TOUTES LES VIEILLES
CONNERIES des années 1930 nous reviennent : tous ces poncifs sur «la ligne de classe»,
«le rôle de la classe ouvrière», les «cadres», le «parti d’avant-garde» et la «dictature
du prolétariat». Et cela sous une forme plus grossière que jamais. Le Progressive
Labor Party n’en est pas le seul exemple, c’en est seulement le pire. On retrouve
les mêmes foutaises dans les diverses branches du SDS (Students for a Democratic
Society), dans les clubs marxistes et socialistes des campus universitaires, sans
parler des groupes trotskistes, des Clubs de l’Internationale socialiste ainsi qu’au
sein de la Youth Against Warand Fascism77. Dans les années 1930, au moins, cela
se comprenait. Les États-Unis étaient paralysés par la crise économique chronique
la plus profonde et la plus longue de leur histoire. Les grandes offensives menées
par le CIO (Congress of Industrial Organizations), leurs spectaculaires grèves sur
le tas, leur militantisme et leurs heurts sanglants avec la police paraissaient
être les seules forces vivantes capables des attaquer aux murs du capitalisme. Le
climat politique mondial était électrisé par la guerre civile espagnole, la dernière
des révolutions ouvrières classiques. À ce moment-là, toutes les sectes de la gauche
américaine pouvaient s’identifier à leurs propres colonnes à Madrid et à Barcelone.
C’était il y a trente ans. C’était l’époque où on aurait considéré comme dingue
quiconque aurait crié «Faites l’amour, pas la guerre». On criait plutôt «Faites
des emplois, pas la guerre»; le cri d’un âge dominé par la pénurie. C’était l’époque
où la réalisation du socialisme exigeait des «sacrifices» et une longue «période
de transition» vers une économie d’abondance matérielle. Pour un jeune de 18 ans
en 1937, la notion même de cybernétique appartenait à la science-fiction un rêve
comparable aux voyages dans l’espace. Ce type de 18 ans en 1937 a maintenant 50
ans et ses racines plongent dans une époque si lointaine qu’elle diffère qualitativement
des réalités de l’Amérique contemporaine. Le capitalisme est devenu un capitalisme
partiellement étatique, que l’on pouvait à peine entrevoir il y a trente ans. Et
on voudrait que nous retournions aux «analyse de classes», aux «stratégies»,
aux «cadres» et aux modes d’organisation de cette lointaine époque, au mépris
complet des problèmes nouveaux et des possibilités nouvelles apparus depuis.
Quand apprendrons-nous à créer un mouvement révolutionnaire tourné vers le
futur au lieu du passé? Quand commencerons-nous à tirer la leçon de ce qui est en
train de naître plutôt que de ce qui meurt? C’est exactement ce que Marx essayait
de faire à sa manière. Il a essayé d’insuffler un esprit futuriste aux mouvements
révolutionnaires des années 1840 et 1850 :«La tradition de toutes les générations
mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants», écrivait-il dans
Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Et même quand ils semblent occupés à se
transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est
précisément à ces époques de crise révolutionnaire
qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils empruntent leurs
noms, leurs mots d’ordre et leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène
de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec un langage emprunté. C’est
ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la révolution de 1789 à
1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis
dans celui de l’Empire romain, et que la Révolution de 1848 ne sut rien faire de
mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793
à 1795. […] La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut
pas commencer avec elle-même avant d’avoir
liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. […] La révolution
du XIXe doit laisser les morts enterrer les morts pour réaliser son propre objet.
Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde
la phrase.» En est-il autrement aujourd’hui, alors que nous approchons du XXIe
siècle? Les morts marchent de nouveau parmi nous, drapés dans le nom de Marx,
l’homme qui voulait enterrer les morts du XIXe siècle. La révolution contemporaine
ne sait que parodier, à son tour, la révolution d’Octobre 1917 et la guerre
civile de 1918-1920, avec ses «lignes de classes», son parti bolchevique, sa
«dictature du prolétariat», sa morale puritaine et même son slogan «Tout le pouvoir aux soviets». La révolution contemporaine
totale, multi-directionnelle, qui saura finalement résoudre la «question sociale»
née de la pénurie, de la domination et de la hiérarchie, suit la tradition des révolutions
unidimensionnelles, partielles et incomplètes du passé, qui ne firent que transformer
la «question sociale» en remplaçant une hiérarchie, un système de domination par
un autre. Au moment où la société bourgeoise elle-même est en train de désintégrer
les classes sociales à qui elle devait sa stabilité retentissent les cris trompeurs
réclamant une «ligne de classe». Au moment où toutes les institutions politiques
de la société entrent dans une période de profonde décadence retentissent les
cris sans substance de «parti politique» et «État ouvrier». Au moment où la
hiérarchie en tant que telle est remise en question retentissent les cris de
«cadres», «avant-garde» et «leaders». Au moment où la centralisation et l’État ont
atteint un degré de négativité historique proche de l’explosion retentissent les
appels en faveur d’un «mouvement centralisé» et d’une «dictature du prolétariat».
Cette recherche de la sécurité dans le passé, ces efforts peuvent trouver refuge
dans un dogme fixé une fois pour toutes et dans une hiérarchie organisationnelle
installée, tous ces substituts à une pensée et à une pratique créatrices démontrent
amèrement combien les révolutionnaires sont peu capables de «transformer eux-mêmes
et la nature»– et encore moins de transformer la société tout entière. Le profond
conservatisme des «révolutionnaires» du PLP est d’une évidence douloureuse : le
parti autoritaire remplace la famille autoritaire; le leader et la hiérarchie autoritaires
remplacent le patriarche et la bureaucratie universitaire; la discipline exigée
par le mouvement remplace celle de la société
bourgeoise; le code autoritaire d’obéissance politique remplace l’État; le credo de la «moralité prolétarienne»
remplace les mœurs du puritanisme et l’éthique du travail. L’ancienne substance
de la société d’exploitation reparaît sous
une apparence nouvelle, drapée dans le drapeau rouge, décorée du portrait de Mao (ou de Castro ou du Che) et
arborant Le Petit Livre rouge et autres litanies sacrées. La majorité de ceux qui restent au PLP aujourd’hui
le méritent bien. S’ils sont capables d’accepter
une organisation qui colle ses propres slogans sur des photos du DRUM; s’ils acceptent de lire une revue qui
demande si Marcuse est «un trouillard ou un flic»; s’ils acceptent une «discipline»
qui les réduit à de simples automates préprogrammés
et dénués d’expression; s’ils acceptent de manipuler d’autres organisations grâce
à des techniques révoltantes empruntées aux fosses d’aisance du monde
parlementaire et affairiste bourgeois; s’ils acceptent de parasiter toutes les actions
et toutes les situations politiques pour promouvoir la croissance de leur propre parti, même si c’est
au prix de l’échec de l’action parasitée; s’ils acceptent tout cela, ils sont
au-dessous de tout mépris. Que ces gens-là s’appellent des «rouges» et appellent
«chasse aux sorcières» toute attaque contre eux est du maccarthysme à l’envers.
Pour Plagier la succulente description du stalinisme que l’on doit à Trotski, ils
représentent la syphilis de la jeune gauche d’aujourd’hui. Et pour la syphilis,
il n’y a qu’un traitement : les antibiotiques, pas la discussion. Nous nous adressons
ici aux révolutionnaires honnêtes, ceux qui se sont tournés vers le marxisme, le
léninisme ou le trotskisme parce qu’ils cherchent ardemment une perspective sociale
cohérente et une stratégie révolutionnaire efficace. Nous nous adressons aussi tous ceux que
l’arsenal théorique de l’idéologie marxiste impressionne et qui, en l’absence d’alternative
systématique, se sentent disposés à flirter avec elle. À ceux-là, nous nous adressons
comme à des frères et à des sœurs et nous leur demandons d’accepter de
participer à une discussion sérieuse et à une réévaluation d’ensemble. Nous croyons
que le marxisme a cessé d’être applicable à notre temps, non parce qu’il est trop
visionnaire ou trop révolutionnaire, mais parce qu’il n’est ni assez visionnaire
ni assez révolutionnaire. Nous croyons qu’il est né d’une période de pénurie et
qu’il constitue une brillante critique de cette période et particulièrement du
capitalisme industriel; nous pensons qu’une période nouvelle est en train de
naître, une période que le marxisme n’avait pas adéquatement cernée et dont les
contours ne furent anticipés que partiellement et de manière biaisée. Nous
prétendons que le problème n’est ni d’abandonner le marxisme ni de l’abroger,
mais de le transcender dialectiquement comme Marx transcende la philosophie
hégélienne, l’économie ricardienne et la tactique et les modes d’organisation blanquistes. Nous avançons que, à un stade de développement
du capitalisme plus avancé que celui dont traita Marx il y a un siècle, et à un
stade de développement technologique plus avancé que ce que Marx aurait pu anticiper,
une critique nouvelle est nécessaire. De celle-ci sortiront de nouveaux modes de
lutte, d’organisation, de propagande, et un style de vie nouveau. Appelez
ceux-ci comme vous voudrez, même «marxisme» si cela vous chante. Nous avons
choisi de nommer cette nouvelle approche «anarchisme de l’après-rareté» pour un
certain nombre de raisons qui deviendront plus claires dans les pages qui suivent.
Les limites historiques du marxisme C’est une idée totalement absurde que de penser
qu’un homme, qui a réalisé ses travaux théoriques majeurs entre 1840 et 1880,
ait pu «prévoir» la dialectique complète du capitalisme. Si nous pouvons toujours
apprendre beaucoup des analyses de Marx, nous pouvons apprendre encore plus à partir
des erreurs que devaient commettre inévitablement des hommes dont la pensée
était limitée par une ère de pénurie matérielle et une technologie qui exigeait
à peine l’emploi de l’électricité. Nous pouvons apprendre combien notre propre
époque est différente de celles de toute l’histoire passée, combien les
potentialités auxquelles nous sommes confrontés sont qualitativement nouvelles,
et à quel point sont uniques les problèmes, les analyses et la praxis auxquels
nous aurons à faire face si nous voulons faire une révolution et non un autre
avortement historique. Il ne s’agit pas de savoir si le marxisme est une
«méthode» qui doit être réappliquée à une nouvelle situation, ou s’il faut élaborer
un «néo-marxisme» pour surmonter les limitations du «marxisme classique». C’est
une mystification pure et simple que d’essayer de sauver le label marxiste en donnant
la prépondérance à la méthode sur le système, ou en ajoutant «néo» à un mot
sacré, si toutes les conclusions pratiques du système contredisent platement ces efforts. C’est pourtant ce qui préoccupe les
exégètes marxistes à l’heure actuelle. Les
marxistes s’appuient sur le fait que le système fournit une interprétation remarquable
du passé pour ignorer volontairement qu’il se fourvoie totalement lorsqu’il s’occupe
du présent et de l’avenir. Ils citent la cohérence que le matérialisme historique
e l’analyse de classe ont donné à l’interprétation de l’histoire, les analyses économiques
que Le Capital a fournies à propos du développement du capitalisme industriel, l’intérêt
des analyses de Marx sur les premières révolutions et les conclusions tactiques
qu’il en a tirées; ils citent tout cela sans jamais une seule fois reconnaît ce
que des problèmes qualitativement nouveaux sont apparus qui n’existaient même pas
à son époque. Est-il concevable que les problèmes et les méthodes historiques de
l’analyse de classe, basés entièrement sur une inévitable pénurie, puissent être
transplantés à une époque d’abondance potentielle? Est-il concevable qu’une analyse
économique, centrée essentiellement sur un système de «libre concurrence» du capitalisme
industriel puisse être transférée à un système planifié de capitalisme, dans
lequel l’État et les monopoles s’allient pour manipuler la vie économique?
Est-il concevable qu’un arsenal tactique et stratégique, formulé à une époque
où l’acier et le charbon constituaient les bases de la technologie industrielle,
soit appliqué à une époque basée sur des sources d’énergie radicalement nouvelles,
sur l’électronique, sur la cybernétique?
Un corpus théorique, qui
était libérateur il y a un siècle, est devenu de nos jours une camisole de force.
On nous demande de nous concentrer sur la classe ouvrière comme «agent» révolutionnaire
à une époque où le capitalisme produit visiblement des révolutionnaires dans virtuellement
toutes les couches de la société, et particulièrement parmi la jeunesse. On nous
demande d’élaborer nos méthodes tactiques en fonction d’une «crise économique chronique»
à venir, malgré le fait qu’aucune crise semblable n’a eu lieu depuis trente ans.
On nous demande d’accepter une «dictature du prolétariat» –une «longue période
de transition» dont la fonction n’es pas simplement de supprimer les contrerévolutionnaires,
mais surtout de développer une technologie d’abondance alors que cette technologie
existe déjà. On nous demande d’orienter nos «stratégies» et nos «tactiques» en fonction
de la pauvreté et de la misère matérielle à une époque où les sentiments révolutionnaires
sont engendrés par la banalité de la vie dans des conditions d’abondance matérielle.
On nous demande d’établir des partis politiques, des organisations
centralisées, des hiérarchies et des élites «révolutionnaires» et un nouvel État
à une époque où les institutions politiques en tant que telles sont sur leur
déclin et où la centralisation, la hiérarchie, l’élitisme et l’État sont remis
en question à une échelle jamais atteinte auparavant dans l’histoire de la société
hiérarchique.
Bref, on nous demande de revenir
au passé, de réduire au lieu de grandir, de faire entrer de force la réalité palpitante
d’aujourd’hui, avec ses espoirs et ses promesses, dans le moule débilitant des préconceptions
d’une époque dépassée. On nous demande de nous appuyer sur des principes qui ont
été transcendés, non seulement théoriquement, mais par le développement même de
la société. L’Histoire n’est pas restée immobile depuis que Marx, Engels, Lénine
et Trotski sont morts; elle n’a pas non plus suivi la direction simpliste qui
avait été prévue par des penseurs – aussi brillants qu’ils fussent – dont
l’esprit était enraciné dans le XIXe siècle ou les premières années du XXe. Nous
avons vu le capitalisme réaliser lui-même plusieurs des tâches qui étaient imparties
au socialisme (le développement d’une technologie d’abondance); nous l’avons vu «nationaliser» des propriétés, fondre l’économie
et l’État là où cela était nécessaire. Nous avons vu la classe ouvrière
neutralisée en tant qu’«agent du changement révolutionnaire», malgré une lutte,
constante, dans un cadre bourgeois pour des salaires plus élevés, des horaires de
travail réduits et des bénéfices «sociaux». La lutte des classes dans le sens classique
n’a pas disparu; elle a subi un sort bien
plus morbide en étant cooptée dans le capitalisme. La lutte révolutionnaire dans
les pays capitalistes avancés s’est déplacée vers un terrain historiquement
nouveau : une lutte entre une génération jeune qui n’a pas connu de crise économique
chronique et la culture, les valeurs et les institutions d’une génération plus vieille
et conservatrice dont les perspectives de vie ont été formées par la pénurie, la
culpabilité, la renonciation, l’éthique du travail et la poursuite de la
sécurité matérielle. Nos ennemis ne sont pas seulement la haute bourgeoisie et l’appareil
d’État, mais aussi tout un courant qui trouve son soutien chez les libéraux,
les sociaux-démocrates, les laquais des médias corrompus, les partis «révolutionnaires»
du passé et, aussi pénible que cela puisse paraître aux acolytes du marxisme, les
ouvriers dominés par la hiérarchie de l’usine, par la routine industrielle et par
l’éthique du travail. Les divisions recoupent aujourd’hui toutes les classes
traditionnelles. Elles soulèvent un éventail de problèmes qu’aucun marxiste
s’appuyant sur des analogies avec les sociétés de pénurie ne pouvait prévoir.
Le mythe du prolétariat
Laissons de côté tous les débris
idéologiques du passée et allons directement aux racines théoriques du problème.
La plus grande contribution de Marx à la pensée révolutionnaire de notre époque
est sa dialectique du développement social :le grand mouvement qui, à partir du
communisme primitif, et à travers la propriété privée, doit mener au communisme
dans sa forme la plus aboutie–une société communautaire fondée sur une technologie
libératrice. D’après Marx, l’être humain passe donc ainsi de la domination de l’humain
par la nature, à la domination de l’humain par l’humain et, finalement, à la domination
de la nature par ’humain à partir de la domination sociale en tant que telle. À
l’intérieur de cette dialectique générale, Marx examine la dialectique du capitalisme
lui-même, un système social qui constitue le dernier «stade» historique de la domination
de l’humain par l’humain. Ici, Marx apporte non seulement une profonde contribution
à la pensée de notre temps (particulièrement par sa brillante analyse des rapports
marchands), mais il exemplifie les limitations intellectuelles que le temps et l’espace
imposent encore à la pensée contemporaine. La plus sérieuse de ces limitations se
retrouve dans sa tentative d’explication de la transition du capitalisme au
socialisme, d’une société de classes à une société sans classes. Il est extrêmement
important de souligner le fait que cette explication a été élaborée presque entièrement
par analogie avec la transition de la féodalité au capitalisme, c’est-à-dire d’une
société de classes à une autre société de classes, d’un système de propriété à un
autre. En conséquence, Marx note que, de même que la bourgeoisie s’est développée
à l’intérieur de la féodalité à cause de l’antagonisme entre ville et campagne ou
plus précisément entre artisanat et agriculture), de même le prolétariat moderne
se développe à l’intérieur du capitalisme grâce au progrès de la technologie industrielle.
Ces deux classes, nous dit-on, possèdent
des intérêts qui leur sont propres– en fait des intérêts sociaux révolutionnaires
qui les font se retourner contre l’ancienne société qui les a engendrées. Si la
bourgeoisie s’est assurée le contrôle de la vie économique bien avant d’avoir
renversé la société féodale, le prolétariat obtient quant à lui sa propre puissance
révolutionnaire par le fait qu’il est «discipliné, unifié, organisé», par le
système industriel. Dans les deux cas, le développement des forces productives devient
incompatible avec le système traditionnel des relations sociales,«letégument85
éclate». La vieille société est remplacée par la nouvelle. La question critique
qui se pose alors est la suivante : peut-on expliquer la transition d’une société
de classes à une société sans classes au moyen de la même dialectique qui rend compte
de la transition d’une société de classes à une autre? Il ne s’agit pas là d’un problème théorique
où l’on jonglerait avec des abstractions
logiques, mais au contraire d’un problème très réel et très concret de notre
époque. Entre le développement de la bourgeoisie dans la société féodale, et celui
du prolétariat à l’intérieur du capitalisme, il y a des différences profondes que Marx n’a pas réussi à prévoir ou
à traiter avec clarté. La bourgeoisie contrôlait la vie économique bien avant de
prendre le pouvoir d’État; elle était devenue
la classe dominante matériellement, culturellement et idéologiquement avant d’affirmer
sa domination politique. Le prolétariat, au contraire, ne contrôle pas la vie économique.
En dépit de son rôle indispensable dans le processus industriel, la classe ouvrière
ne représente même pas la majorité de la population et sa position économique stratégique
est de plus en plus érodée par l’électronique et les autres développements technologiques
.D’où le fait que pour que le prolétariat se serve du pouvoir qu’il détient dans
le cadre d’une révolution sociale, il faudrait
qu’il passe par une prise de conscience extrêmement forte. Jusqu’à présent, cette
prise de conscience a été continuellement bloquée par le fait que le milieu industriel
est l’un des derniers bastions de l’éthique du travail, du système hiérarchique de gestion, de
l’obéissance aux chefs et, depuis peu, de la production engagée dans la fabrication de gadgets et d’armements
superflus. L’usine ne sert pas seulement à «discipliner», «unifier» et «organiser »
les travailleurs, elle le fait d’une manière totalement bourgeoise. Dans les
usines, la production capitaliste reproduit non seulement durant chaque jour de travail les relations sociales du capitalisme,
comme Marx l’a noté, mais elle reproduit
aussi la psyché, les valeurs et l’idéologie du capitalisme. Marx avait suffisamment
ressenti ce fait pour rechercher des raisons, plus contraignantes que le simple
fait de l’exploitation ou des conflits sur les salaires el es horaires, pour propulser le prolétariat vers
une action révolutionnaire. Dans sa théorie générale de l’accumulation capitaliste,
il essaya de décrire les dures lois objectives qui forcent le prolétariat à
assumer un rôle révolutionnaire. En conséquence, il élabora sa fameuse théorie
de la paupérisation : la concurrence entre capitalistes les contraint à baisser
les prix, ce qui conduit à une réduction continuelle des salaires et à un appauvrissement
absolu des ouvriers. Le prolétariat est alors
forcé de se révolter parce que, avec le processus de concurrence et de centralisation du capital,
«s’accroît la masse de misère, d’oppression, d’esclavage, de dégradation».
Mais le capitalisme n’est pas resté immobile depuis Marx. On ne pouvait
attendre de Marx, qui écrivait au milieu du XIXe siècle, qu’il saisisse toutes les conséquences de ses analyses sur la centralisation
du capital et le développement de la technologie. On ne pouvait lui demander de
prévoir que le capitalisme se développerait non seulement du mercantilisme aux
formes industrielles dominant son époque–de monopoles commerciaux aidés par l’État
aux unités industrielles hautement compétitives–mais aussi que, avec la centralisation
du capital, il reviendrait à ses origines
mercantiles à un plus haut niveau de développement et adopte à nouveau des
formes monopolistiques aidées par l’État. L’économie tend à se fondre dans l’État
et le capitalisme commence à «planifier» son développement au lieu de le laisser
dépendre uniquement de la concurrence et des forces du marché. Le système n’abolit
certainement pas la lutte de classes, mais il s’arrange pour la contenir,
utilisant ses immenses ressources technologiques pour assimiler les parties les
plus stratégiques de la classe ouvrière. Ainsi la théorie de la paupérisation
se trouve totalement émoussée. Aux États-Unis, la lutte de classes au sens
traditionnel n’a pu se développer en guerre de classes. Elle se joue entièrement
à l’intérieur d’un cadre bourgeois. Le marxisme devient en fait une idéologie. Il
est assimilé par les formes les plus avancées du capitalisme d’État–en particulier
en Russie. Par une incroyable ironie de l’histoire, le «socialisme» marxien se révèle
être en grande partie le capitalisme d’État lui-même, que Marx n’a pas su prévoir dans la dialectique
du capitalisme. Le prolétariat, au lieu de devenir une classe révolutionnaire au
sein du capitalisme, se révèle être un organe du corps de la société bourgeoise.
La question que nous devons donc poser, aujourd’hui, est de savoir si une
révolution qui cherche à réaliser une société sans classes peut naître d’un
conflit entre des classes traditionnelles dans une société de classes, ou si une
telle révolution sociale ne peut naître que de la décomposition des classes
traditionnelles, en fait, de l’apparition d’une «classe» entièrement nouvelle, dont l’essence même est
d’être une non-classe, et plutôt une couche croissante de révolutionnaires. Pour
répondre à cette question nous en apprendrons plus en retournant à l’ample dialectique que Marx a développée
au sujet de la société humaine dans son ensemble,
que par le modèle qu’il emprunte au passage de la société féodale à la société capitaliste. Tout
comme les clans parentaux primitifs commençaient à se différencier en classes, il y
a de nos jours une tendance à la décomposition
des classes dans dessous- cultures complètement nouvelles qui, sous plusieurs aspects,
s’apparentent à des relations non capitalistes. Ce ne sont plus des groupes strictement économiques;
en fait, ils reflètent la tendance du développement social à transcender les catégories
sociales de la société de pénurie. Ils constituent en effet une préformation culturelle,
une forme grossière et ambiguë, du mouvement
de la société de rareté à une société d’abondance. Le processus de décomposition
des classes doit être compris dans toutes ses dimensions. Le mot «processus» doit être souligné
ici :les classes traditionnelles ne disparaissent pas – ni, pour cette raison,
la lutte de classes. Seule une révolution sociale peut supprimer la structure dominante
de classes et es conflits qu’elle engendre.
Mais la lutte des classes traditionnelle cesse d’avoir de implications révolutionnaires
:elle se révèle être la physiologie de la société dominante, non les douleurs d’un
enfantement. En fait, la lutte de classes traditionnelle est une condition de base
de la stabilité de la société capitaliste, car elle «corrige» ses abus (salaires,
horaires, inflation, emploi, etc.). Les syndicats se constituent eux-mêmes en «contre-monopoles»
à l’encontre des monopoles industriels et
sont incorporés dans l’économie néo-mercantiliste, institutionnalisée en tant qu’état
de fait. À l’intérieur de ce paradigme, il règne des conflits plus ou moins importants, mais pris dans leur ensemble
ils renforcent le système et servent à le
perpétuer. Renforcer cette structure de classes en babillant sur le «rôle de la
classe ouvrière», renforcer cette lutte de classes traditionnelle en lui
imputant un contenu révolutionnaire, infecter le nouveau mouvement révolutionnaire
de notre époque avec de l’ouvriérisme, tout
cela est réactionnaire en soi. Combien de fois devra-t-on rappeler aux doctrinaires
marxistes que l’histoire de la lutte des
classes est l’histoire d’une maladie, des blessures ouvertes par la fameuse «question sociale», du développement déséquilibré
de l’être humain essayant d’obtenir le contrôle
sur la nature en dominant son semblable? Si la retombée secondaire de cette maladie a été le développement
technologique, le produit principale n a
été la répression, une horrible effusion de sang humain et une distorsion psychique
terrifiante. Alors que cette maladie touche
à sa fin, alors que les blessures commencent à guérir dans leurs plus profonds replis,
le processus se déploie maintenant vers sa plénitude; les implications révolutionnaires
de la lutte de classes perdent leur sens
en tant que constructions théoriques et réalité sociale. Le processus de décomposition
embrasse non seulement la structure traditionnelle de classes mais aussi la famille patriarcale, les méthodes autoritaires
d’éducation, l’influence de la religion, les institutions de l’État, les mœurs
engendrées par le labeur, la renonciation, la culpabilité et la sexualité réprimée.
En bref, le processus de désintégration devient maintenant général et recoupe
virtuellement toutes les classes, valeurs et institutions traditionnelles. Il
crée des problèmes, des méthodes de lutte, des formes d’organisation entièrement
nouveaux et nécessite une approche entièrement nouvelle de la théorie et de la
praxis. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement? Examinons deux approches différentes,
l’approche marxiste et la révolutionnaire. Le marxiste doctrinaire voudrait
nous voir approcher l’ouvrier – ou mieux, «entrer» dans l’usine – pour l’endoctriner,
lui de préférence à n’importe qui d’autre. Pourquoi faire? Pour donner à l’ouvrier une «conscience de classe».
Pour citer les exemples les plus néanderthaliens de la vieille gauche : on se coupe
les cheveux, on s’affuble de vêtements conventionnels, on abandonne l’herbe pour
les cigarettes et la bière, on danse conventionnellement,
on simule des manières «rudes» et on arbore
une contenance sévère, figée et pompeuse.
Bref, on devient la pire caricature
de l’ouvrier : non pas un «petit bourgeois dégénéré», mais bien un bourgeois
dégénéré. On devient une imitation de l’ouvrier dans la même mesure où l’ouvrier
est une imitation de ses maîtres. De plus,
derrière cette métamorphose de l’étudiant en «ouvrier» se cache un cynisme vicieux, car on essaye d’utiliser la discipline
inculquée par le milieu industriel pour discipliner l’ouvrier dans le milieu du
parti. On essaye d’utiliser le respect de l’ouvrier pour la hiérarchie
industrielle pour lui faire épouser la hiérarchie du parti. On met en œuvre ce procédé
révoltant qui, s’il réussit, ne peut conduire
qu’au remplacement d’une hiérarchie par une autre, tout en prétendant être concerné par les soucis économiques
quotidiens des ouvriers. Même la théorie marxiste se trouve dégradée dans cette
image avilie de l’ouvrier ( Cf. n’importe
quel numéro de Challenge, ce National
Inquirer de la gauche : rien n’ennuie plus
les ouvriers que ce genre de littérature). À la fin, l’ouvrier est assez fin pour savoir qu’il obtiendra de meilleurs
résultats dans la lutte de tous les jours
à travers la bureaucratie syndicale qu’à travers la bureaucratie d’un parti marxiste. Les années 1940 ont révélé cela
de façon si spectaculaire qu’en un an ou deux, les syndicats ont réussi à vider
par milliers (et pratiquement sans protestation de la base ) les marxistes qui avaient
fait un travail préparatoire considérable
au sein du mouvement ouvrier pendant plus d’une décennie, et ce, jusque dans
les postes les plus importants des organisations syndicales internationales. En
fait, l’ouvrier devient un révolutionnaire non pas en devenant plus ouvrier, mais
en se débarrassant de sa «condition ouvrière». Et en cela il n’est pas seul :
la même chose s’applique au paysan, à l’étudiant, à l’employé, au soldat, au bureaucrate,
au professeur et au marxiste. L’ouvrier n’est pas moins «bourgeois» que le paysan,
l’étudiant, l’employé, le soldat, le bureaucrate, le professeur et le marxiste. Sa «condition ouvrière»
est la maladie dont il souffre, l’affliction sociale qui s’est cristallisée dans ses
dimensions individuelles. Lénine l’avait compris dans Que faire? Mais il ne fit que s’introduire dans l’ancienne
hiérarchie avec un drapeau rouge et un verbiage révolutionnaire. L’ouvrier
commence à être révolutionnaire quand il se débarrasse de sa «condition ouvrière»,
quand il commence à détester ses statuts de classe hic et nunc, quand il commence
à vomir les caractéristiques que précisément les marxistes apprécient le plus en
lui : son éthique du travail, son caractère conditionné par la discipline industrielle, son respect de la hiérarchie,
son obéissance au chef, sa consommation, ses vestiges de puritanisme. Dans ce sens,
l’ouvrier devient révolutionnaire dans la mesure où il se dépouille de ses statuts
de classe et réalise une conscience de non-classe. Il dégénère–et il dégénère magnifiquement.
Ce dont il se dépouille, c’est précisément de ces chaînes de classe qui le lient
à tous les systèmes de domination. Il abandonne ces intérêts de classe qui l’enchaînent à la consommation, au
pavillon de banlieue et à une vision comptable de la vie. Les événements les plus
prometteurs dans les usines aujourd’hui, c’est l’apparition de jeunes ouvriers qui
fument de l’herbe, déconnent au travail, passent d’un emploi à l’autre, se laissent
pousser les cheveux, demandent plus de temps libre plutôt que plus d’argent, volent,
harcèlent toutes les autorités, font des grèves sauvages, et contaminent leurs camarades
de travail. Encore plus prometteuse est l’apparition de ce type de personnes dans
les écoles commerciales et professionnelles qui sont les réservoirs de la
classe ouvrière à venir. Plus les ouvriers, les étudiants et les lycéens relient
leur style de vie aux différents aspects de la culture anarchique des jeunes, plus
le prolétariat cessera d’être une force de conservation de l’ordre établi pour devenir
une force révolutionnaire. C’est une situation qualitativement nouvelle qui surgit
quand on a à faire face à la transformation d’une société de classes, répressive,
fondée sur la pénurie matérielle, vers une société sans classes, libératrice et
fondée sur l’abondance matérielle. À partir
des structures de classes traditionnelles en décomposition se crée un nouveau type
humain, en nombre toujours plus grand :le révolutionnaire. Ce révolutionnaire commence
à contester non seulement les prémisses économiques et politiques de la société
hiérarchique, mais la hiérarchie en tant que telle. Non seulement il soutient la
nécessité d’une révolution sociale, mais
il essaye de vivre d’une manière révolutionnaire dans la mesure où cela est
possible dans la société existante91. Non seulement il attaque les formes
dérivées de notre héritage de répression, mais
il improvise de nouvelles formes de libération qui tirent leur poésie du
futur. Cette préparation du futur, cette expérimentation de formes de relations
sociales libératrices, post-rareté, serait illusoires le futur impliquait la substitution
d’une société de classes par une autre. Par contre, elle est indispensable si le
futur implique une société sans classes, bâtie sur les ruines d’une société de classes.
Qui sera alors «l’agent» du changement révolutionnaire? Littéralement, la grande
majorité de la société, venue de toutes les classes traditionnelles et fondue dans
une force révolutionnaire commune par la décomposition des institutions, des formes
sociales, des valeurs et des styles de vie de la structure de classe dominante.
Typiquement, son élément le plus avancé est la jeunesse– une génération qui, aujourd’hui, n’a pas connu
de crise économique chronique et qui est de moins en moins tournée vers le mythe
de la sécurité matérielle, si répandu chez les représentants de la génération des
années 1930.
S’il est vrai qu’une révolution
ne peut être réalisée sans le soutien, actif ou passif, des ouvriers, il n’en est
pas moins vrai qu’elle ne peut être réalisée sans le soutien actif ou passif des paysans, des techniciens, des professeurs.
Surtout, une révolution ne peut être réalisée sans le soutien de la jeunesse, dans
laquelle la classe dominante recrute ses forces armées. En effet, si la classe dominante
conserve sa puissance armée, la révolution est perdue, quel que soit le nombre
d’ouvriers qui s’y seront ralliés. Ceci a été clairement démontré en Espagne
dans les années 1930, en Hongrie dans les années 1950 et en Tchécoslovaquie
dans les années 1960. La révolution d’aujourd’hui, par sa nature même, c’est à-dire
par sa recherche de la plénitude, doit rallier non seulement les soldats et les
ouvriers, mais la génération au sein de laquelle sont recrutés les soldats, les
ouvriers, les paysans, les scientifiques, les professeurs et même les
bureaucrates. En écartant les manuels de tactique du passé, la révolution du futur
doit suivre les lignes de moindre résistance, creusant son chemin parmi les
couches les plus sensibilisées de la population, quelle que soit leur «position
de classe». Elle doit se nourrir de toutes
les contradictions de la société bourgeoise et non pas de contradictions préconçues
empruntées aux années 1860 ou à 1917. À partir de là, elle attirera tous ceux qui
ressentent le fardeau de l’exploitation, de la pauvreté, du racisme, de l’impérialisme–et
aussi tous ceux dont la vie est gâchée par la surconsommation, les banlieues résidentielles,
les médias de masse, la famille, l’école, les supermarchés et la répression sexuelle
généralisée. Alors la forme de la révolution deviendra aussitôt ale que son contenu
: sans classes, sans propriété, sans hiérarchie et pleinement libératrice.
S’embarquer dans ce développement révolutionnaire armé des recettes usées du marxisme,
radoter au sujet de «l’analyse de classe» et du «rôle de la classe ouvrière» revient
à remplacer le présent et le futur par le passé. Brandir une telle idéologie agonisante
en ergotant au sujet des «cadres», du «parti d’avant garde», du «centralisme démocratique»
et de la «dictature du prolétariat», c’est de la contre-révolution pure et simple.
C’est ce problème de la «question organisationnelle» – la contribution vitale du
léninisme au marxisme – que nous allons maintenant examiner.
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