On devrait dire plus
exactement néologie ; une néologie, au lieu d'un néologisme.
La néologie (néo, nouveau ;
logos, discours) est « l'emploi de mots nouveaux ou d'anciens mots en un sens
nouveau ». (Littré.) Le néologisme est « l'habitude, l'affectation de néologie
». (Littré.) L'usage de néologisme a prévalu en même temps que s' répandue
l'affectation de produire des mots nouveaux, et aussi en raison de ce que ce
terme indique avec 1'emploi de ces mots, les mots eux-mêmes. Ainsi blagologie
est un néologisme ; l'emploi de blagologie est à la fois une néologie et un
néologisme.
On appelle indifféremment
néologue ou néologiste « celui qui invente ou aime à employer soit des termes
nouveaux, soit des termes détournés de leur sens ancien ». (Littré.)
L'affectation néologique a
pris, aujourd'hui, les proportions d'une véritable épidémie. Si elle n'atteint
que superficiellement la langue elle-même, celle-ci sachant bien, à la longue,
se dépouiller de ses floraisons parasitaires, par contre elle constitue un
danger immédiat pour la clarté des idées et la netteté des rapports entre les
hommes. Or, nous vivons dans un temps où il est plus que jamais nécessaire
d'avoir des idées claires et de parler nettement en face d'une situation
sociale de plus en plus trouble et artificieuse. Le néologisme est un des
moyens les plus insinuants de confusionnisme et d'incompréhension. Lorsqu'il
n'est pas préalablement précisé dans son sens par celui qui l'invente, il
répand l'équivoque de la pensée, multipliant les interprétations
contradictoires, les faux fuyants, les réticences, les rectifications, tout ce
'qui fait l'arsenal d'une casuistique que la lâcheté générale des consciences,
la veulerie non moins générale des caractères, rendent de plus en plus
dangereuse pour ceux qui en subissent les désastreux effets. De plus en plus on
ne comprend pas ce qu'on entend et ce qu'on lit, ou on le comprend de travers.
Aussi est-il particulièrement regrettable que, par une adhésion au snobisme, à
une sorte d'élégance intellectuelle à rebours, des anarchistes donnent dans
cette manie trop innocente à leurs yeux, et fassent ainsi, sans y réfléchir
suffisamment, le jeu des pêcheurs en eau trouble.
Une langue ne peut se passer
de mots nouveaux, La néologie est un des principes, essentiels de son existence
et de son évolution, celles-ci devant s'accorder avec l'existence et
l'évolution de la pensée que la langue a pour fonction d'exprimer.
La vie se transforme à toute
heure ; la pensée qui suit cette transformation et souvent la devance, doit
trouver dans la langue et dans le même temps son moyen d'expression toujours
approprié. Chaque découverte nouvelle, dans quelque domaine que ce soit,
implique nécessairement la création de mots nouveaux. Chaque nouvel aspect des
rapports entre les hommes doit trouver son interprétation immédiate. C'est
ainsi que le langage a été en incessante formation. Les langues qui ne disent
plus rien e nouveau périssent avec les peuples qui n'ont plus rien à dire. Il
n'y a que les religions, c'est-à-dire les les choses dont la pensée est à
jamais figée dans des formules d'une prétendue perfection définitive, qui
peuvent faire usage des langues mortes, et encore. Le latin peut suffire au
270ème pape pour marmonner aujourd'hui les litanies que le premier pape
marmonna il y a vingt siècles. Il lui est insuffisant pour parler du
paratonnerre qu'il a fait installer sur son palais, de l'éclairage électrique
de ses églises, de son automobile, de son téléphone, de son phonographe, de
tous les progrès dont il est heureux de jouir, bien qu'ils soient ceux de la
science « fille du diable ».
Il y a le langage technique.
Il a commencé avec la première activité manuelle et intellectuelle de l'homme.
Il n'a pas cessé de produire des néologies pour répondre au développement de
toutes les formes de cette activité : scolaires, scientifiques, agricoles,
industrielles, commerciales. Il y a le langage populaire en constante
modification aussi et s'enrichissant pour les échanges d'idées de plus en plus
étendus entre les hommes. Des étrangers sont venus d'autre régions, se sont
mêlés au clan, à la tribu, à la famille au village. Il a fallu s'entendre avec
eux. Ils ont apporté leur langage dont de nombreux mots ont été adoptés. C'est
ainsi qu'à travers les temps se sont formées des langues, vastes synthèses de
la vie des peuples. Mais jamais dans aucune, sauf dans le langage littéraire,
forme conventionnelle et souvent barbare de la langue lorsqu'il prétend s'en
distinguer, il n'a été accepté et surtout conservé un mot nouveau qui ne
répondait pas à un véritable besoin de la pensée collective. Le néologisme est
une superfétation lorsqu'il ne fait que répéter ce qu'un autre mot dit aussi
bien depuis longtemps. Il est un attentat à la langue lorsqu'il répète en
disant plus mal.
De plus en plus, l'invention
néologique a été justifiée par l'abondance des découvertes modernes. Il n'y a
rien à dire contre les mots nouveaux qui ont un sens clair et précis, une
construction conforme à la syntaxe de la langue, un son s'accordant avec son
euphonie, un rythme ne brisant pas l'harmonie qu'elle entretient avec la
pensée. Mais il y a à protester contre le mot dont le sens est obscur et
équivoque, dont la construction est de guingois, dont le son déchire l'oreille
et dont l'arythmie apporte le désordre de la pensée. Voltaire disait : « Un mot
nouveau n'est pardonnable que quand il est absolument nécessaire, intelligible
et sonore ». Les véritables écrivains, qui possèdent la connaissance complète
de leur langue et savent en faire valoir les ressources aussi admirables
qu'inépuisables par la perfection de leurs écrits, ont toujours été extrêmement
prudents devant les modifications du langage, et surtout devant la néologie. Ce
n'est pas d'aujourd'hui qu'on a le spectacle des divagations néologiques ; mais
elles furent assez réservées tant que ne s'étala pas, sans aucune retenue,
l'insolence parvenue des illettrés. Si la résistance au néologisme des puristes
de la langue a été parfois d'une étroitesse ridicule, l'acceptation des gens de
lettres a été trop souvent d'une faiblesse coupable. Elle en est arrivée au
point qu'on peut demander au plus grand nombre des gens qui écrivent s'ils ont
appris à écrire. Comment protesteraient-ils contre le flot que fait déborder un
snobisme exploité par l'ignorance pédante et la fourberie sociale qu'ils
contribuent plus que quiconque à entretenir ? Voltaire a remarqué qu'en France
: « Les modes s'introduisent dans les expressions comme dans les coiffures ».
Elles sont plus dangereuses pour la qualité de la langue que les cheveux courts
pour la vertu des femmes.
L'ignorance pédante est
celle qui ne connaît pas la langue, mais qui prétend la connaître. Elle ne lit
pas les dictionnaires, elle méprise la grammaire. Dépourvue de vocabulaire,
elle s'en fait un à sa façon. Privée de connaissances grammaticales et n'ayant
aucun sens du langage, elle ne sait comment employer les mots, mais elle
régente leur emploi. Comme le sourd qui crie, comme l'aveugle qui soutient que
le blanc est noir, cette ignorance fait d'autant plus de bruit, elle est
d'autant plus tranchante qu'elle ne s'entend pas et ne voit que du noir. Elle
est actuellement à son apogée en ce qu'elle a réussi à faire de la langue le
magma le plus vaseux. Ayant pour substruction la démocratie du muflisme,
s'étant imposée dans tous les milieux sociaux, elle a rendu la résistance aussi
vaine sur le terrain du langage que sur tous les autres territoires de la vie
sociale.
Cette ignorance pédante est
entretenue dans sa souveraineté, sciemment par la fourberie dirigeante,
inconsciemment par le snobisme. De même que des dames qui s'appellent Louise,
Jeanne, Catherine, et seraient incapables de recopier quatre lignes sans y
mettre vingt fautes d'orthographe, se donnent du bel air en signant Loyse,
Jane, Ketty, une foule de gens se croiraient déshonorés s'ils parlaient et
écrivaient comme tout le monde. Rochefort avait constaté que pour arriver dans
le monde, il fallait écorcher la langue française, et cela en anglais. C'est de
plus en plus nécessaire, aujourd'hui que la livre anglaise vaut cent francs à
quatre sous, dans les milieux des « bars », des « dancing », des « sports »,
des hippodromes, dans tous les endroits interlopes où l'élite du pouvoir se
prépare et s'entraîne aux escroqueries démocratiques. On voit partout des «
Clary'ss-bar » et des « five o'clock à toute heure ». Les Anglais en sont
ahuris ; seuls les Français ne le sont pas. Le simple ignorant primaire qui ne
sait comment trouver ses mots et fait des barbarismes, possède tout au moins
l'instinct de sa langue qu'une fausse instruction n'a pas déformée en lui ; il
sait qu'il parle mal et n'insiste pas. L'ignorant pédant s'impose ; il veut que
son insanité constitue la règle.
Stendhal avait observé que :
« pour un homme occupé toute la journée à spéculer sur le poivre et sur les soies,
un livre écrit en style simple est obscur. Il comprend davantage le style
emphatique. Le néologisme l'étonne, l'amuse et fait beauté pour lui. » Rien de
nouveau sous le soleil, peut-on dire. Cent uns après Stendhal, pour les
spéculateurs - et on sait à quelles espèces de spéculations ils se livrent
aujourd'hui - le style simple est devenu encore plus obscur, et le néologisme fleurit
comme les bégonias.
Baudelaire a dit après
Stendhal : « Là grammaire sera bientôt une chose aussi oubliée que la raison ».
Baudelaire et Stendhal avaient, comme tous les vrais artistes, un souci de la
langue dont s'amusèrent les galapiats pour qui elle n'est d'aucun intérêt si
elle ne leur offre pas un moyen. de s'enrichir. On n'a pas plus besoin de la
langue que de raison et de scrupules pout friponner dans les affaires et la
politique, faite un ventre doré et un ministre. Un spéculateur du blé, du pétrole,
du caoutchouc, se soucie bien peu de la langue lorsqu'il dicte il sa « dactylo
», aussi illettrée que lui, le télégramme qui lui permettra de rafler sur les
marchés les produits qu'il vendra plus cher ! Et ces politiciens, dont
l'incontinence verbale se répand comme une pluie de sottise sur le troupeau
électoral, en ont moins de souci encore. Au contraire. Le style simple dit trop
bien ce qu'il faut dire ; il est trop franc et trop honnête pour le monde des
affaires et de la politique, pour servir à la flibusterie capitaliste et à
l'imposture politicienne qui mènent les peuples. En démocratie, encore plus
qu'en autocratie, le bavardage sénile, qui dit tout ce qu'on ne dit pas et ne
dit pas tout ce qu'on dit, est nécessaire à cette sorcellerie qui mélange et
confond, sans distinction des valeurs et pour tous les profits bons ou mauvais,
propres ou sales, la guerre et la paix, le capital et le travail, la propriété
et la liberté ; l'argent et le talent, la religion et la raison, les lois
scélérates et la justice, la publicité et l'art, la concussion et les affaires
publiques, le crime et le pouvoir. Prenez les textes officiels, les documents
diplomatiques ; vous y découvrirez, sous l'ignorance pédante, la duplicité, la
fourberie qui se fait volontairement obscure, à double sens et à contre-sens,
pour entretenir l'équivoque, et permettre la chicane à la mauvaise foi. Le
traité de Versailles, par exemple, est un monument monstrueux de cette
fourberie qui s'applique à ne rien définir et ne rien préciser pour laisser le
champ libre aux interprétations les plus contradictoires. Ce traité été fait
pour entretenir cent ans, sinon plus, de disputes oratoires, de plaidoiries
tendancieuses, d'éloquence perfide entre les charlatans érigés en avocats des
peuples, et surtout de haines propices à de nouvelles guerres entre ces
peuples.
L'emploi est courant,
définitivement admis, de ce vocabulaire amorphe, dont on ne trouve nulle part
une explication saine, une justification honnête, mais qui sent le mensonge et
la filouterie. Tels sont, entre mille, ces mots aussi douteux que les
intentions qui les ont fait éclore : collaborationner, compartimenter,
comptabiliser, contingenter, décisionner, ententer, expliciter, jonctionner,
motoriser, politiser, programmer, provisionner, radicaliser, nationaliser,
relativer, sédentariser, standardiser, typéfier, urgencer, etc... C'est le
langage de la « technicité » sociale actuelle. Il y a d'autant plus lieu de
surveiller ses poches, lorsqu'on entend, que le volé a toujours tort devant le
commissaire, depuis que les non-enrichis de la guerre ont été officiellement
classés parmi les « imbéciles » et les « malfaiteurs dangereux ».
A côté de cet argot de
l'affairisme, il y a la troupe massive et qui le double avec des airs
académiques, de tous les néologismes fabriqués par les pédant ; ignorants, ou
tirés par le snobisme d'un oubli justifié. Voici quelques-uns des produits dont
on doit faire usage si on veut avoir dans le monde cet air particulièrement
intelligent du singe qui montrait la lanterne magique. (L'abréviation arch.
(archaïque) indique les mots anciens ressuscités, et nous mettons entre
parenthèses les mots français soit-disant remplacés) : Abrévier, arch,
(abréger), accordance (accord), amodéer (modifier), collaborationnisme
(collaboration), décisionner (décider), démentiel (dément), démissionnement
(démission), directive (direction), directiver (diriger), ententer (accorder),
expéditionner (expédier), expressivité (expression), informatif (informant),
naïvisme (naïveté), navalisme (navigation), numérotement (numérotage),
obligatoriété (obligation), obscurer et obscurifier, arch. (obscurcir),
prédilectionner (préférer), productivisme (production), propagandiser
(propager), réceptionner (recevoir), réceptionnement (réception), réflexionner
(réfléchir), réfraction (réfractariat), renégatisme (reniement), restricité
(restriction), sélecter et sélectionner (choisir), sélectionnement (sélection),
urgencer et urgenter (hâter), virtuosisme (virtuosité), visionner et visualiser
(regarder), vraisemblabilité (vraisemblance), etc ... Que veut dire
intimidabilité ? Intimidation ou timidité ?
Par ces exemples divers, où
substantifs, adjectifs et verbes se trouvent indifféremment d'un côté ou de
l'autre, on voit ce que peut engendrer chacun de ces monstres, pour peu que la
sottise lui prête vie. Ainsi, décisionner fera un jour ou l'autre décisionneur
et décisionnation (substantifs), décisionnable, décisionnel et décisionnatif
(adjectifs) décisionnateur (substantif et adjectif), décisionnement,
décisonnellement, décisionnablement, décisionnativement (adverbes), ctc..; Le
mot directive, qui n'avait été adopté en français exclusivement que comme terme
de technique militaire, en est arrivé à remplacer direction dans tous ses sens
et à faire directiver. Attendons-nous à voir directiveur, ou directiviste,
directivif, directivement, etc ... Le champ est infini de ces tripatouillages
de la langue par les inventions les plus baroques, du moment qu'on s'y engage.
Voici d'autres exemples de la flore qu'on y rencontre.
La multiplication des
sociétés fictives qui sont des entreprises d'escroqueries, a fait inventer
fictivité ; le vieux mot fiction ne suffisait plus à de si nombreux besoins. De
même, crédit et accréditation ne suffisent plus aux banquiers pour faire les
poches des gogos : grâce aux accréditifs, ceux-ci en redemandent. Le français
avait déjà trois mots : prolifération, prolification, proligération, pour
indiquer l'état de ce qui est prolifique ; un géniteur, sans doute partisan des
familles nombreuses, mais non eugéniste, lui a fait de plus cet avorton :
prolificité ! Il y en a des centaines comme cela, aussi mal venus et aussi
laids. Les journaux racontèrent un jour qu'un buste avait été inauguré en
l'honneur de l'inventeur de la verdunisation. Bien après, on apprit que la
verdunisation était un procédé de désinfection des eaux, mais on ignore toujours
le rapport existant entre le mot et la chose. Une société « littéraire » (sic)
se propose de « divulguer la belle langue provençale ». Cette langue a-t-elle
des secrets qu'on ne puisse tout simplement la faire connaître ? Des amateurs
de gothique ressuscitent le vieux verbe sentencier ; est-ce bien utile, sauf
pour composer un monologue qui sera malodorant, récité par un Auvergnat ? Les
mêmes réchauffeurs d'archaïsmes n'échangent plus des vœux de jour de l'an, ils
se les réciproquent ! On parle de la registration d'un virtuose, de sa
musicalité, ou de sa musicalisation. Ce sont là des mots qui font « riche », à
l'usage des cervelles pauvres, dans un compte rendu de concert ; mais le
lecteur averti se demande ce qu'ils veulent dire et celui qui les emploie ne le
sait peut-être pas lui-même. Il est indispensable le singe éclaire sa lanterne.
L'Etat. qui, à l'occasion,
mobilisera de nouveau les Français pour défendre contre les « barbares » la
langue de Racine et de Molière suivant la formule académique du « bourrage de
cranes », tolère que des choses comme celles-ci émaillent les circulaires
ministérielles,fleurissent les communiqués administratifs et s'étalent dans le
Journal Officiel :
« Un hydravion a été
catapulté avec succès ». L'aviation qui « catapulte » à l'occasion des
populations inoffensives de femmes et d'enfants, des animaux et des récoltes,
ne saurait se contenter de bombarder.
Le ministère de la guerre
prépare pour la « prochaine dernière » l'artillerie tractée et chenillée. On
aura aussi la cavalerie motorisée avec ses commandements « Cavaliers, embrayez
!... Cavaliers, démarrez ! »
Les postes et télégraphes
ont leurs « concours de rédactorat ». Des chefs, qui seront sans doute juges de
ces concours, répondent à leurs agents qu'ils ne doivent pas se plaindre de «
pénibilité du travail ».
Aux travaux publics, on a la
« permanisation de l'actionnariat ouvrier », le « vestibulage des tramways »,
ou « l'obligatoriété de la déclaration des véhicules automobiles ».
Ces horreurs démontrent non
seulement l'ignorance du vocabulaire et de la grammaire chez ceux qui les
perpètrent, mais aussi leur défaut de tout sens de la langue. Ce sens est
tellement aboli chez les maniaques du néologisme qu'ils ne tiennent même plus
compte des rapports les plus indispensables des mots avec la langue.
L'inutilité de leurs inventions s'aggrave ainsi de barbarisme. On dit :
articuler pour écrire un article, circulariser pour fabriquer ou envoyer des
circulaires, poster ou postaliser pour mettre à la poste, spiraler pour décrire
des spirales, etc... Un journal ayant demandé à ses lecteurs s'il ne
conviendrait pas de créer un terme spécial pour indiquer qu'on voit et qu'on
entend en même temps un film sonore, une centaine proposèrent les expressions
les plus abracadabrantes et toutes différentes. C'est à peine si un ou deux
laissèrent entendre que percevoir pourrait suffire, étant déjà du français et indiquant
la faculté de saisir par tous les sens, soit simultanément, soit
successivement.
On peut avoir un langage
particulier, pour son usage personnel ou celui de quelques initiés ; cela n'a
aucune importance. Mais du moment qu'on prétend se faire entendre des autres,
il est indispensable que ce soit dans un langage que tous comprennent. Il est
possible qu'un écrivain ait besoin de composer un mot nouveau pour donner à sa.
pensée une précision dont il ne trouve pas l'expression dans les mots déjà
existants ; son but sera complètement manqué auprès de ses lecteurs s'il ne
leur explique pas cette précision que son néologisme apporte. Les lecteurs
jugeront si le mot et ce qu'il précise méritent de passer dans la langue ; ils
le mériteront s'ils répondent à une nécessité générale.
Il y a ainsi des néologismes
heureux qui demeurent par la généralisation de leur emploi ; ce sont eux qui
enrichissent la langue. En dehors des termes techniques dont le besoin ne peut
être mis en doute devant toute découverte nouvelle, il y a ceux d'ordre
psychologique, les néologismes de circonstance, qui réclament un examen
beaucoup plus sévère parce qu'ils sont de source plus subjective et répondent à
des nécessités plus parti culières, parfois au seul dilettantisme.
Citons quelques néologismes
heureux qui méritent de passer dans la langue. Aristocratie (voir ce mot),
Bellipaciste, épithète vengeresse dont R. Rolland a cinglé dernièrement les
faux-bonshommes qui veulent faire la paix en préparant la guerre. Biocratie,
terme que le Docteur Toulouse définit « l'organisation rationnelle, physique et
morale, de la vie ». Blagologie, que G. Saint-René Taillandier a employé le
premier en l'expliquant ainsi : « Dans les sciences morales, bien raisonner ne
sert de rien si l'on ne vérifie constamment, par l'observation attentive des
faits concrets, les résultats où le raisonnement vous amène. Hors de cette
vérification constante, pas de salut pour les sciences morales ; elles ne
seraient plus que blagologie. » Avec une plus grande exactitude, ce mot peut
être appliqué à la besogne des « blagueurs » politiciens ; c'est là qu'il
trouvera son plus parfait emploi. Citons encore : muflisme, plutarquisme,
tripatouillage, en renvoyant à ces mots.
. Nous avons dit que les
anarchistes qui écrivent ont trop tendance à subir l'influence de la détestable
manie du néologisme. Aussi, avons-nous cru devoir insister sur ce sujet dans
cette Encyclopédie, dont l'un des buts est d'apprendre à ceux dont
l'instruction est restée rudimentaire, le sens exact et l'emploi précis des
mots pour qu'ils sachent parler clair.
De tout temps, des Lycophron
ont passé pour des génies parce que personne ne comprenait rien à ce qu'ils
écrivaient. Ces farceurs n'ont pas cessé de régner sur la sottise publique. Les
idées troubles et le langage obscur peuvent être des jeux de dilettanti ; ils
sont surtout des ruses du mensonge social et de l'exploitation humaine. Plus
que personne, les anarchistes doivent s'en détourner, pour euxmêmes qui veulent
voir clair, pour les autres qu'ils veulent éclairer. Plus que personne ils
doivent penser et parler nettement, c'est-à-dire dans un langage qui sera
compris de tous. Le langage tortueux est celui des intentions tortueuses ;
c'est celui des gens qui ne se montrent pas plus qu'ils n'agissent an grand
jour. Il est la toile où araignée prend ses victimes dans les coins propices
aux mauvais coups.
« Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement »
a dit Boileau. S'exprimer clairement, pour être compris par tous, est d'abord
une forme de la politesse que nous devons à ceux à qui nous nous adressons,
comme c'est une politesse de ne pas parler devant un étranger dans une langue
qu'il ne connaît pas. C'est ensuite la preuve de la netteté de nos idées, de la
valeur de nos démonstrations, de la sincérité de nos convictions. C'est enfin
l'affirmation de notre volonté de n'être ni des dupes, ni des dupeur.
- Edouard ROTHEN
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire