vendredi 10 février 2023

OBSERVATION encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure


I. - Pourquoi il faut faire observer les enfants -

Rousseau dit « Nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n'est pas nous apprendre à raisonner ; c'est nous apprendre à nous servir de la raison d'autrui, c'est nous apprendre à beaucoup croire et à ne jamais rien savoir ». Sans observation, on peut acquérir des mots, on ne peut pas acquérir des idées. « Qu'est-ce que transmettre une idée à quelqu'un ? demandait Delon. C'est faire en sorte qu'il arrive à se former une idée semblable à celle qui est dans l'esprit du parleur.... Vous voulez donner à votre voisin la notion d'un objet qui lui est inconnu ; vous énoncez successivement les divers attributs, rapports, caractères essentiels de l'objet. A mesure que vous les appelez par les mots qui les désignent, les idées correspondantes se présentent à la pensée de votre auditeur. Avec ces traits rassemblés, il se construit, lui, dans son esprit, une image conforme à son modèle, celle qui est dans le vôtre. » Mais imaginons que ce voisin soit aveugle de naissance, tous les mots rappelant des sensations visuelles que vous pourrez employer seront impuissants à éveiller dans son esprit les images ou les idées correspondantes. A votre travail d'analyse ne correspondra pas un travail parfait de synthèse, car votre auditeur ne possède pas tous les matériaux de son travail de synthèse. Il se fera une idée incomplète et si les matériaux manquants étaient essentiels ou primordiaux, la synthèse serait impossible, nulle idée d'ensemble ne pourrait se former dans son esprit. « Toute idée simple, absolument simple et première, est en soi incommunicable et, par suite, ne peut procéder que de l'observation. » Ce n'est qu'en observant ou faisant observer que vous pouvez acquérir ou faire acquérir les idées simples qui sont les fondations des idées plus complètes, acquises par association d'idées, comparaisons, etc ...

Les livres sont pour nous des parleurs, dont nous sommes les auditeurs. Eux aussi sont incapables de nous communiquer des idées simples et de nous permettre de nous former des idées composées dont nous ne posséderions pas les éléments.

« La mémoire verbale de l'enfant est grande. Elle lui permet d'enregistrer très aisément des mots, des nomenclatures et des définitions, alors même que ces formules ne correspondent à aucune idée. » (Demoor et Jouckheere.) Le pis n'est pas cependant l'absence d'idées, mais que les mots et les phrases entendus et répétés cachent à l'ignorant son absence de savoir. Ainsi des hommes qui ne se résignent pas à ignorer l'origine du monde déclarent: « C'est Dieu qui a créé le ciel et la terre ». Un mot qui masque leur ignorance et qui n'explique rien du tout constitue une explication suffisante pour les croyants.

L'observation est l'ennemie de la croyance et des préjugés aussi bien sociaux que religieux. L'individu qui observe les changements survenus ne peut plus dire : « Ceci a toujours été et sera toujours », et ainsi s'écroulent peu à peu les dogmes politiques, sociaux ou religieux qui, mieux que des soldats ou des gendarmes, sont les chaînes de l'humanité.

II. - Comment il faut faire observer les enfants. -

Etre convaincu des mérites de l' observation ne suffit pas. Il faut d'abord être soi-même observateur. J'ai sous la main un ouvrage récent (publié en 1926), au titre prometteur : « Les Sciences par l'Observation et l'Expérience ». Il a pour auteurs un agrégé des sciences physiques et un Directeur d'Ecole Normale. Or, parmi les indications d'observations et d'expériences que donnent ces auteurs, je lis : « Toutes les variétés de rosiers sont dérivées de l'églantier. Elles ont de nombreux pétales et elles n'ont pas d'étamines. Les étamines sont transformées en pétales ... Les rosiers ne donnent pas de graines en général. S'ils en donnent, leurs graines reproduisent des églantiers ... » Or, non seulement ces auteurs se trompent en affirmant que nos rosiers sont dérivés de l'églantier, mais encore ils n'ont pas observé. D'abord, il est excessivement rare de trouver des roses qui n'ont pas d'étamines. Toutes nos plus belles roses actuelles (Fran Karl Druscki ou Reine des Neiges, Mme Herriot, Caroline Testout, Général Mac Arthur, Snir de Georges Pernet, etc ... ) en ont, au contraire, un grand nombre. Ensuite, presque tous ces rosiers sont fertiles. Enfin, si nos deux auteurs avaient observé, ils n'auraient pas manqué de signaler que, bien souvent, on voit dans les roses des étamines imparfaitement transformées en pétales. Ajoutons, pour finir, qu'ils n'ont pas davantage expérimenté : les graines de rosiers donnent des rosiers et non des églantiers. Si je dis encore que cet ouvrage est loin d'être le plus mauvais, j'aurai suffisamment prouvé, je pense, qu'on ne peut former des observateurs si on n'est pas observateur soi-même.

Il ne faut pas non plus vouloir faire observer les enfants à la façon des savants ou des artistes.

Alors que le savant, recherchant la vérité, s'efforce avant tout d'être clair, exact, concis, précis, et donne à son travail le plus d'objectivité possible, l'artiste : peintre, sculpteur, littérateur, est personnel, subjectif. Le savant veut nous faire comprendre, l'artiste s'efforce de nous faire sentir.

Chez nos enfants, comme chez les primitifs, on retrouve bien ces tendances contraires, mais elles ne sont pas encore différenciées; aussi, nos exercices d'observation devront-ils être, en même temps qu'une première initiation scientifique, une première initiation artistique, par le langage, le dessin, etc ... Ce que le jeune enfant observe il doit l'exprimer : l'expression doit toujours accompagner l'observation. On a, dans nos écoles, le tort de vouloir séparer trop tôt les exercices d'observation, les leçons de choses comme on dit, des exercices de langage.

A un autre égard, on ne saurait comparer l'observation du savant à celle des jeunes enfants. Chez le premier, l'habitude d'observer est devenue un besoin, une seconde nature ; l'observation peut être bien souvent désintéressée et appliquée à quelques détails seulement. Chez l'enfant, l'observation naturelle, non provoquée, naît d'une curiosité, d'un problème, et s'attache à l'ensemble bien plus qu'aux détails. Les instituteurs se préoccupent trop du sujet des observations et pas assez de l'intérêt de l'enfant. Il y a des détails sans intérêt, sans valeur, et en voulant tout faire observer, on rend l'observation fastidieuse. Il faut faire appel aux intérêts et à l'affectivité de l'enfant. « La maîtresse n'a pas dit, écrit le grand pédagogue hollandais Jan Ligthart : « Ceci est le tronc », mais: « Tiens, Pierre, pourras-tu grimper sur ce tronc ? » On ne voit réellement les choses que par l'intérêt, et alors, on les voit non seulement des yeux mais aussi du cœur. » Si je suis victime d'une panne de bicyclette, je ne perdrai pas mon temps à observer toutes les parties de ma machine, j'observerai pour résoudre un problème, pour chercher la cause de la panne ; pourquoi vouloir que les enfants observent sans raison ? L'art de faire observer n'est pas celui d'amuser les enfants par un habile bavardage ; mais il est dans la recherche des moyens de transformer les sujets d'observation en problèmes. Dans la bordure de notre cour d'école, se trouvent des rosiers dont les fleurs aux couleurs brillantes ou nuancées attirent l'attention des élèves à qui nous disons un jour: « Nous pouvons tenter d'obtenir, nous aussi, de nouvelles variétés de rosiers ». Ce problème nécessite l'élude de la fécondation artificielle à laquelle nous procédons un beau matin. L'intérêt des élèves est ainsi tenu en éveil par l'opération elle-même, et cet intérêt pour l'opération se change en un intérêt pour tout ce qui touche à cette opération. Ainsi, nous pouvons leur faire observer sans ennui les différentes parties de la fleur. En ce faisant, nous prenons le contre-pied de ce qu'on fait d'ordinaire. En effet, si l'on consulte les ouvrages scolaires, on peut constater qu'on étudie d'ordinaire les sciences, puis leurs applications à l'agriculture, l'hygiène, etc ... , alors que nous voulons que ces applications pratiques nous fournissent des problèmes dont la solution exigera l'observation, et avec elle, autant que possible, l'activité manuelle et la mesure, la réflexion et l'imagination.

« Toutes nos opérations mentales, écrit le Dr G. Le Bon, s'opèrent suivant un mécanisme spécial : la comparaison ». Il importe, écrit aussi le Dr Decroly, « de présenter deux objets, deux êtres ; en effet, le travail mental supérieur se fait mieux grâce à la comparaison de choses et de faits présents ; on commencera par les différences, puisque l'expérience semble avoir montré que les différences se perçoivent mieux que les ressemblances. Mais rien n'empêchera de souligner cellesci dans la suite ». Présentons une feuille jaunie à l'automne ; l'enfant saura dire que la feuille est jaune lorsque nous l'interrogerons sur sa couleur, car le mot jaune, quoique abstrait, est déjà bien connu de lui. Il vaudrait cependant mieux concrétiser et préciser tout à la fois ce terme en le complétant : la feuille peut être jaune citron, jaune orange, ou, si vous préférez, jaune comme un citron, ou jaune comme une orange. Cette feuille jaunie peut aussi être comparée à d'autres feuilles ; toutes ces feuilles peuvent être rangées d'après la tonalité : du jaune le plus clair au jaune roux ; d'après la grandeur ou d'après la forme. De nouvelles comparaisons sont ainsi faites, qui permettent à l'enfant d'acquérir tout à la fois des idées nouvelles et les mots qui servent à les exprimer : lisse, rugueux ; opaque, transparent, etc ...

Avec des élèves plus âgés il faut aussi faire comparer. Voici ce que Roorda écrit à ce sujet : « ... Je veux, pour finir, dire deux mots d'un exercice dont les écoliers tireront un grand parti. Ils consacreront au moins une heure par semaine à la notation des différences et des ressernblances, qu'il y a entre les choses : les différences ou les ressemblances que peuvent présenter deux fleurs, ou deux pierres, ou deux insectes, ou deux oiseaux, ou deux métaux, ou deux portraits, ou deux figures géométriques, ou deux sous, ou deux phrases, ou deux fables composées par deux écrivains qui ont voulu traiter le même sujet, ou bien les gestes, les attitudes et les paroles de deux personnes, etc .... Souvent on se demandera : « Cette ressemblance-ci accompagne-t-elle toujours cette ressemblance-là ? » Parfois, une différence qu'on ne soupçonnait pas deviendra évidente, grâce à l'emploi de quelque réactif. Tout le travail qui précède l'énoncé des vérités scientifiques est là.

Ces exercices de comparaison peuvent être admirablement gradués : très faciles d'abord, puis, au bout de quelques années, très difficiles. « Le Pédagogue n'aime pas les enfants », p. 105.

A la comparaison se rattache la mesure qui est une comparaison très précise et dont nous ne parlerons pas maintenant, nous étant suffisamment étendu sur ce sujet aux mots éducation et mesure.

La mesure se fait au moyen d'appareils et il est bon que nos grands élèves apprennent qu'il est d'autres appareils que les hommes ont inventés pour suppléer aux faiblesses de nos sens - qu'il faut éduquer pour bien observer et que l'on éduque en observant (voir : Education) - ; il est bon de leur faire faire quelques observations à la loupe ou même avec un petit microscope. Il est un autre moyen, trop peu employé, d'obliger les enfants à bien observer : c'est l'emploi du dessin. Il faut regarder avec plus d'attention lorsque l'on veut dessiner, il faut sans cesse comparer son dessin au modèle pour constater les différences et se corriger. Enfin : « chaque sujet, animal ou plante, s'organise suivant une architecture spéciale, en lignes harmonieuses, souples ou rigides, toujours équilibrées, dont l'analyse peut être une excellente leçon de beauté. La représentation exacte d'un objet réel constitue l'exercice élémentaire le plus propre à développer le goût et à rattacher l'art vrai à sa pure source qui est la nature. D'abord interprète fidèle des réalités comprises et admirées, l'élève n'aura pas de peine, dans la suite, à épurer, à styliser et à passer à l'arrangement décoratif bien composé. » (A. Pézard et L. LaporteBlairsy.)

Mais que faut-il observer ? Un choix s'impose ; il faut savoir se limiter et, surtout pour les plus grands élèves, il vaut mieux observer peu, mais bien, que de papillonner en multipliant les observations superficielles. Il est préférable qu'un enfant ait observé à fond une demi-douzaine de plantes bien variées que de connaître et d'avoir observé superficiellement un grand nombre de plantes. Tout d'abord, il nous faut commencer par choisir nos observations, de telle façon que les enfants s'y intéressent autant que possible. A cet égard, tout ce qui vit ou bouge nous fournit les meilleurs sujets d'observation : les plantes intéressent plus que les corps inertes, les animaux intéressent plus que les plantes, et les phénomènes de la nature : la pluie, le vent, la neige, etc..., nous fournissent aussi des sujets intéressants. Mais on n'observe pas pour observer, on observe pour chercher la solution de certains problèmes, pour exercer les facultés logiques de l'observateur et, malheureusement, certains des sujets d'observation les plus intéressants pour les petits posent des problèmes dont la solution n'est pas à leur portée. Les observations biologiques, par exemple, sont justifiées par ce  problème : comment cet animal, cette plante, sont-ils adaptés à la vie dans leur milieu et l'on peut à ce propos, par exemple, étudier: 1° l'adaptation des fleurs à la fécondation par les insectes ; 2° l'adaptation des insectes à la fécondation ; 3° l'adaptation des fruits et semences à la propagation par le vent et les animaux ; 4° l'adaptation du corps des mammifères aux différentes façons de se mouvoir et de se nourrir ; 5° l'adaptation du corps des oiseaux à la manière de voler ; 6° l'adaptation du corps des oiseaux aux autres façons de se mouvoir (pie, poule, canard, héron, etc ... ) ; 7° l'adaptation du corps des oiseaux aux différentes façons de se nourrir ; 8° l'adaptation des fleurs à la fécondation par le vent, etc ... , etc ... Mais l'explication transformiste de ces diverses adaptations n'est pas à la portée des jeunes enfants et, à les signaler trop tôt, nous risquons d'éveiller, ou d'ouvrir les voies à l'éveil, des explications finalistes qui sont celles que donnent les prêtres de toutes les religions.

Si donc, avec les jeunes enfants, il est bon de faire observer les êtres vivants qui les intéressent, il faut, avec eux, laisser de côté les observations relatives à l'adaptation au milieu, qu'on devra leur faire faire plus tard, lorsqu'ils seront aptes à comprendre l'explication transformiste.

A certains égards, il vaut mieux faire observer des outils, instruments, etc ... , réalisés par le travail humain. Le problème qu'ils posent est plus simple ; sa solution plus aisée a, d'autre part, l'avantage d'être une leçon de morale qui fera comprendre aux enfants la valeur de l'effort intellectuel et manuel. Tout objet fabriqué répond à un but ; il s'agit, à l'aide de « pourquoi » et de « comment », de faire trouver à l'enfant la raison de l'ensemble et des détails, de la forme, de la matière, etc ... et, pour cela, des comparaisons sont encore nécessaires : nous comparerons la lame du couteau, du canif, du greffoir, de la serpette, avec la hache, etc ... , la hache avec la scie, etc ... Nous agirons aussi : en s'asseyant sur divers bancs, sièges, etc ... , les enfants constateront que leurs tables d'écoliers sont adaptées à leur taille, etc .... Au besoin nous nous transformerons en critiques : l'adaptation n'est pas toujours parfaite : ce vase au pied trop étroit se renverse trop facilement, etc ... Et nous n'oublierons pas aussi d'apprécier tout ce qui ne répond pas à une utilité véritable, mais qui est là « pour faire joli » et nous ferons ainsi peu à peu aimer la beauté aux petits.

Il est des comparaisons qui ne sont pas aisées, qui ne sont pas précises à cause du temps qui s'écoule ; nous parerons à ces inconvénients en usant de graphiques. Nous pourrons ainsi mettre en évidence les variations de la température, l'accroissement du poids et de la taille des élèves ou des animaux et des plantes qui les intéressent.

Nos élèves auront pour cela des cahiers d'observation, sur lesquels ils indiqueront  également des observations accidentelles, saisonnières, etc... : la date de l'arrivée et du départ des hirondelles ; celles où apparaissent et où tombent les feuilles sur les arbres et les autres plantes bien connues, la date des premières gelées, celle de la disparition des dernières neiges, les dates et la durée de floraison de nos rosiers, etc..., etc...

Toutes ces observations, en habituant à observer, à comparer, à juger, prépareront à l'observation sociale que nous n'aborderons que plus tard ; d'abord, parce que les jeunes enfants ne s'y intéressent guère, ensuite parce que, si nous voulons les amener à constater les injustices sociales, nous ne voulons pas substituer notre jugement au leur. Nous ne voulons former ni des citoyens obéissants, ni des révolutionnaires inconscients, mais des esprits libres. Cultivons d'abord l'idéalisme dans l'âme de nos élèves et de nos enfants et cultivons-le de telle façon que, plus tard, I'observation des injustices sociales, la comparaison du sort des travailleurs et des parasites soit pour eux une souffrance et provoque un sentiment de révolte. Ainsi nous ferons le plus sûrement des hommes libres, des révolutionnaires conscients et désintéressés.

III. - Pourquoi et comment il faut observer les enfants. -

Si nous voulons instruire quelqu'un, il importe que nous fassions d'abord le bilan de ce qu'il sait et de ce qu'il ignore et que nous nous rendions compte de ses intérêts et de ses aptitudes. Est-il besoin de développer ceci et n'est-il pas clair qu'il est inutile d'enseigner à quelqu'un ce qu'il sait déjà, qu'il est vain de vouloir faire acquérir des connaissances secondaires avant les connaissances élémentaires indispensables ? Inutile de vouloir faire apprendre des leçons dans un livre à qui ne sait pas lire, inutile aussi de vouloir enseigner les mathématiques sans souci d'assurer les fondations, en commençant par les connaissances les plus élémentaires.

La nécessité de l'intérêt n'est pas moins évidente (nous renvoyons au mot : intérêt) et il n'est pas douteux non plus que notre enseignement doit être à la mesure de nos élèves, c'est-à-dire que nous devons tenir compte de leurs capacités. « Nous perdons simplement notre temps, écrit Dorothy Canfield Fisher, quand nous incitons l'enfant à produire, de gré ou de force, ce qu'il ne peut produire. »

Ce qui est vrai de l'instruction ne l'est pas moins de l'éducation. Si nous voulons influer sur le caractère de nos enfants ou de nos élèves, il faut commencer par les connaître. Or, beaucoup d'éducateurs, parents ou instituteurs sont incapables de voir les enfants tels qu'ils sont. La passion, le sentiment, priment chez eux la raison, ils voient leurs enfants ou leurs élèves tels qu'ils les voudraient ou - à la suite d'une antipathie irraisonnée - tels qu'ils se les imaginent. Les uns, indulgents à l'excès, n'accordent pas une importance suffisante aux fautes ou aux défauts, disant : « Ce sont des enfants ; » et oublient l'œuvre éducative qu'il faut accomplir pour en faire des hommes. Les autres, sévères avec non moins d'excès et le plus souvent égoïstes, répriment toutes les activités enfantines qui les gênent, comme si l'idéal était d'avoir des enfants semblables à des soliveaux : ne parlant pas, ne remuant pas, n'ayant aucune initiative.

Notre intérêt personnel, nos sentiments, ne sont pas les seuls obstacles qui nous empêchent de bien observer nos enfants ou nos élèves, de bien les connaître et de les comprendre. Il faut compter aussi avec notre ignorance. Nous jugeons les enfants comme s'ils étaient des hommes en plus faible, en plus petit, en plus imparfait. Nous renvoyons, pour l'exposé du contraire, à notre étude sur le mot « enfant ». Nos lecteurs y verront que l'enfant est un être qui évolue et ils y verront quelle est la marche de cette évolution pour l'enfant en général. Mais les enfants que nous devons instruire et éduquer sont tout à la fois pareils et différents. Il nous faut, pour bien connaître nos enfants, pour bien les observer, savoir beaucoup de choses sur le développement de l'enfant moyen que décrivent les ouvrages de psychologie. Ces connaissances guideront nos observations, nous permettront de saisir des différences, tout ce qui constitue l'individualité de chaque enfant.

Ce qu'il importe aussi d'observer, de noter si possible sur des fiches, ce n'est pas tant ce qu'est l'enfant à un moment donné, que la façon dont il croît, se développe, évolue. Qu'un enfant ait un poids légèrement inférieur à l'enfant moyen de son âge est de peu d'importance, si sa croissance se continue régulièrement, mais il n'en est pas de même lorsqu'il y a arrêt ou recul. Ceci qui est vrai pour le physique ne l'est pas moins dans les domaines intellectuel et moral : deux enfants du même âge et présentant apparemment le même développement intellectuel peuvent être : l'un un retardé en train de rattraper son retard, l'autre un anormal dont le retard ira s'accentuant. L'observation sans fiches, confiée à la seule mémoire, ne permet pas suffisamment de se rendre compte de cet état dynamique, beaucoup plus important que l'état statique.

Connaître l'enfant ne suffit pas, il faut le comprendre et pour cela il faut savoir faire une synthèse des détails de l'observation et puis aussi savoir observer au moment et dans le milieu favorables. Ce qui convient le mieux, c'est d'observer l'enfant, sans qu'il s'en doute, libre dans le cadre de sa vie quotidienne dans le milieu qui lui est familier. L'observation de l'enfant nécessite aussi l'emploi de mesures, de graphiques. Il est bon de mesurer la taille, le poids, le périmètre  thoracique des enfants, pour surveiller leur développement physique. Il est utile d'employer des tests pour apprécier leur developpement intellectuel.

Enfin, causons beaucoup avec les enfants c'est encore un des meilleurs moyens de les bien observer pour les bien connaître. Savoir ce qu'ils sont pour les aider à devenir ce qu'ils pourraient être doit être notre devise.

- E. DELAUNAY.

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