On déclare neutre celui qui,
dans un conflit entre personnes, entre nations, entre idées reste indifférent
et ne prend point part à la lutte. Le problème de la neutralité scolaire est
l'un des plus âprement discutés il notre époque ; nous laisserons à d'autres le
soin d'en parler. C'est d'un point de vue général seulement et philosophique
que nous traiterons de la neutralité.
Qu'elle soit politique,
religieuse, philosophique, scientifique même, la neutralité peut résulter de
causes multiples. La crainte qui paralyse, le désir de ne mécontenter personne
en déterminent beaucoup à ne point manifester, en pratique, leurs secrètes
préférences. Mais, dans ce cas, il ne s'agit que d'une neutralité extérieure,
d'une neutralité dans le domaine de l'action, nullement d'une neutralité intime
et qui reste vraie dans le plan mental. Chez les malheureux que des maîtres
impitoyables surveillent et harcèlent, chez ceux qui se taisent pour ne point
perdre la croûte quotidienne dont ils vivent, eux et leurs enfants, nous
comprenons pareille attitude. Très peu ont l'énergie requise pour le martyre ;
n'exigeons pas de tous les hommes qu'ils soient des héros. Mais cette
neutralité pratique, elle devient le comble de l'hypocrisie chez les arrivistes
qui guignent les hauts emplois ou chez le chef qui, pour se donner les allures
d'arbitre impartial, fomente en sourdine des divisions chez ses administrés.
Combien de savants, d'écrivains, de philosophes taisent la vérité et, par leur
silence, laissent toute latitude au mensonge, escomptant avec raison que leur complaisance
sera tarifée un haut prix. Quant aux politiciens, le nombre est incroyable de
ceux qui, dans leurs poches, tiennent en réserve et un triangle et un chapelet
; aux franc-maçons ils sortent le triangle, aux catholiques le chapelet ; et
certains sont si habiles qu'ils font miroiter les deux en même temps, l'un à
gauche, l'autre à droite naturellement. Même duplicité dans la haute
administration, où des fonctionnaires qui demeurent intangibles servent et
trahissent tous les partis successivement. Peu importe les hommes au pouvoir,
ces fines mouches grimpent sans arrêt les échelons hiérarchiques qui les
séparent du sommet ; selon l'époque, ils fréquentent la loge ou la sacristie ;
ils sont conservateurs aujourd'hui, radicaux demain, socialistes ou communistes
en temps opportun. D'eux l'on ne peut dire qu'ils avancent toujours d'un quart
d'heure ; leur unique règle c'est d'obéir au vent., si rapides, si imprévus que
soient ses changements de direction. Cette neutralité, simple masque d'une
veulerie insigne, un homme de cœur se doit de la mépriser.
Mais la neutralité s'impose
lorsqu'on ignore tout d'une affaire, d'un problème ; jamais l'esprit critique
n'est de trop. Parce qu'il oublie de réfléchir, le peuple, éternelle dupe,
donne dans les panneaux que lui tendent les intrigants, soit de droite, soit de
gauche. Et la grande presse se charge de lui fournir des opinions toutes faites,
conformes, cela va sans dire, à l'intérêt des maîtres qu'elle sert. « Imiter,
telle est la loi des cités humaines ; celle du peuple des roseaux, c'est de
ployer devant l'aquilon. Et rien n'échappe à l'empire de la mode, ni les
habits, ni les idées, ni la coiffure, ni les sentiments. Quel éphèbe de bonne
famille porterait plumage bistre, si la vogue est au bleu ou à l'incarnat !
Quelle fille nubile s'affublerait d'une traine digne d'un cardinal, quand les
élégantes ne veulent que des jupes écourtées ! Sans rechigner, messieurs chics,
dames à la page obéissent aux ukases des grands couturiers ; le pantalon à
pattes d'éléphant succède à la culotte étriquée, la robe capable d'abriter un
régiment au cache-sexe long de dix doigts. En matière d'ameublement comme de
chiffons, d'usages mondains connue de vaisselle, l'imitation règne du haut en
bas. » (Vouloir et Destin.) Le comportement de la majorité des hommes témoigne
d'une complète absence de réflexion ; ils ne savent pas douter, plutôt que de
rester dans l'expectative, ils adoptent l'attitude ou l'opinion de ceux qui les
entourent, sans préalable examen. Pourtant aucun progrès scientifique ne serait
possible, si les chercheurs sérieux ne mettaient pas en doute les croyances,
même universellement admises, ou s'ils n'exigeaient point de toute affirmation
qu'elle s'étaye de preuves irréfutables. C'est la neutralité qui s'impose, dans
le domaine théorique, à l'égard des hypothèses que rien n'infirme ni ne vérifie
; et, dans le domaine pratique, à l'égard des affaires ou des problèmes dont
les données nous échappent complètement. Le grand mérite de Descartes fut
d'insister sur l'importance du doute méthodique, et sur la nécessité
d'atteindre à l'évidence avant de prendre parti. Je résolus, a-t-il écrit, « de
ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment
être telle ; c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la
prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se
présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse
aucune occasion de le mettre en doute. » Cette règle, qui dénie toute valeur à
la foi et à l'autorité, s'est révélée féconde en conséquences que Descartes
n'avait pas prévues et qui l'auraient probablement épouvanté. L'irreligion et
l'anarchie s'en inspirent, non moins que la science et la philosophie digne de
ce nom. Mais, parmi les causes d'erreur, Descartes oublie de signaler
l'imitation, l'esprit grégaire, plaie des sociétés et des groupements
autoritaires. Il oublie aussi le sentiment, auquel bien des modernes accordent,
à tort, une place comme mode de connaissance. « Le coeur a ses raisons que la
raison ne connaît pas », disait Pascal, l'un des responsables de la confusion
aujourd'hui courante entre savoir et sentir. Confusion qui permet aux mystiques
de légitimer leurs plus extravagantes rêveries et de parler, avec assurance, de
questions dont ils ne connaissent pas le premier mot. James, Bergson, et les
autres anti-intellectualistes ont, de leur côté, fait chorus contre la science,
au profit du sentiment. Peine perdue, il appert clairement qu'il n'est point de
vraie lumière hors du domaine de la raison, et qu'il faut écarter, en règle
générale, les suggestions sentimentales, que ne confirme ni l'expérience, ni la
déduction mathématique. Loin de condamner la neutralité, nous estimons donc
qu'elle convient quand nous ignorons tout du problème envisagé, ou quand les arguments
pour ou contre sont également incapables d'engendrer une conviction solidement
raisonnée. Même si la pleine lumière est possible, elle reste légitime quand la
question ne présente pour nous aucun intérêt. Il m'indiffère que le vainqueur
de la Marne soit Joffre ou Galliéni, ces deux galonnés m'inspirant une aversion
identique ; et je n'éprouve nul besoin de prendre parti soit pour Foch, soit
pour Clémenceau, l'un et l'autre méritant des malédictions pareilles. Récits de
guerre, biographies des souverains, généalogies princières, etc.,
disparaîtraient de l'histoire sans que je proteste, bien au contraire ; c'est
la tradition écrite qui confère un prestige, si dangereux pour la paix du
monde, aux chefs d'Etat et aux militaires. Dans les luttes que se livrent les
requins du commerce ou de l'industrie, les rois de la banque, pourquoi le
pauvre interviendrait-il, lui qui, dans tous les cas, sera sacrifié par le
vainqueur. Même remarque concernant les campagnes politiques, toujours fructueuses
pour les meneurs, jamais ou presque pour le populaire. Le pouvoir reste aussi
tyrannique, aussi opposé au libre développement de l'individu, qu'il soit aux
mains des bolchevistes ou des fascistes, des bien-pensants ou des
francs-maçons. De la farce électorale, le vulgaire électeur s'avère toujours le
dindon, qu'il vote blanc, bleu ou rouge ; seule diffère la couleur de la sauce,
à laquelle députés et sénateurs le mangeront. Néanmoins, j'admets des degrés
dans la nocivité des gouvernements, comme aussi dans celle des religions ; ce
qui peut nous décider à intervenir, en pratique, dans quelques cas bien
étudiés. Plus les Etats ou les Eglises sont solidement hiérarchisés, plus ils
se réclament du principe d'autorité, plus il convient de mener contre eux une
lutte sans douceur. La bienveillance relative, que j'ai témoignée à certains
spiritualistes, n'eut jamais d'autre but, je l'avoue, que d'affaiblir les
grandes confessions religieuses qui se partagent l'empire des esprits. Mais la
neutralité s'impose lorsqu'il s'agit de combats qui laisseront intactes les
forces de nos adversaires.
Le scepticisme, qui enlève
tout espoir de certitude, peut aussi conduire à la neutralité. Montaigne estime
que le doute est la seule sagesse possible ; c'est un « mol oreiller pour une
tête bien faite ». Renan semble croire parfois que tout comprendre, tout
goûter, sans mépriser aucun système philosophique, sans en adopter aucun non
plus, voilà l'idéal du sage et le plus noble emploi que l'on puisse faire de
l'existence. Son dilettantisme trouva des partisans nombreux, à la fin du XIXe
siècle, parmi les intellectuels. Certains ouvrages, d'ailleurs très
remarquables, de notre bon Han Ryner exhalent aussi un délicat parfum de
souriante ironie et de doute philosophique. Volontiers nous reconnaissons qu'il
faut un esprit fort pénétrant et de longues recherches pour atteindre à cette
attitude, qui est l'une des formes essentielles de la sagesse ; et les trois
noms cités suffisent à démontrer que les sceptiques de ce genre auront des génies
de premier ordre pour compagnons. Mais l'on m'accordera que ce doute
transcendant ne convient qu'à des esprits très clairsemés ; sans un peu
d'enthousiasme pour la vérité, les chercheurs n'auraient pas le courage de
poursuivre des travaux fatigants. L'œuvre d'un Renan, d'un Han Ryner témoigne,
d'ailleurs, à mon avis, qu'ils sont bien moins sceptiques que certains le supposent
; car, en bonne logique, c'est à une totale inertie que l'incertitude complète
aboutirait. Au doute universel, à l'aveu d'impuissance qui fut la conclusion
suprême de la pensée grecque, le lent et sûr effort des savants modernes oppose
l'existence de connaissances positives sur lesquelles tous les esprits peuvent
s'accorder, Réduites encore à quelques points, ces connaissances deviennent
chaque jour plus nombreuses, Dans le domaine pratique, le rythme de l'évolution
humaine s'en trouve accru d'une façon inouïe. Dans l'ordre spéculatif, une
représentation commune du monde se dégage lentement, qui n'est plus celle d'un
temps, ni d'un peuple, ni d'un individu, mais celle de l'humanité entière,
consciente de son milieu. Sans doute les tenants des formes anciennes de la
pensée ont proclamé, avec Brunetière, que la science avait fait faillite, sans
doute des déceptions ont succédé aux espoirs trop grandioses du début et le
pragmatisme américain a même prétendu que le savoir positif n'était qu'une
réussite dans le domaine pratique. Du creuset de la critique, la science,
néanmoins, ne sortit pas amoindrie ; elle a seulement pris conscience
d'elle-même, de sa valeur et. de son sens profond. Le plus grand reproche qu'on
puisse lui adresser, c'est. de n'avoir pas rendu les individus meilleurs, c'est
d'avoir été souvent, dans la dernière guerre par exemple, une source de
malheurs pour l'humanité. Reproche, d'ordre moral, absolument légitime, et qui
restera vrai aussi longtemps qu'une troupe d'exploiteurs sera maîtresse du globe.
Reproche qui vaut toutefois plus contre la sottise humaine que contre la
science, puisque les méfaits de cette dernière résultent, en définitive, du
servilisme populaire. Ainsi nous prisons fort cette neutralité transcendante,
qui permet à de grands esprits de planer au-dessus des doctrines, des chapelles
et des partis, mais nous croyons qu'elle ne saurait convenir aux intelligences
avides de vérité. A ces dernières ce n'est pas le scepticisme que nous
conseillerons, c'est l'impartialité, qui s'avère, elle aussi, une forme
supérieure de la neutralité. Rester prêt toujours à abandonner ou à modifier
les idées que nous aurons reconnues fausses, en totalité ou en partie, voilà
une attitude mentale dont il convient de ne se départir jamais. Nos théories les
mieux fondées, n'ont qu'une valeur transitoire et relative ; n'hésitons pas à
les rejeter, quand elles sont contredites par l'expérience ou le calcul. La
réalité s'avère trop complexe, trop fuyante pour qu'on la définisse et la
catalogue sans appel ; c'est en vain qu'on veut la condenser en formules
intangibles. Résultats d'une ignorance présomptueuse, les dogmes, qu'ils soient
laïcs ou religieux, s'opposent aux recherches libres et impartiales ; ce ne
sont pas des régulateurs, comme on l'a prétendu, mais des tyrans. Le catéchisme
des Eglises n'est qu'un moyen de domination temporelle, sous le couvert du
dogmatisme spirituel ; le catéchisme laïc n'est. qu'un moyen d'instaurer le
culte de l'Etat et d'affermir son omnipotence. En son genre, Durkheim fut un pape
comme celui de Rome ; et sa morale ouvertement prônée dans les établissements
universitaires, vise à façonner des esprit serfs. Point de dogmes intangibles,
point. d'idées préconçues, un seul désir, celui de voir clair, une seule
crainte, celle de se tromper, voilà qui résume la neutralité que le savant
observe dans la recherche de la vérité. Quant à la prétendue neutralité de
l'Etat, nous n'y croyons point, qu'il s'agisse d'éducation, de justice, de
finance ou de tout autre domaine livré à des fonctionnaires. La raison d'être
de l'Etat. moderne, ce n'est pas de maintenir égaux les droits des individus,
c'est uniquement de perpétuer la domination d'un groupe de privilégiés. Tout
homme de bonne foi le reconnaitra, s'il étudie la situation présente sans parti
pris. Dès lors, la neutralité de l'Etat s'avère logiquement impossible : les
hommes juchés au pouvoir doivent servir les intérêts des mandants qui leur
livrèrent les leviers de l'action administrative, sous peine de tomber
rapidement. L'histoire confirme absolument ce que nous disons.
- L. BARBEDETTE.
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