I. - Pourquoi il faut faire
observer les enfants -
Rousseau dit « Nos premiers
maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des
livres à tout cela, ce n'est pas nous apprendre à raisonner ; c'est nous
apprendre à nous servir de la raison d'autrui, c'est nous apprendre à beaucoup
croire et à ne jamais rien savoir ». Sans observation, on peut acquérir des
mots, on ne peut pas acquérir des idées. « Qu'est-ce que transmettre une idée à
quelqu'un ? demandait Delon. C'est faire en sorte qu'il arrive à se former une
idée semblable à celle qui est dans l'esprit du parleur.... Vous voulez donner
à votre voisin la notion d'un objet qui lui est inconnu ; vous énoncez
successivement les divers attributs, rapports, caractères essentiels de
l'objet. A mesure que vous les appelez par les mots qui les désignent, les
idées correspondantes se présentent à la pensée de votre auditeur. Avec ces
traits rassemblés, il se construit, lui, dans son esprit, une image conforme à
son modèle, celle qui est dans le vôtre. » Mais imaginons que ce voisin soit
aveugle de naissance, tous les mots rappelant des sensations visuelles que vous
pourrez employer seront impuissants à éveiller dans son esprit les images ou
les idées correspondantes. A votre travail d'analyse ne correspondra pas un
travail parfait de synthèse, car votre auditeur ne possède pas tous les
matériaux de son travail de synthèse. Il se fera une idée incomplète et si les
matériaux manquants étaient essentiels ou primordiaux, la synthèse serait impossible,
nulle idée d'ensemble ne pourrait se former dans son esprit. « Toute idée
simple, absolument simple et première, est en soi incommunicable et, par suite,
ne peut procéder que de l'observation. » Ce n'est qu'en observant ou faisant
observer que vous pouvez acquérir ou faire acquérir les idées simples qui sont
les fondations des idées plus complètes, acquises par association d'idées,
comparaisons, etc ...
Les livres sont pour nous
des parleurs, dont nous sommes les auditeurs. Eux aussi sont incapables de nous
communiquer des idées simples et de nous permettre de nous former des idées
composées dont nous ne posséderions pas les éléments.
« La mémoire verbale de
l'enfant est grande. Elle lui permet d'enregistrer très aisément des mots, des
nomenclatures et des définitions, alors même que ces formules ne correspondent
à aucune idée. » (Demoor et Jouckheere.) Le pis n'est pas cependant l'absence
d'idées, mais que les mots et les phrases entendus et répétés cachent à
l'ignorant son absence de savoir. Ainsi des hommes qui ne se résignent pas à
ignorer l'origine du monde déclarent: « C'est Dieu qui a créé le ciel et la
terre ». Un mot qui masque leur ignorance et qui n'explique rien du tout
constitue une explication suffisante pour les croyants.
L'observation est l'ennemie
de la croyance et des préjugés aussi bien sociaux que religieux. L'individu qui
observe les changements survenus ne peut plus dire : « Ceci a toujours été et
sera toujours », et ainsi s'écroulent peu à peu les dogmes politiques, sociaux
ou religieux qui, mieux que des soldats ou des gendarmes, sont les chaînes de
l'humanité.
II. - Comment il faut faire
observer les enfants. -
Etre convaincu des mérites
de l' observation ne suffit pas. Il faut d'abord être soi-même observateur.
J'ai sous la main un ouvrage récent (publié en 1926), au titre prometteur : «
Les Sciences par l'Observation et l'Expérience ». Il a pour auteurs un agrégé
des sciences physiques et un Directeur d'Ecole Normale. Or, parmi les
indications d'observations et d'expériences que donnent ces auteurs, je lis : «
Toutes les variétés de rosiers sont dérivées de l'églantier. Elles ont de
nombreux pétales et elles n'ont pas d'étamines. Les étamines sont transformées
en pétales ... Les rosiers ne donnent pas de graines en général. S'ils en
donnent, leurs graines reproduisent des églantiers ... » Or, non seulement ces
auteurs se trompent en affirmant que nos rosiers sont dérivés de l'églantier,
mais encore ils n'ont pas observé. D'abord, il est excessivement rare de
trouver des roses qui n'ont pas d'étamines. Toutes nos plus belles roses
actuelles (Fran Karl Druscki ou Reine des Neiges, Mme Herriot, Caroline
Testout, Général Mac Arthur, Snir de Georges Pernet, etc ... ) en ont, au
contraire, un grand nombre. Ensuite, presque tous ces rosiers sont fertiles.
Enfin, si nos deux auteurs avaient observé, ils n'auraient pas manqué de
signaler que, bien souvent, on voit dans les roses des étamines imparfaitement
transformées en pétales. Ajoutons, pour finir, qu'ils n'ont pas davantage
expérimenté : les graines de rosiers donnent des rosiers et non des églantiers.
Si je dis encore que cet ouvrage est loin d'être le plus mauvais, j'aurai
suffisamment prouvé, je pense, qu'on ne peut former des observateurs si on
n'est pas observateur soi-même.
Il ne faut pas non plus
vouloir faire observer les enfants à la façon des savants ou des artistes.
Alors que le savant,
recherchant la vérité, s'efforce avant tout d'être clair, exact, concis,
précis, et donne à son travail le plus d'objectivité possible, l'artiste : peintre,
sculpteur, littérateur, est personnel, subjectif. Le savant veut nous faire
comprendre, l'artiste s'efforce de nous faire sentir.
Chez nos enfants, comme chez
les primitifs, on retrouve bien ces tendances contraires, mais elles ne sont
pas encore différenciées; aussi, nos exercices d'observation devront-ils être,
en même temps qu'une première initiation scientifique, une première initiation
artistique, par le langage, le dessin, etc ... Ce que le jeune enfant observe
il doit l'exprimer : l'expression doit toujours accompagner l'observation. On
a, dans nos écoles, le tort de vouloir séparer trop tôt les exercices
d'observation, les leçons de choses comme on dit, des exercices de langage.
A un autre égard, on ne
saurait comparer l'observation du savant à celle des jeunes enfants. Chez le
premier, l'habitude d'observer est devenue un besoin, une seconde nature ;
l'observation peut être bien souvent désintéressée et appliquée à quelques
détails seulement. Chez l'enfant, l'observation naturelle, non provoquée, naît
d'une curiosité, d'un problème, et s'attache à l'ensemble bien plus qu'aux
détails. Les instituteurs se préoccupent trop du sujet des observations et pas
assez de l'intérêt de l'enfant. Il y a des détails sans intérêt, sans valeur,
et en voulant tout faire observer, on rend l'observation fastidieuse. Il faut
faire appel aux intérêts et à l'affectivité de l'enfant. « La maîtresse n'a pas
dit, écrit le grand pédagogue hollandais Jan Ligthart : « Ceci est le tronc »,
mais: « Tiens, Pierre, pourras-tu grimper sur ce tronc ? » On ne voit
réellement les choses que par l'intérêt, et alors, on les voit non seulement
des yeux mais aussi du cœur. » Si je suis victime d'une panne de bicyclette, je
ne perdrai pas mon temps à observer toutes les parties de ma machine,
j'observerai pour résoudre un problème, pour chercher la cause de la panne ;
pourquoi vouloir que les enfants observent sans raison ? L'art de faire
observer n'est pas celui d'amuser les enfants par un habile bavardage ; mais il
est dans la recherche des moyens de transformer les sujets d'observation en
problèmes. Dans la bordure de notre cour d'école, se trouvent des rosiers dont
les fleurs aux couleurs brillantes ou nuancées attirent l'attention des élèves
à qui nous disons un jour: « Nous pouvons tenter d'obtenir, nous aussi, de
nouvelles variétés de rosiers ». Ce problème nécessite l'élude de la
fécondation artificielle à laquelle nous procédons un beau matin. L'intérêt des
élèves est ainsi tenu en éveil par l'opération elle-même, et cet intérêt pour
l'opération se change en un intérêt pour tout ce qui touche à cette opération.
Ainsi, nous pouvons leur faire observer sans ennui les différentes parties de
la fleur. En ce faisant, nous prenons le contre-pied de ce qu'on fait
d'ordinaire. En effet, si l'on consulte les ouvrages scolaires, on peut
constater qu'on étudie d'ordinaire les sciences, puis leurs applications à
l'agriculture, l'hygiène, etc ... , alors que nous voulons que ces applications
pratiques nous fournissent des problèmes dont la solution exigera
l'observation, et avec elle, autant que possible, l'activité manuelle et la
mesure, la réflexion et l'imagination.
« Toutes nos opérations
mentales, écrit le Dr G. Le Bon, s'opèrent suivant un mécanisme spécial : la
comparaison ». Il importe, écrit aussi le Dr Decroly, « de présenter deux
objets, deux êtres ; en effet, le travail mental supérieur se fait mieux grâce
à la comparaison de choses et de faits présents ; on commencera par les
différences, puisque l'expérience semble avoir montré que les différences se
perçoivent mieux que les ressemblances. Mais rien n'empêchera de souligner
cellesci dans la suite ». Présentons une feuille jaunie à l'automne ; l'enfant
saura dire que la feuille est jaune lorsque nous l'interrogerons sur sa
couleur, car le mot jaune, quoique abstrait, est déjà bien connu de lui. Il
vaudrait cependant mieux concrétiser et préciser tout à la fois ce terme en le
complétant : la feuille peut être jaune citron, jaune orange, ou, si vous
préférez, jaune comme un citron, ou jaune comme une orange. Cette feuille
jaunie peut aussi être comparée à d'autres feuilles ; toutes ces feuilles
peuvent être rangées d'après la tonalité : du jaune le plus clair au jaune roux
; d'après la grandeur ou d'après la forme. De nouvelles comparaisons sont ainsi
faites, qui permettent à l'enfant d'acquérir tout à la fois des idées nouvelles
et les mots qui servent à les exprimer : lisse, rugueux ; opaque, transparent,
etc ...
Avec des élèves plus âgés il
faut aussi faire comparer. Voici ce que Roorda écrit à ce sujet : « ... Je
veux, pour finir, dire deux mots d'un exercice dont les écoliers tireront un
grand parti. Ils consacreront au moins une heure par semaine à la notation des
différences et des ressernblances, qu'il y a entre les choses : les différences
ou les ressemblances que peuvent présenter deux fleurs, ou deux pierres, ou
deux insectes, ou deux oiseaux, ou deux métaux, ou deux portraits, ou deux
figures géométriques, ou deux sous, ou deux phrases, ou deux fables composées
par deux écrivains qui ont voulu traiter le même sujet, ou bien les gestes, les
attitudes et les paroles de deux personnes, etc .... Souvent on se demandera :
« Cette ressemblance-ci accompagne-t-elle toujours cette ressemblance-là ? »
Parfois, une différence qu'on ne soupçonnait pas deviendra évidente, grâce à
l'emploi de quelque réactif. Tout le travail qui précède l'énoncé des vérités
scientifiques est là.
Ces exercices de comparaison
peuvent être admirablement gradués : très faciles d'abord, puis, au bout de
quelques années, très difficiles. « Le Pédagogue n'aime pas les enfants », p.
105.
A la comparaison se rattache
la mesure qui est une comparaison très précise et dont nous ne parlerons pas
maintenant, nous étant suffisamment étendu sur ce sujet aux mots éducation et
mesure.
La mesure se fait au moyen
d'appareils et il est bon que nos grands élèves apprennent qu'il est d'autres
appareils que les hommes ont inventés pour suppléer aux faiblesses de nos sens
- qu'il faut éduquer pour bien observer et que l'on éduque en observant (voir :
Education) - ; il est bon de leur faire faire quelques observations à la loupe
ou même avec un petit microscope. Il est un autre moyen, trop peu employé,
d'obliger les enfants à bien observer : c'est l'emploi du dessin. Il faut
regarder avec plus d'attention lorsque l'on veut dessiner, il faut sans cesse
comparer son dessin au modèle pour constater les différences et se corriger.
Enfin : « chaque sujet, animal ou plante, s'organise suivant une architecture
spéciale, en lignes harmonieuses, souples ou rigides, toujours équilibrées,
dont l'analyse peut être une excellente leçon de beauté. La représentation
exacte d'un objet réel constitue l'exercice élémentaire le plus propre à
développer le goût et à rattacher l'art vrai à sa pure source qui est la
nature. D'abord interprète fidèle des réalités comprises et admirées, l'élève
n'aura pas de peine, dans la suite, à épurer, à styliser et à passer à
l'arrangement décoratif bien composé. » (A. Pézard et L. LaporteBlairsy.)
Mais que faut-il observer ?
Un choix s'impose ; il faut savoir se limiter et, surtout pour les plus grands
élèves, il vaut mieux observer peu, mais bien, que de papillonner en
multipliant les observations superficielles. Il est préférable qu'un enfant ait
observé à fond une demi-douzaine de plantes bien variées que de connaître et
d'avoir observé superficiellement un grand nombre de plantes. Tout d'abord, il
nous faut commencer par choisir nos observations, de telle façon que les
enfants s'y intéressent autant que possible. A cet égard, tout ce qui vit ou
bouge nous fournit les meilleurs sujets d'observation : les plantes intéressent
plus que les corps inertes, les animaux intéressent plus que les plantes, et
les phénomènes de la nature : la pluie, le vent, la neige, etc..., nous fournissent
aussi des sujets intéressants. Mais on n'observe pas pour observer, on observe
pour chercher la solution de certains problèmes, pour exercer les facultés
logiques de l'observateur et, malheureusement, certains des sujets
d'observation les plus intéressants pour les petits posent des problèmes dont
la solution n'est pas à leur portée. Les observations biologiques, par exemple,
sont justifiées par ce problème :
comment cet animal, cette plante, sont-ils adaptés à la vie dans leur milieu et
l'on peut à ce propos, par exemple, étudier: 1° l'adaptation des fleurs à la
fécondation par les insectes ; 2° l'adaptation des insectes à la fécondation ;
3° l'adaptation des fruits et semences à la propagation par le vent et les
animaux ; 4° l'adaptation du corps des mammifères aux différentes façons de se
mouvoir et de se nourrir ; 5° l'adaptation du corps des oiseaux à la manière de
voler ; 6° l'adaptation du corps des oiseaux aux autres façons de se mouvoir
(pie, poule, canard, héron, etc ... ) ; 7° l'adaptation du corps des oiseaux
aux différentes façons de se nourrir ; 8° l'adaptation des fleurs à la
fécondation par le vent, etc ... , etc ... Mais l'explication transformiste de
ces diverses adaptations n'est pas à la portée des jeunes enfants et, à les
signaler trop tôt, nous risquons d'éveiller, ou d'ouvrir les voies à l'éveil,
des explications finalistes qui sont celles que donnent les prêtres de toutes
les religions.
Si donc, avec les jeunes
enfants, il est bon de faire observer les êtres vivants qui les intéressent, il
faut, avec eux, laisser de côté les observations relatives à l'adaptation au
milieu, qu'on devra leur faire faire plus tard, lorsqu'ils seront aptes à
comprendre l'explication transformiste.
A certains égards, il vaut
mieux faire observer des outils, instruments, etc ... , réalisés par le travail
humain. Le problème qu'ils posent est plus simple ; sa solution plus aisée a,
d'autre part, l'avantage d'être une leçon de morale qui fera comprendre aux
enfants la valeur de l'effort intellectuel et manuel. Tout objet fabriqué
répond à un but ; il s'agit, à l'aide de « pourquoi » et de « comment », de
faire trouver à l'enfant la raison de l'ensemble et des détails, de la forme,
de la matière, etc ... et, pour cela, des comparaisons sont encore nécessaires
: nous comparerons la lame du couteau, du canif, du greffoir, de la serpette,
avec la hache, etc ... , la hache avec la scie, etc ... Nous agirons aussi : en
s'asseyant sur divers bancs, sièges, etc ... , les enfants constateront que
leurs tables d'écoliers sont adaptées à leur taille, etc .... Au besoin nous
nous transformerons en critiques : l'adaptation n'est pas toujours parfaite :
ce vase au pied trop étroit se renverse trop facilement, etc ... Et nous
n'oublierons pas aussi d'apprécier tout ce qui ne répond pas à une utilité
véritable, mais qui est là « pour faire joli » et nous ferons ainsi peu à peu
aimer la beauté aux petits.
Il est des comparaisons qui
ne sont pas aisées, qui ne sont pas précises à cause du temps qui s'écoule ;
nous parerons à ces inconvénients en usant de graphiques. Nous pourrons ainsi
mettre en évidence les variations de la température, l'accroissement du poids
et de la taille des élèves ou des animaux et des plantes qui les intéressent.
Nos élèves auront pour cela
des cahiers d'observation, sur lesquels ils indiqueront également des observations accidentelles,
saisonnières, etc... : la date de l'arrivée et du départ des hirondelles ;
celles où apparaissent et où tombent les feuilles sur les arbres et les autres
plantes bien connues, la date des premières gelées, celle de la disparition des
dernières neiges, les dates et la durée de floraison de nos rosiers, etc...,
etc...
Toutes ces observations, en
habituant à observer, à comparer, à juger, prépareront à l'observation sociale
que nous n'aborderons que plus tard ; d'abord, parce que les jeunes enfants ne
s'y intéressent guère, ensuite parce que, si nous voulons les amener à
constater les injustices sociales, nous ne voulons pas substituer notre
jugement au leur. Nous ne voulons former ni des citoyens obéissants, ni des
révolutionnaires inconscients, mais des esprits libres. Cultivons d'abord
l'idéalisme dans l'âme de nos élèves et de nos enfants et cultivons-le de telle
façon que, plus tard, I'observation des injustices sociales, la comparaison du
sort des travailleurs et des parasites soit pour eux une souffrance et provoque
un sentiment de révolte. Ainsi nous ferons le plus sûrement des hommes libres,
des révolutionnaires conscients et désintéressés.
III. - Pourquoi et comment
il faut observer les enfants. -
Si nous voulons instruire
quelqu'un, il importe que nous fassions d'abord le bilan de ce qu'il sait et de
ce qu'il ignore et que nous nous rendions compte de ses intérêts et de ses aptitudes.
Est-il besoin de développer ceci et n'est-il pas clair qu'il est inutile
d'enseigner à quelqu'un ce qu'il sait déjà, qu'il est vain de vouloir faire
acquérir des connaissances secondaires avant les connaissances élémentaires
indispensables ? Inutile de vouloir faire apprendre des leçons dans un livre à
qui ne sait pas lire, inutile aussi de vouloir enseigner les mathématiques sans
souci d'assurer les fondations, en commençant par les connaissances les plus
élémentaires.
La nécessité de l'intérêt n'est
pas moins évidente (nous renvoyons au mot : intérêt) et il n'est pas douteux
non plus que notre enseignement doit être à la mesure de nos élèves,
c'est-à-dire que nous devons tenir compte de leurs capacités. « Nous perdons
simplement notre temps, écrit Dorothy Canfield Fisher, quand nous incitons
l'enfant à produire, de gré ou de force, ce qu'il ne peut produire. »
Ce qui est vrai de
l'instruction ne l'est pas moins de l'éducation. Si nous voulons influer sur le
caractère de nos enfants ou de nos élèves, il faut commencer par les connaître.
Or, beaucoup d'éducateurs, parents ou instituteurs sont incapables de voir les
enfants tels qu'ils sont. La passion, le sentiment, priment chez eux la raison,
ils voient leurs enfants ou leurs élèves tels qu'ils les voudraient ou - à la
suite d'une antipathie irraisonnée - tels qu'ils se les imaginent. Les uns,
indulgents à l'excès, n'accordent pas une importance suffisante aux fautes ou
aux défauts, disant : « Ce sont des enfants ; » et oublient l'œuvre éducative qu'il
faut accomplir pour en faire des hommes. Les autres, sévères avec non moins
d'excès et le plus souvent égoïstes, répriment toutes les activités enfantines
qui les gênent, comme si l'idéal était d'avoir des enfants semblables à des
soliveaux : ne parlant pas, ne remuant pas, n'ayant aucune initiative.
Notre intérêt personnel, nos
sentiments, ne sont pas les seuls obstacles qui nous empêchent de bien observer
nos enfants ou nos élèves, de bien les connaître et de les comprendre. Il faut
compter aussi avec notre ignorance. Nous jugeons les enfants comme s'ils
étaient des hommes en plus faible, en plus petit, en plus imparfait. Nous
renvoyons, pour l'exposé du contraire, à notre étude sur le mot « enfant ». Nos
lecteurs y verront que l'enfant est un être qui évolue et ils y verront quelle
est la marche de cette évolution pour l'enfant en général. Mais les enfants que
nous devons instruire et éduquer sont tout à la fois pareils et différents. Il
nous faut, pour bien connaître nos enfants, pour bien les observer, savoir
beaucoup de choses sur le développement de l'enfant moyen que décrivent les
ouvrages de psychologie. Ces connaissances guideront nos observations, nous
permettront de saisir des différences, tout ce qui constitue l'individualité de
chaque enfant.
Ce qu'il importe aussi
d'observer, de noter si possible sur des fiches, ce n'est pas tant ce qu'est
l'enfant à un moment donné, que la façon dont il croît, se développe, évolue.
Qu'un enfant ait un poids légèrement inférieur à l'enfant moyen de son âge est
de peu d'importance, si sa croissance se continue régulièrement, mais il n'en
est pas de même lorsqu'il y a arrêt ou recul. Ceci qui est vrai pour le
physique ne l'est pas moins dans les domaines intellectuel et moral : deux
enfants du même âge et présentant apparemment le même développement
intellectuel peuvent être : l'un un retardé en train de rattraper son retard,
l'autre un anormal dont le retard ira s'accentuant. L'observation sans fiches,
confiée à la seule mémoire, ne permet pas suffisamment de se rendre compte de
cet état dynamique, beaucoup plus important que l'état statique.
Connaître l'enfant ne suffit
pas, il faut le comprendre et pour cela il faut savoir faire une synthèse des
détails de l'observation et puis aussi savoir observer au moment et dans le
milieu favorables. Ce qui convient le mieux, c'est d'observer l'enfant, sans
qu'il s'en doute, libre dans le cadre de sa vie quotidienne dans le milieu qui
lui est familier. L'observation de l'enfant nécessite aussi l'emploi de
mesures, de graphiques. Il est bon de mesurer la taille, le poids, le
périmètre thoracique des enfants, pour
surveiller leur développement physique. Il est utile d'employer des tests pour
apprécier leur developpement intellectuel.
Enfin, causons beaucoup avec
les enfants c'est encore un des meilleurs moyens de les bien observer pour les
bien connaître. Savoir ce qu'ils sont pour les aider à devenir ce qu'ils
pourraient être doit être notre devise.
- E. DELAUNAY.
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