L'organisation des sociétés
animales ressemble parfois beaucoup à celle des sociétés humaines. C'est ainsi
qu'on l'encontre, chez les fourmis esclavagistes, une oligarchie guerrière et
une classe laborieuse. De fréquentes razzias, entreprises contre les espèces
voisines, fournissent les esclaves. Des caractères morphologiques déterminent
le classement. La fourmi guerrière a les mâchoires très aptes à percer la tête
d'un adversaire, mais incapables de saisir la moindre nourriture. Si une
ouvrière ne lui donnait la becquée, elle mourrait rapidement de faim. Chez les
fourmis, l'esclavage est d'ailleurs plus doux que chez les hommes et, dans bien
des cas ; il conviendrait de parler de collaboration plutôt que d'esclavage.
Des espèces qui précédèrent la nôtre, sur la route de l'évolution animale, les
premiers hommes reçurent un penchant vers la servitude, probablement. Et, de
bonne heure, des individus plus forts ou plus rusés domestiquèrent les faibles
et les imbéciles, vécurent de leur travail, les commandèrent au nom des dieux.
Ainsi naquirent les rois, les castes, les familles princières. La noblesse n'a
pas d'autre origine si l'on remonte assez haut ; à l'inverse des fourmis
guerrières, séparées des fourmis ouvrières par des caractères morphologiques
bien tranchés, les nobles de l'Inde, de Rome, de l'Europe du Moyen Age, ne se
distinguaient du populaire que par un prodigieux orgueil, un égoïsme renforcé,
des préjugés monstrueux. Pour choisir cette fausse élite, on eut souvent
recours à l'hérédité; un fils de noble obtint de droit une situation privilégiée
parce qu'il avait pris la peine de naître. L'Inde fournit un exemple typique
des aberrations où conduit le principe d'hérédité, quand il règne en maître.
Dès leur naissance, les Hindous sont rangés dans des castes réputées
d'institution divine. A l'origine, Brahma, le dieu créateur, fit sortir les
brahmanes de sa bouche, les kchatriyas de son bras, les vaicyas de sa cuisse et
les soudras de son pied ; d'où quatre grandes castes. « En venant au monde,
affirment les livres sacrés, le brahmane est placé au premier rang ; souverain
seigneur de toute chose, il veille à la conservation des lois civiles et
religieuses. Un brahmane âgé de dix ans et un kchatriya parvenu à l'âge de cent
ans doivent être considérés comme le père et le fils : c'est le brahmane qui est
le père. » Un brahmane possédant le Rig-Veda tout entier, c'est-à-dire
connaissant les livres sacrés, ne serait souillé d'aucun crime, même s'il tuait
tous les habitants du monde. Par contre, on doit brûler la bouche et couper la
langue à l'impur qui se permet d'insulter un prêtre. Si la caste des kchatriyas
ou guerriers est encore respectable, celle des vaicyas, agriculteurs ou commerçants,
l'est déjà beaucoup moins, et celle des soudras doit être obligatoirement
livrée à l'abjection, Quels que soient son savoir et sa moralité, le soudra est
un homme infâme, voué à la servitude ; son costume même le désigne au mépris
des prêtres et des guerriers. Dans l'ancien Japon, les nobles de haut rang
jouissaient aussi d'un prestige religieux. Suivant une croyance très répandue,
les édifices devaient. être construits sur des corps humains pour être à l'abri
de tout accident. Or un grand trouvait toujours des serviteurs zélés qui se
jetaient volontairement dans les fondations, quand il faisait bâtir. Par
contre, mikado et siogoun les tenaient dans la plus étroite dépendance : ils
choisissaient leur femme légale et s'emparaient de leurs enfants légitimes
comme d'otages. Auprès de chaque grand vassal se trouvait un surveillant
attitré, « un observateur inébranlable », qui avait le droit de tout voir et
tenait journal des moindres actions de son hôte. En Chine, point de noblesse
héréditaire, il n'y avait qu'une noblesse personnelle et acquise, celle des
lettrés. Les titres des mandarins répondaient. à des grades obtenus par voie de
concours ; ils s'éteignaient avec l'individu, sans se transmettre aux
descendants. Aussi, l'idée d'acquérir des titres universitaires hantait-elle le
cerveau d'un grand nombre de célestes ; une infinité de gens, de quinze à
quarante ans, briguaient les grades même les plus modestes. Cette expérience
donna des résultats déplorab1es. Les partisans de l'Ecole Unique qui veulent instituer
une noblesse scolaire du même genre, sans tenir compte des qualités de coeur et
de volonté, feraient bien de méditer cet exemple. Mais les pontifes ferment les
oreilles quand on s'avise de déclarer la sélection morale non moins importante
que la sélection intellectuelle. A Rome, une aristocratie de naissance,
composée des familles sénatoriales, repoussait avec un dédain superbe les
hommes nouveaux qui prétendaient aux charges et aux honneurs sans avoir
d'aïeux. Pour augmenter sa fortune et sa puissance, elle ne se lassait pas de
susciter des guerres dont elle avait la direction ; comme nos professionnels du
patriotisme, elle ramenait l'intérêt national à son propre intérêt. Les
chevaliers, exclus des fonctions publiques, mais enrichis par le négoce et
l'affermage des revenus publics, se situaient encore bien au-dessus de la plèbe
méprisée. Chez les Gaulois, on trouvait aussi des nobles qui possédaient
presque partout le gouvernement des cités. Riches, entourés de clients,
disposant de nombreux esclaves, ils dominaient la masse des hommes libres qui
vivaient de chasse et d'agriculture. Mais c'est dans l'Europe du moyen âge que
nous rencontrons le type le plus remarquable d'une noblesse héréditaire.
L'importance de son rôle historique nous oblige à l'étudier d'un peu près.
Déjà, au début de l'époque carolingienne, se dessinent, dans la société
franque, les changements qui aboutiront à la féodalité. Ce régime, implanté
fortement dès le Xe siècle, s'épanouit pleinement au XIIe.
Les hommes libres deviennent
des vassaux, liés à un personnage plus élevé, le suzerain ; les terres se
transforment en fiefs, cessant d'être la propriété complète de leurs
possesseurs. Au sommet de la hiérarchie féodale, qui comporte plusieurs degrés,
se place le souverain ; il reçoit de grands honneurs, mais ne jouit d'une
autorité sérieuse que sur ses domaines personnels. Suzerains et vassaux forment
la noblesse : des grands feudataires de la couronne, elle descend jusqu'aux
châtelains et aux vavasseurs, titulaires de minuscules seigneuries. Comme la
possession des fiefs, la qualité de noble est héréditaire. D'où la formation
d'une caste orgueilleuse et pleine de mépris pour quiconque ne sort pas de son
sein. Guerre, chasse, tournois, festins constituent les occupations
essentielles du seigneur ; il a des serfs qui travaillent pour subvenir à ses
fantaisies. Au premier le droit héréditaire d'opprimer ses administrés « à tort
ou à droit, sans en rendre compte à d'autres qu'à Dieu », selon l'expression
d'un code d'alors ; aux seconds le devoir, également héréditaire, d'obéir au
maître, s'ils veulent éviter d'effroyables tortures dans ce monde et l'enfer
dans l'autre. Nombre de seigneurs sont, en outre, des brigands et des bêtes de
proie ; ils détroussent les voyageurs, pillent les marchés et les terres sans
défense. Certains font crever les yeux, couper les pieds ou les mains de leurs
prisonniers ; avec une joie sadique, ils arrachent les ongles et les seins des
femmes. Dans leurs châteaux forts, ils se livrent à de monstrueuses orgies.
Parmi les droits singuliers que plusieurs possèdent, signalons celui de coucher
avec la mariée pendant la nuit des noces. C'est en vain que les historiens
catholiques ont voulu nier l'existence de ce droit ; incontestablement il
exista dans maintes régions, et les seigneurs ecclésiastiques ne furent pas
ceux qui le revendiquèrent avec le moins d'âpreté.
Vers la fin du XIIIe siècle,
l'édifice féodal se détraque. Les royautés modernes se forment et, après des
siècles de résistance plus ou moins ouverte, la noblesse se résigne à n'être
que la servante des souverains. Richelieu doit encore lutter contre les grands,
mais sous Louis XIV, ils sont complètement domestiqués. Gavés d'honneurs et de
pensions, les nobles détiennent les hauts emplois de cour, les gouvernements
des provinces, les ambassades, les commandements aux armées ; ils ont perdu
toute autorité politique. Encore les faveurs ne vont-elles qu'à ceux qui vivent
près du roi, aux courtisans. Pour les descendants des fiers seigneurs du moyen
âge, c'est le comble de l'honneur, d'offrir sa chemise à Louis XIV, de lui
passer sa culotte, de le servir à table, de porter son bougeoir à l'heure du
coucher. A Versailles, on trouve des gentilshommes panetiers, échansons,
écuyers tranchants, etc. ; les chefs de service sont même de la plus haute
noblesse. Et la plupart remplissent réellement leur charge ; Condé, premier
prince du sang et chef des services de la bouche, apporte les plats, fait
office de larbin. Quiconque ne vient pas à la cour, n'a rien à attendre du
souverain. Vivre à l'armée, sur ses vaisseaux, dans sa domesticité ou du moins
à Versailles, voilà les seules occupations de la noblesse. Pour elle,
l'oisiveté devient la première des vertus ; sous peine de déroger, c'est-àdire
d'être exclu de son ordre, un noble ne peut exercer aucune profession
lucrative, sauf celles qui concernent le commerce de la mer ou l'art du
verrier. Pour avoir engraissé et revendu des bœufs, des gentilshommes
campagnards sont dégradés. Ajoutons que haute noblesse et gentilshommes
campagnards, noblesse de robe et noblesse d'épée se méprisent ou se jalousent ;
les questions de préséance, d'étiquette prennent une importance démesurée.
Devenue parasite et sans influence, la noblesse sera durement frappée par la
Révolution française.
Dans la nuit du 4 août 1789,
les ducs de Noailles et d'Aiguillon, suivis par la plupart des membres de leur
ordre, renoncent à leurs privilèges, proclament l'égalité de tous devant
l'impôt, se résignent à redevenir de simples citoyens. On a voulu y voir un
acte de générosité ; de récentes recherches démontrent qu'il n'y eut là qu'une
manœuvre habile, doublée d'une comédie. Le sacrifice demandé était plus
apparent que réel, car il s'agissait seulement du rachat des droits féodaux.
Les nobles continueraient de percevoir leurs rentes ou leur équivalent. « Ils
ne perdraient rien ou presque à l'opération, écrit Mathiez, et ils y
gagneraient de reconquérir leur popularité auprès des massés paysannes. » Ayant
compris, de même que le clergé, ce qu'on pouvait attendre de cette savante
manœuvre, « ils se livrèrent à l'enthousiasme ». Mais c'est en vain qu'ils
crurent s'en tirer à si bon compte. L'abolition de la noblesse fut inscrite
dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : « Il n'y a plus ni
noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d'ordre. Il
n'y a plus ni vénalité, ni hérédité d'aucun office publique. Il n'y a plus pour
aucune partie de la nation, ni pour aucun individu, aucun privilège ni
exception au droit commun de tous les Français ». Sous l'Empire, puis sous la
Restauration, la noblesse regagnera de son prestige et obtiendra des honneurs ;
jamais elle ne rentrera en possession de ses privilèges d'antan. Car une
nouvelle noblesse s'était substituée à l'ancienne, une noblesse recrutée, non
d'après la naissance, mais d'après la fortune. Confisquée à leur profit par les
bourgeois, la Révolution ne donna finalement satisfaction qu'aux riches et aux
propriétaires. Pendant tout le siècle dernier, le pouvoir fut aux mains d'une
o1igarchie financière ; de nos jours rien n'a changé. Pour être électeur, il
fallait payer 300 francs de contributions directes, et pour être éligible 1.000
francs, d'après la loi de 1817 ; ce qui réduisait à 91.000 le nombre des
électeurs pour la France entière. Après la révolution de 1830, on exigea encore
200 francs de contributions directes pour être électeur et 500 francs pour ^tre
éligible ; le pays légal se composa de 200.000 Français, pas davantage. Depuis
que fonctionne le suffrage universel, la féodalité d'argent n'a rien perdu de
sa force ; grâce à la presse, au clergé, à la haute administration, elle fait
élire des Chambres à' sa dévotion et trompe, sans vergogne, l'électeur. Elle
installe au pouvoir ses hommes de paille, achète les parlementaires, les juges,
les fonctionnaires importants. Dans notre république des camarades, que le
parti qui triomphe soit de gauche ou de droite, les banquiers commandent
toujours en dernier ressort. Ducs, marquis, comtes sont remplacés par les
princes de la finance ; et les barons, les simples châtelains ont fait place
aux possesseurs de coffres-forts garnis plus ou moins abondamment. A notre
époque, les titres de rente sont préférés aux titres de noblesse. Pour mieux
tromper les naïfs, quelques politiciens demandent qu'on spiritualise l'or en
accordant une place au mérite scolaire. Mais personne ne parle en faveur de ce
qui fait la vraie dignité de l'homme : sa pitié pour les humbles, l'énergie de
sa volonté, la puissance créatrice de son cerveau.
L. BARBEDETTE.
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