Il paraît que, de l’autre
côté de l’Atlantique, on défend aux femmes, dans certains États, de porter des
jupes qui mesurent moins d’une certaine longueur, des corsages dont le
décolleté dépasse une certaine échancrure ; il ne faut montrer des mollets
qu’un certain nombre de pouces en longueur et de la gorge un certain nombre de
pouces en surface, sous peine de contravention et de poursuites judiciaires. Il
y a aussi des prescriptions, je crois, concernant les costumes de bains trop
collants. Ce n’est pas que, chez les descendants des émigrants de la Mayflower,
que la vague de pudeur fait rage ; elle a déferlé encore tout récemment sur le
sol de l’ancienne Attique. Si, en France et en Belgique, il nous importe peu
qu’on ait tonné du haut des chaires contre l’immoralité du costume féminin,
certaines poursuites légales ou extra-légales contre des écrivains ou des
artistes méritent de retenir notre attention. Au pays des Boccace, des Arétin,
le gouvernement est parti en guerre contre les ouvrages prétendus immoraux. Il
semble qu’après une période de « relâchement », on se trouve en présence d’un
effort concerté contre ce que les feuilles bourgeoises dénomment 1’ « obscénité
» : obscénité dans le livre, dans le journal, dans le costume, au théâtre, etc.
Qu’est-ce que l’obscénité ? Le dictionnaire Larousse définit obscénité ce qui
est contraire à la pudeur ; et pudeur : le sentiment de « crainte ou de
timidité que font éprouver les choses relatives au sexe » ; (en latinobscena
signifie ce qui est tenu hors de scène).
Il n’est pas dans mon
intention de faire ici oeuvre d’érudition, de rechercher les origines
scientifiques de la pudeur ; je me contenterai de la définition du Larousse.
Elle revient à dire que l’obscénité est d’ordre tout conventionnel et qu’un
livre, un spectacle, une gravure, une conversation, perdent tout caractère
d’obscénité lorsque la personne qui lit, regarde, perçoit ou entend n’éprouve,
en accomplissant ces actions, ni sentiment de crainte, ni sentiment de
timidité.
Cette déduction est très
intéressante en ce sens qu’elle permet de nous rendre compte que l’obscénité ne
réside pas dans l’objet qu’on regarde, dans l’écrit qu’on parcourt, dans les
habits qu’on porte, dans les paroles qu’on écoute ou qu’on prononce. S’il y a
obscénité, elle est en celui qui observe, examine, ouït. Dans le volume qui
détaille l’acte d’amour, s’étend sur les raffinements dont il est susceptible,
dans le vêtement qui découvre ou dessine certaines parties de l’anatomie
humaine, dans l’image qui représente le corps d’un homme ou d’une femme dans
certaines attitudes, il n’y a pas plus d’obscénité que dans le spectacle d’un
paon qui fait la roue, d’un lys ou d’un pavot qui se dresse au cœur d’une
corbeille de fleurs, que
dans la lecture d’un manuel de sériciculture ou d’un. traité d’algèbre, que
dans l’audition d’un morceau d’opérette.
Je n’ignore pas que la
rencontre d’une femme que j’ai raison de supposer douée de « tempérament » ou
d’une plastique agréable peut m’inspirer le désir de l’étreindre, que son
accoutrement peut rendre ce désir plus violent, mais ce désir naîtra et
croîtra, sans que j’éprouve - pour ma part - le moindre « sentiment de crainte
ou de timidité ». Dans tous les domaines, l’expression ou le spectacle suscite
le désir. Je me souviens que, très jeune, la lecture de la Retraite des dix
Milleme fit imaginer de courir les aventures guerrières ; plus tard, certaines
toiles de Géricault m’excitèrent à m’intéresser fortement à la peinture. Encore
tout dernièrement, la lecture d’un ouvrage de vulgarisation des théories einsteiniennes
me procura la passagère envie de me remettre à l’étude, entreprise jadis, du
calcul différentiel. Il n’est pas plus obscène de désirer posséder une femme
dont la jupe permet de découvrir une jambe bien faite, que de désirer absorber
des confitures après avoir arrêté le regard sur des groseilliers chargés de
fruits, ou d’installer une basse-cour après avoir médité sur une poule qui
couve des œufs. Ce sont des associations d’idées tout a fait normales.
L’évasement d’un corsage, le
retroussis d’une jupe, 1e plaquage d’un maillot, la nudité d’un corps humain
n’ont donc rien d’obscène, rien de répréhensif in se. Non seulement, je ne
sens, en nourrissant les pensées qu’ils peuvent susciter, se développer en moi,
aucun sentiment de répréhension, de crainte ou de timidité, mais je n’ai encore
jamais trouvé trace de ce sentiment chez les personnes de santé et
d’intelligence normales que j’ai interrogées à ce sujet. J’ai rencontré de mes
semblables auxquels peut déplaire l’absence de pudeur dans le spectacle ou
l’expression ; je n’en ai jamais découvert qui puisse me démontrer qu’un
spectacle ou une expression soit obscène en soi. Si certaines des pièces d’
Aristophane nous semblent scabreuses, elles ne suscitaient aucune émotion chez
les Grecs. Pas plus que la lecture de l’Arétin ou de Boccacen’éveillait de
pensées « impures » chez les Italiens cultivés du temps de la Renaissance. Ils
considéraient, comme naturel tout ce qui à trait au fait sexuel.
L’obscénité est donc un
sentiment purement relatif à l’individu qu’elle est censée blesser ou choquer.
Elle n’existe pas hors de lui, objectivement, c’est-à-dire qu’elle n’a pas
d’existence du tout, pas plus que la pudeur d’ailleurs. Le sein de Dorine n’est
pas impudique, c’est Tartufe qui prétend y voir de l’impudicité.
Or, Tartufe est un
hypocrite. Etant donné la mentalité jésuitique des milieux sociaux
contemporains, il y a gros à, parier que les 999 millièmes de ceux qui
flétrissent ou dénoncent, avec le plus de véhémence, les lectures, les
spectacles, les gestes impudiques, n’éprouvent guère de sentiment de crainte ou
de timidité à l’égard des pensées qu’ils leur peuvent suggérer. Ce sont des
hypocrites tout comme Tartufe, leur modèle.
Mais est-ce seulement pour
protéger l’hypocrisie de Tartufe que les gouvernements interdisent aux seins de
se laisser voir en public et déclenchent de temps à autre des vagues de pudeur
? Est-ce uniquement pour garantir les puritains des atteintes de l’indécence
que la loi réprime l’obscénité, réagit contre les mœurs faciles, réglemente
même les conditions du port des costumes ? L’intervention étatiste, légale,
policière, a des raisons plus profondes. Lorsque les mauvaises mœurs demeurent
le privilège des classes dirigeantes, il n’y a pas grand mal : c’est un
privilège ajouté a tous ceux dont elles jouissent déjà. Tant qu’il n’y a pas
scandale trop flagrant, trop public, les gouvernants ferment les yeux, la loi reste
ignorée. C’est quand le « relâchement » des mœurs envahit les classes non
dirigeantes que la situation devient menaçante, dangereuse pour l’ordre de
choses bourgeois. La chasteté pré-nuptiale, le mariage, la fidélité conjugale,
la monogamie, la monoandrie, la progéniture légitime sont des institutions de
la société bourgeoise au même titre que le militarisme, le patriotisme, le
civisme, etc., etc... Or, l’extension de la pratique des « mauvaises mœurs »
amène à considérer ces « institutions » comme des préjugés, des résidus d’une
morale d’esclaves, inutiles au développement individuel, à la vie personnelle.
Et la chute d’un seul pilier suffit à faire vaciller tout l’édifice.
C’est pourquoi les partis
traditionalistes sont d’autant plus disposés à réprimer les « mauvaises mœurs
», qu’ils veulent davantage conserver les monopoleurs en possession de
l’assiette au beurre. C’est pourquoi les souteneurs des « bonnes mœurs », les
membres des ligues contre la licence des rues, etc., n’ont rien de plus pressé que
de jouer aux mouchards bénévoles. On ne les voit pas discuter
contradictoirement avec leurs adversaires où leurs antagonistes immoraux ou
amoraux, s’efforcer de les persuader, de les amener, par le raisonnement, à
leur point de vue, à leur conception des mœurs individuelles et sociales. Leur
propagande s’étale .sur la dénonciation : la mise en mouvement des agents de
répression, du mécanisme des sanctions pénales. Ils en appellent encore et
toujours à la méthode de compression, au système d’autorité. D’où il appert que
« bonnes mœurs » et « recours à l’autorité » s’accordent comme larrons en
foire. En se plaçant à un autre point de vue, celui du dommage que les
publications ou images dites obscènes peuvent porter à autrui, c’est-à-dire au
côté juridique de la question de l’obscénité, citons quelques remarques de
l’éthicien anglais Bertrand Russel, dans son livre Le Mariage et la Morale. «
Le mot obscène... n’a pas de signification légale précise. En pratique, une
publication est obscène, d’après la loi, si le magistrat là considère comme
telle, et il n’est pas tenu d’écouter le témoignage d’experts tendant à prouver
que cette publication pouvait servir un but utile. Cela revient à dire que
l’auteur d’un roman ou d’un traité de sociologie, ou celui qui propose une
réforme légale des questions sexuelles, voient leur œuvre exposée à la
destruction si, d’aventure, elle choque quelque vieux barbon ignorant...
» Je ne crois pas qu’il soit possible de
fabriquer une loi contre les publications obscènes, qui ne comporte pas de
fâcheuses conséquences. Je suis d’avis qu’il ne faut pas de loi en cette
matière. Et cela pour deux raisons. En premier lieu, il n’y a pas de loi
capable d’empêcher le mal dans ce domaine sans gêner aussi le bien et, en
second lieu, les publications incontestablement pornographiques feraient bien
peu de mal si l’éducation sexuelle était plus rationnelle. Il y a encore une autre
raison de combattre la censure : la pornographie elle-même, publiquement
proclamée et chantée, eût fait moins de mal qu’avec cet attrait du mystère
qu’on lui prête. Malgré la loi, presque tous les hommes d’un certain rang
social ont vu dans leur adolescence des photographies obscènes et ont été fiers
de les posséder parce qu’elles étaient rares. Les gens aux opinions toutes
faites vous disent que ces images font un tort considérable à autrui, quoique
pas un seul parmi eux ne veuille reconnaître qu’elles lui aient fait du tort à
lui-même. Sans doute, ces photographies provoquent une excitation lubrique,
mais ces émotions naissent d’une façon ou de l’autre chez tout mâle robuste ou
viril. La fréquence des désirs dépend de la condition physique de l’individu,
tandis que les occasions de ces désirs dépendent des conventions sociales
auxquelles il est habitué. A un Anglais des premières années victoriennes, 1a
cheville d’une femme suffisait, tandis que nos contemporains restent
impassibles a tout ce qu’elle ne montre pas plus haut que la cuisse. C’est pure
question de mode. Si le nu était à la mode, il cesserait bien vite de nous
exciter, et les femmes se verraient obligées, comme dans certaines tribus
sauvages, de mettre des vêtements pour augmenter leur attrait sexuel. Des
considérations identiques s’appliquent à la littérature et aux images : ce qui
était un excitant pour le contemporain de la reine Victoria laisse tout à fait
froid l’homme d’une époque plus affranchie. Plus la pruderie réduit le degré
autorisé d’appel sexuel, moins cet appel a besoin de conditions pour être
efficace. Les neuf-dixièmes des séductions de la pornographie viennent du
sentiment d’inconvenance que les moralistes inculquent aux jeunes. L’autre
dixième est physiologique et se reproduit de toute manière, quelle que soit la
législation du moment. C’est pourquoi je suis fermement convaincu qu’il ne faut
pas de loi sur les publications obscènes ». Je partage entièrement cette
opinion.
E. Armand
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