jeudi 23 février 2023

OPTIMISME encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


L'optimisme est une doctrine philosophique qui a eu cours de tous les temps. Plotin, le chef de l'école d'Alexandrie s'est donné beaucoup de peine pour prouver que les prisons, les guerres, les épidémies, la mort sont des biens et non des maux. Les guerres et les épidémies préviennent l'excès de population : elles préservent l'individu, par une mort prompte, des inconvénients et des infirmités de la vieillesse. La mort n'est pas un mal, elle est si peu de chose qu'aux jours de fête, les hommes s'assemblent dans les amphithéâtres pour s'en donner le spectacle.

Parmi les modernes, Leibniz est celui qui a porté l'optimisme au plus haut degré d'exaltation. D'après sa thèse, Dieu, en vertu de son omniperfection, fait toujours ce qu'il y a de mieux, et ce qu'il faut considérer, ce ne sont pas les détails, mais l'ensemble, c'est-à-dire, toutes choses balancées, le système ou la construction qui l'emporte en perfection sur tous les autres agencements imaginables. L'humanité n'étant qu'un détail, la terre qu'un atome, en comparaison des mondes innombrables qui peuplent l'espace, on peut en conclure que nos imperfections, nos misères ne sont que très peu de chose - un néant au prix de la perfection que démontre l'arrangement du cosmos. Malgré toutes ses imperfections, le monde dont nous faisons partie, est le meilleur des mondes possibles.

Dans son poème sur l'homme, le poète anglais Pope a encore renchéri sur Leibniz. Partout le mal est compensé et racheté par le bien. Le pauvre est heureux malgré sa pauvreté ; dans les vapeurs du vin, le mendiant s'imagine être un roi, l'aveugle danse, le boiteux chante, et il n'est jusqu'au sot qui ne soit ravi de luimême. Les défauts et les vices des hommes sont pour le mieux parce qu'ils tournent à l'avantage de la société. Ne vaudrait-il pas mieux qu'il y eût dans ce monde moins de méchants et plus de gens de bien ? Pope répond qu'un monde composé de gens de bien ne serait pas préférable au monde où nous vivons, où se mélangent bons et méchants : selon lui, tous ces gens de bien ne pourraient s'entendre entre eux.

Voltaire a ridiculisé de main de maître l'optimisme à la façon de Leibniz et de Pope, dans son poème sur Le tremblement de terre de Lisbonne, dans ses contes philosophiques et spécialement dans Candide. Candide et son maître, le Docteur Pangloss, courent toutes sortes d'aventures, où ils risquent cent fois de perdre la vie et dont ils ne réchappent que grâce à un concours de circonstances extraordinaires. Avec une obstination qui tient du comique ou de l'héroïque, selon le point de vue du lecteur, ils persévèrent dans leur optimisme, et le Docteur Pangloss n'en continue pas moins d'enseigner à son disciple que « ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise, il fallait dire que tout est au mieux ».

Le bon sens a toujours protesté contre cet optimisme qui veut que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Non, tout n'est pas pour le mieux pour celui que la misère accable, que poursuit l'adversité, qui est obligé de refouler ses aspirations, ses désirs, ses appétits. Dans son chapitre sur Les Grands, Labruyère a fait justice de l'optimisme compensateur. « On demande, écrit-il, si en comparant ensemble les différentes conditions des hommes, leurs peines, leurs avantages, on n'y remarquerait pas un mélange ou une espèce de compensation de bien et de mal qui établirait entre elles l'égalité, ou qui ferait, du moins, que l'une ne serait guère plus désirable que l'autre. Celui qui est puissant, riche, et à qui il ne manque rien peut formuler cette question, mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide. »

A mesure que s'affaiblissait la foi eu un Dieu organisateur, dictateur de l'univers, il fallut trouver une réponse plus sensée que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes », au problème de la misère de vivre. On imagina une loi de progrès continu. A la suite des Herder, des Kant, des Turgot, des Condorcet, des Saint-Simon, des Auguste Comte, de toutes les écoles socialistes utopistes ou scientifiques, des évolutionnistes de tout ordre, on déclara sans limite la capacité de perfectionnement de l'humanité ou de la nature individuelle. On alla plus loin : on admit, et on ne pouvait faire autrement, que tous les événements qui ont eu lieu ou ont lieu ont été ou sont nécessaires, ont servi ou servent au développement de l'espèce humaine. Taine formula cette idée en une phrase lapidaire : « Ce qui est a le droit d'être ». Tout est donc bien et pour le mieux dans la meilleure des évolutions. Dans le passé et dans le présent.

Ceux qui défendaient ou défendent cette thèse ne s'aperçoivent pas qu'ils légitiment du même coup tout ce contre quoi notre raison s'insurge ; par exemple : les violences faites aux corps et les violences faites aux opinions, l'inquisition, les conseils de guerre, les bûchers, les in-pace, les pelotons d'exécution, les jets de liquide enflammé, les gaz asphyxiants, les avions de bombardement, le nettoyage des tranchées. Tout est bien, l'esclavage, le servage, le salariat, le capitalisme étatiste, les prisonniers de guerre massacrés malgré les promesses de vie sauve, les chrétiens de Rome jetés aux fauves, les exterminations des Albigeois et des anabaptistes, les lettres de cachet, la raison d'Etat, les lois scélérates, la terreur blanche et la terreur rouge. Tout est bien, tout a servi au développement de l'humanité, tout a concouru à la marche du progrès, tout cela a facilité et préparé la venue du bonheur inéluctable, final et universel.

A vrai dire, nous ignorons en quoi consiste le progrès et même s'il y a progrès. Pour savoir s'il y a progrès, il faudrait connaître le point de départ de l'humanité et le point ou les points vers lesquels elle s'avance. Nous l'ignorons et même si nous connaissions exactement ce point de départ, nous ne possédons aucun critère scientifique nous permettant de distinguer le progrès de ce qui ne l'est pas. Nous constatons un déplacement. Selon leur mentalité ou le parti auquel ils appartiennent, les humains nomment ce déplacement progrès ou recul, voilà tout.

Nous nous rendons compte que ce qu'on appelle progrès a très peu modifié les tempéraments et presque point les aspirations intimes des individus. Le déplacement est en surface, non en profondeur. Les découvertes d'ordre scientifique, spécialement au point de vue mécanique et leurs applications techniques ont transformé les circonstances de l'évolution des agglomérations sociales : dans la plupart des cas, elles ont été cause que le fait purement économique s'est substitué aux faits religieux-moral et politique-idéaliste, dont le rôle se réduit maintenant à un réservoir de termes, dont on se sert pour voiler la crudité des expédients ou des nécessités de l'existence des hommes.

Les guerres démontrent combien les applications techniques des découvertes scientifiques peuvent être tournées au désavantage de l'homme et combien « l'unité sociale économiqne » reste soumise aux caprices et à la volonté des conducteurs des troupeaux humains !

Est-ce une raison pour que l'individualiste se plonge dans le pessimisme ? Nullement.

L'individualiste ne croit ni en Dieu omniparfait, qui a créé le monde le meilleur qu'il puisse être, ni au Progrès qui rendra le monde le meilleur qu'il puisse être. Il vit dans le présent. Il se dit qu'il y a du bon et du mauvais dans les acquis de l'humanité et il ignore où ce qu'on appelle l'évolution conduira les hommes. La vie lui apparaît comme une expérience plus ou moins longue, composée d'une série d'essais passagers ou plus ou moins durables qu'il importe, pour lui, de rendre le plus agréable possible, soit seul, soit associé. Sa vie lui est un champ d'études et une leçon de choses. Il ne s'attarde pas aux expériences dont il ne retire qu'amertume, il ne se sent jamais lié par une expérience antérieure. Tantôt les circonstances lui dicteront la voie où s'engager et tantôt ce seront ses expériences passées. Quoi qu'il en soit, il tendra toujours à demeurer le maître de ses expériences, jamais à accepter qu'elles le maîtrisent.

Considérer la vie comme une série d'expériences pousse l'individualiste à fréquenter une multitude de personnes qui partagent ou ne partagent pas des idées qui lui sont chères. En effet, le développement individuel, l'exercice des initiatives, la mise en valeur des énergies, l'intensité des réactions, réclament souvent que les expériences se modifient, se renouvellent, se contredisent. Cette variation continuelle fait de 1'individualiste un être « bon », non pas niaisement bon, mais l'amène à condidérer autrui par rapport à son déterminisme particulier, à lui, autrui. S'il lui est antipathique, il s'en éloigne, sans plus, sans le juger. Si sa conception de la vie est identique à la sienne, il s'associe volontiers avec lui. C'est ce qui rend l'individualiste capable d'entreprendre des expériences à plusieurs. La pluralité des expériences, des existences menées simultanément dans des domaines différents, agrandit la portée du raisonnement, élargit le rayonnement du sentiment, considérés l'un et l'autre comme de simples produits du fonctionnement de l'organisme individuel - les débarrassant de la mesquinerie des jugements a priori, si communs chez les êtres dont la vie est peu accidentée ou les expériences rares.

L'individualiste anarchiste qui a « bien vécu », autrement dit : réalisé le maximum compatible avec ses capacités de perception ou d'initiative ; connu le maximum d'émotions et de sensations adéquat à sa force de résistance ou son énergie d'appréciation, cet homme là « meurt bien », rassasié d'expériences, et non pas seulement d'années, comme l'indiquait l'antique et biblique formule. Il s'en va de la scène du monde, rassasié d'expériences qui se sont succédées, remplacées, complétées, sans autre regret que le temps que lui a dérobé l'Etat, les moyens dont il s'est servi pour se soustraire à l'emprise des lois ou des conventions sociales, les nécessités de subvenir à son existence - sans autre regret également que de ne pouvoir continuer l'expérience plus longtemps. Mais réalisant qu'il n'y peut rien, sa couche dernière ignore le remords, la crainte d'une survivance quelconque, puisqu'il est convaincu qu'il va s'absorber dans la circulation universel1e. Point de prêtre à son lit mortuaire. Il ferme les yeux, pleinement heureux, s'il est un propagandiste, à la pensée qu'il a pu contribuer, par son exemple ou son activité, à inciter d'autres à s'engager sur la route large et féconde des expériences.

Pour rester un optimiste toute sa vie, l'individualiste n'a pas eu besoin de croire ni à Dieu, ni au progrès, il n'a eu besoin que de s'efforcer de rendre l'expérience de demain plus satisfaisante que celle d'aujourd'hui, en recherchant les causes qui ont fait peut-être un échec de celle d'hier.

- E. ARMAND.

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