociale, il faudrait qu’il passe par une prise de conscience extrêmement forte. Jusqu’à présent, cette prise de conscience a été continuellement bloquée par le fait que le milieu industriel est l’un des derniers bastions de l’éthique du  travail, du système hiérarchique de gestion, de l’obéissance aux chefs et, depuis peu, de la production  engagée dans la fabrication de gadgets et d’armements superflus. L’usine ne sert pas seulement à «discipliner», «unifier» et «organiser » les travailleurs, elle le fait d’une manière totalement bourgeoise. Dans les usines, la production capitaliste reproduit non seulement durant chaque jour de    travail les relations sociales du capitalisme, comme Marx l’a noté, mais elle  reproduit aussi la psyché, les valeurs et l’idéologie du capitalisme. Marx avait suffisamment ressenti ce fait pour rechercher des raisons, plus contraignantes que le simple fait de l’exploitation ou des conflits sur les salaires  el es horaires, pour propulser le prolétariat vers une action révolutionnaire. Dans sa théorie générale de l’accumulation capitaliste, il essaya de décrire les dures lois objectives qui forcent le prolétariat à assumer un rôle révolutionnaire. En conséquence, il élabora sa fameuse théorie de la paupérisation : la concurrence entre capitalistes les contraint à baisser les prix, ce qui conduit à une réduction continuelle des salaires et à un appauvrissement absolu des  ouvriers. Le prolétariat est alors forcé de se révolter parce que, avec le processus  de concurrence et de centralisation du capital, «s’accroît la masse de misère,  d’oppression, d’esclavage, de dégradation». Mais le capitalisme n’est pas resté immobile depuis Marx. On ne pouvait attendre de Marx, qui écrivait au milieu du XIXe siècle, qu’il saisisse toutes les  conséquences de ses analyses sur la centralisation du capital et le développement de la technologie. On ne pouvait lui demander de prévoir que le capitalisme se développerait non seulement du mercantilisme aux formes industrielles dominant son époque–de monopoles commerciaux aidés par l’État aux unités industrielles hautement compétitives–mais aussi que, avec la centralisation  du capital, il reviendrait à ses origines mercantiles à un plus haut niveau de développement et adopte à nouveau des formes monopolistiques aidées par l’État. L’économie tend à se fondre dans l’État et le capitalisme commence à «planifier» son développement au lieu de le laisser dépendre uniquement de la concurrence et des forces du marché. Le système n’abolit certainement pas la lutte de classes, mais il s’arrange pour la contenir, utilisant ses immenses ressources technologiques pour assimiler les parties les plus stratégiques de la classe ouvrière. Ainsi la théorie de la paupérisation se trouve totalement émoussée. Aux États-Unis, la lutte de classes au sens traditionnel n’a pu se développer en guerre de classes. Elle se joue entièrement à l’intérieur d’un cadre bourgeois. Le marxisme devient en fait une idéologie. Il est assimilé par les formes les plus avancées du capitalisme d’État–en particulier en Russie. Par une incroyable ironie de l’histoire, le «socialisme» marxien se révèle être en grande partie le capitalisme d’État lui-même, que  Marx n’a pas su prévoir dans la dialectique du capitalisme. Le prolétariat, au lieu de devenir une classe révolutionnaire au sein du capitalisme, se révèle être un organe du corps de la société bourgeoise. La question que nous devons donc poser, aujourd’hui, est de savoir si une révolution qui cherche à réaliser une société sans classes peut naître d’un conflit entre des classes traditionnelles dans une société de classes, ou si une telle révolution sociale ne peut naître que de la décomposition des classes traditionnelles, en fait, de l’apparition d’une «classe»  entièrement nouvelle, dont l’essence même est d’être une non-classe, et plutôt une couche croissante de révolutionnaires. Pour répondre à cette question nous en apprendrons plus en  retournant à l’ample dialectique que Marx a développée au sujet de la société  humaine dans son ensemble, que par le modèle qu’il emprunte au passage de la  société féodale à la société capitaliste. Tout comme les clans parentaux primitifs  commençaient à se différencier en classes, il y a de nos jours une tendance à  la décomposition des classes dans dessous- cultures complètement nouvelles qui, sous plusieurs aspects, s’apparentent à des relations non capitalistes. Ce ne  sont plus des groupes strictement économiques; en fait, ils reflètent la tendance   du développement social à transcender les catégories sociales de la société de pénurie. Ils constituent en effet une préformation culturelle, une forme grossière  et ambiguë, du mouvement de la société de rareté à une société d’abondance. Le processus de décomposition des classes doit être compris dans toutes ses  dimensions. Le mot «processus» doit être souligné ici :les classes traditionnelles ne disparaissent pas – ni, pour cette raison, la lutte de classes. Seule une révolution sociale peut supprimer la structure dominante de classes et es  conflits qu’elle engendre. Mais la lutte des classes traditionnelle cesse d’avoir de implications révolutionnaires :elle se révèle être la physiologie de la société dominante, non les douleurs d’un enfantement. En fait, la lutte de classes traditionnelle est une condition de base de la stabilité de la société capitaliste, car elle «corrige» ses abus (salaires, horaires, inflation, emploi, etc.). Les syndicats se constituent eux-mêmes en «contre-monopoles» à l’encontre des monopoles  industriels et sont incorporés dans l’économie néo-mercantiliste, institutionnalisée en tant qu’état de fait. À l’intérieur de ce paradigme, il règne des conflits  plus ou moins importants, mais pris dans leur ensemble ils renforcent le système  et servent à le perpétuer. Renforcer cette structure de classes en babillant sur le «rôle de la classe ouvrière», renforcer cette lutte de classes traditionnelle en lui imputant un contenu révolutionnaire, infecter le nouveau mouvement révolutionnaire de  notre époque avec de l’ouvriérisme, tout cela est réactionnaire en soi. Combien de fois devra-t-on rappeler aux doctrinaires marxistes que l’histoire de la lutte  des classes est l’histoire d’une maladie, des blessures ouvertes par la fameuse  «question sociale», du développement déséquilibré de l’être humain essayant  d’obtenir le contrôle sur la nature en dominant son semblable? Si la retombée  secondaire de cette maladie a été le développement technologique, le produit  principale n a été la répression, une horrible effusion de sang humain et une distorsion psychique terrifiante.  Alors que cette maladie touche à sa fin, alors que les blessures commencent à guérir dans leurs plus profonds replis, le processus se déploie maintenant vers  sa plénitude; les implications révolutionnaires  de la lutte de classes perdent leur sens en tant que constructions théoriques et réalité sociale. Le processus de décomposition embrasse non seulement la structure traditionnelle de classes mais  aussi la famille patriarcale, les méthodes autoritaires d’éducation, l’influence de la religion, les institutions de l’État, les mœurs engendrées par le labeur, la renonciation, la culpabilité et la sexualité réprimée. En bref, le processus de désintégration devient maintenant général et recoupe virtuellement toutes les classes, valeurs et institutions traditionnelles. Il crée des problèmes, des méthodes de lutte, des formes d’organisation entièrement nouveaux et nécessite une approche entièrement nouvelle de la théorie et de la praxis. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement? Examinons deux approches différentes, l’approche marxiste et la révolutionnaire. Le marxiste doctrinaire voudrait nous voir approcher l’ouvrier – ou mieux, «entrer» dans l’usine – pour l’endoctriner, lui de préférence à n’importe qui d’autre. Pourquoi faire?  Pour donner à l’ouvrier une «conscience de classe». Pour citer les exemples les plus néanderthaliens de la vieille gauche : on se coupe les cheveux, on s’affuble de vêtements conventionnels, on abandonne l’herbe pour les cigarettes et la  bière, on danse conventionnellement, on simule des manières «rudes» et on  arbore une contenance sévère, figée et pompeuse.

Bref, on devient la pire caricature de l’ouvrier : non pas un «petit bourgeois dégénéré», mais bien un bourgeois dégénéré. On devient une imitation de l’ouvrier dans la même mesure où l’ouvrier est une imitation de ses maîtres.  De plus, derrière cette métamorphose de l’étudiant en «ouvrier» se cache un  cynisme vicieux, car on essaye d’utiliser la discipline inculquée par le milieu industriel pour discipliner l’ouvrier dans le milieu du parti. On essaye d’utiliser le respect de l’ouvrier pour la hiérarchie industrielle pour lui faire épouser la hiérarchie du parti. On met en œuvre ce procédé révoltant qui, s’il réussit,  ne peut conduire qu’au remplacement d’une hiérarchie par une autre, tout en  prétendant être concerné par les soucis économiques quotidiens des ouvriers. Même la théorie marxiste se trouve dégradée dans cette image avilie de l’ouvrier  ( Cf. n’importe quel numéro de Challenge, ce  National Inquirer de la gauche :  rien n’ennuie plus les ouvriers que ce genre de littérature). À la fin, l’ouvrier est  assez fin pour savoir qu’il obtiendra de meilleurs résultats dans la lutte de tous  les jours à travers la bureaucratie syndicale qu’à travers la bureaucratie d’un  parti marxiste. Les années 1940 ont révélé cela de façon si spectaculaire qu’en un an ou deux, les syndicats ont réussi à vider par milliers (et pratiquement sans protestation de la base ) les marxistes qui avaient fait un travail préparatoire  considérable au sein du mouvement ouvrier pendant plus d’une décennie, et ce, jusque dans les postes les plus importants des organisations syndicales internationales. En fait, l’ouvrier devient un révolutionnaire non pas en devenant plus ouvrier, mais en se débarrassant de sa «condition ouvrière». Et en cela il n’est pas seul : la même chose s’applique au paysan, à l’étudiant, à l’employé, au soldat, au bureaucrate, au professeur et au marxiste. L’ouvrier n’est pas moins «bourgeois» que le paysan, l’étudiant, l’employé, le soldat, le bureaucrate, le   professeur et le marxiste. Sa «condition ouvrière» est la maladie dont il souffre, l’affliction sociale qui s’est cristallisée dans ses dimensions individuelles. Lénine l’avait compris dans Que faire?  Mais il ne fit que s’introduire dans l’ancienne hiérarchie avec un drapeau rouge et un verbiage révolutionnaire. L’ouvrier commence à être révolutionnaire quand il se débarrasse de sa «condition ouvrière», quand il commence à détester ses statuts de classe hic et nunc, quand il commence à vomir les caractéristiques que précisément les marxistes apprécient le plus en lui : son éthique du travail, son caractère conditionné par la  discipline industrielle, son respect de la hiérarchie, son obéissance au chef, sa consommation, ses vestiges de puritanisme. Dans ce sens, l’ouvrier devient révolutionnaire dans la mesure où il se dépouille de ses statuts de classe et réalise une conscience de non-classe. Il dégénère–et il dégénère magnifiquement. Ce dont il se dépouille, c’est précisément de ces chaînes de classe qui le lient à tous les systèmes de domination. Il abandonne ces intérêts de classe  qui l’enchaînent à la consommation, au pavillon de banlieue et à une vision comptable de la vie. Les événements les plus prometteurs dans les usines aujourd’hui, c’est l’apparition de jeunes ouvriers qui fument de l’herbe, déconnent au travail, passent d’un emploi à l’autre, se laissent pousser les cheveux, demandent plus de temps libre plutôt que plus d’argent, volent, harcèlent toutes les autorités, font des grèves sauvages, et contaminent leurs camarades de travail. Encore plus prometteuse est l’apparition de ce type de personnes dans les écoles commerciales et professionnelles qui sont les réservoirs de la classe ouvrière à venir. Plus les ouvriers, les étudiants et les lycéens relient leur style de vie aux différents aspects de la culture anarchique des jeunes, plus le prolétariat cessera d’être une force de conservation de l’ordre établi pour devenir une force révolutionnaire. C’est une situation qualitativement nouvelle qui surgit quand on a à faire face à la transformation d’une société de classes, répressive, fondée sur la pénurie matérielle, vers une société sans classes, libératrice et fondée sur l’abondance  matérielle. À partir des structures de classes traditionnelles en décomposition se crée un nouveau type humain, en nombre toujours plus grand :le révolutionnaire. Ce révolutionnaire commence à contester non seulement les prémisses économiques et politiques de la société hiérarchique, mais la hiérarchie en tant que telle. Non seulement il soutient la nécessité  d’une révolution sociale, mais il essaye de vivre d’une manière révolutionnaire dans la mesure où cela est possible dans la société existante91. Non seulement il attaque les formes dérivées de notre héritage de répression, mais  il improvise de nouvelles formes de libération qui tirent leur poésie du futur. Cette préparation du futur, cette expérimentation de formes de relations sociales libératrices, post-rareté, serait illusoires le futur impliquait la substitution d’une société de classes par une autre. Par contre, elle est indispensable si le futur implique une société sans classes, bâtie sur les ruines d’une société de classes. Qui sera alors «l’agent» du changement révolutionnaire? Littéralement, la grande majorité de la société, venue de toutes les classes traditionnelles et fondue dans une force révolutionnaire commune par la décomposition des institutions, des formes sociales, des valeurs et des styles de vie de la structure de classe dominante. Typiquement, son élément le plus avancé est la jeunesse–  une génération qui, aujourd’hui, n’a pas connu de crise économique chronique et qui est de moins en moins tournée vers le mythe de la sécurité matérielle, si répandu chez les représentants de la génération des années 1930.


 

S’il est vrai qu’une révolution ne peut être réalisée sans le soutien, actif ou passif, des ouvriers, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne peut être réalisée sans le soutien actif ou passif  des paysans, des techniciens, des professeurs. Surtout, une révolution ne peut être réalisée sans le soutien de la jeunesse, dans laquelle la classe dominante recrute ses forces armées. En effet, si la classe dominante conserve sa puissance armée, la révolution est perdue, quel que soit le nombre d’ouvriers qui s’y seront ralliés. Ceci a été clairement démontré en Espagne dans les années 1930, en Hongrie dans les années 1950 et en Tchécoslovaquie dans les années 1960. La révolution d’aujourd’hui, par sa nature même, c’est à-dire par sa recherche de la plénitude, doit rallier non seulement les soldats et les ouvriers, mais la génération au sein de laquelle sont recrutés les soldats, les ouvriers, les paysans, les scientifiques, les professeurs et même les bureaucrates. En écartant les manuels de tactique du passé, la révolution du futur doit suivre les lignes de moindre résistance, creusant son chemin parmi les couches les plus sensibilisées de la population, quelle que soit leur «position de classe».  Elle doit se nourrir de toutes les contradictions de la société bourgeoise et non pas de contradictions préconçues empruntées aux années 1860 ou à 1917. À partir de là, elle attirera tous ceux qui ressentent le fardeau de l’exploitation,  de la pauvreté, du racisme, de l’impérialisme–et aussi tous ceux dont la vie est gâchée par la surconsommation, les banlieues résidentielles, les médias de masse, la famille, l’école, les supermarchés et la répression sexuelle généralisée. Alors la forme de la révolution deviendra aussitôt ale que son contenu : sans classes, sans propriété, sans hiérarchie et pleinement libératrice. S’embarquer dans ce développement révolutionnaire armé des recettes usées du marxisme, radoter au sujet de «l’analyse de classe» et du «rôle de la classe ouvrière» revient à remplacer le présent et le futur par le passé. Brandir une telle idéologie agonisante en ergotant au sujet des «cadres», du «parti d’avant garde», du «centralisme démocratique» et de la «dictature du prolétariat», c’est de la contre-révolution pure et simple. C’est ce problème de la «question organisationnelle» – la contribution vitale du léninisme au marxisme – que nous allons maintenant examiner.

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