L'optimisme est une doctrine
philosophique qui a eu cours de tous les temps. Plotin, le chef de l'école
d'Alexandrie s'est donné beaucoup de peine pour prouver que les prisons, les
guerres, les épidémies, la mort sont des biens et non des maux. Les guerres et
les épidémies préviennent l'excès de population : elles préservent l'individu,
par une mort prompte, des inconvénients et des infirmités de la vieillesse. La
mort n'est pas un mal, elle est si peu de chose qu'aux jours de fête, les
hommes s'assemblent dans les amphithéâtres pour s'en donner le spectacle.
Parmi les modernes, Leibniz
est celui qui a porté l'optimisme au plus haut degré d'exaltation. D'après sa
thèse, Dieu, en vertu de son omniperfection, fait toujours ce qu'il y a de
mieux, et ce qu'il faut considérer, ce ne sont pas les détails, mais l'ensemble,
c'est-à-dire, toutes choses balancées, le système ou la construction qui
l'emporte en perfection sur tous les autres agencements imaginables. L'humanité
n'étant qu'un détail, la terre qu'un atome, en comparaison des mondes
innombrables qui peuplent l'espace, on peut en conclure que nos imperfections,
nos misères ne sont que très peu de chose - un néant au prix de la perfection
que démontre l'arrangement du cosmos. Malgré toutes ses imperfections, le monde
dont nous faisons partie, est le meilleur des mondes possibles.
Dans son poème sur l'homme,
le poète anglais Pope a encore renchéri sur Leibniz. Partout le mal est
compensé et racheté par le bien. Le pauvre est heureux malgré sa pauvreté ;
dans les vapeurs du vin, le mendiant s'imagine être un roi, l'aveugle danse, le
boiteux chante, et il n'est jusqu'au sot qui ne soit ravi de luimême. Les
défauts et les vices des hommes sont pour le mieux parce qu'ils tournent à
l'avantage de la société. Ne vaudrait-il pas mieux qu'il y eût dans ce monde
moins de méchants et plus de gens de bien ? Pope répond qu'un monde composé de
gens de bien ne serait pas préférable au monde où nous vivons, où se mélangent
bons et méchants : selon lui, tous ces gens de bien ne pourraient s'entendre
entre eux.
Voltaire a ridiculisé de
main de maître l'optimisme à la façon de Leibniz et de Pope, dans son poème sur
Le tremblement de terre de Lisbonne, dans ses contes philosophiques et
spécialement dans Candide. Candide et son maître, le Docteur Pangloss, courent
toutes sortes d'aventures, où ils risquent cent fois de perdre la vie et dont
ils ne réchappent que grâce à un concours de circonstances extraordinaires.
Avec une obstination qui tient du comique ou de l'héroïque, selon le point de
vue du lecteur, ils persévèrent dans leur optimisme, et le Docteur Pangloss
n'en continue pas moins d'enseigner à son disciple que « ceux qui ont avancé
que tout est bien ont dit une sottise, il fallait dire que tout est au mieux ».
Le bon sens a toujours
protesté contre cet optimisme qui veut que tout soit pour le mieux dans le
meilleur des mondes possibles. Non, tout n'est pas pour le mieux pour celui que
la misère accable, que poursuit l'adversité, qui est obligé de refouler ses
aspirations, ses désirs, ses appétits. Dans son chapitre sur Les Grands,
Labruyère a fait justice de l'optimisme compensateur. « On demande, écrit-il,
si en comparant ensemble les différentes conditions des hommes, leurs peines,
leurs avantages, on n'y remarquerait pas un mélange ou une espèce de
compensation de bien et de mal qui établirait entre elles l'égalité, ou qui
ferait, du moins, que l'une ne serait guère plus désirable que l'autre. Celui qui
est puissant, riche, et à qui il ne manque rien peut formuler cette question,
mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide. »
A mesure que s'affaiblissait
la foi eu un Dieu organisateur, dictateur de l'univers, il fallut trouver une
réponse plus sensée que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes »,
au problème de la misère de vivre. On imagina une loi de progrès continu. A la
suite des Herder, des Kant, des Turgot, des Condorcet, des Saint-Simon, des
Auguste Comte, de toutes les écoles socialistes utopistes ou scientifiques, des
évolutionnistes de tout ordre, on déclara sans limite la capacité de
perfectionnement de l'humanité ou de la nature individuelle. On alla plus loin
: on admit, et on ne pouvait faire autrement, que tous les événements qui ont
eu lieu ou ont lieu ont été ou sont nécessaires, ont servi ou servent au
développement de l'espèce humaine. Taine formula cette idée en une phrase
lapidaire : « Ce qui est a le droit d'être ». Tout est donc bien et pour le
mieux dans la meilleure des évolutions. Dans le passé et dans le présent.
Ceux qui défendaient ou
défendent cette thèse ne s'aperçoivent pas qu'ils légitiment du même coup tout
ce contre quoi notre raison s'insurge ; par exemple : les violences faites aux
corps et les violences faites aux opinions, l'inquisition, les conseils de
guerre, les bûchers, les in-pace, les pelotons d'exécution, les jets de liquide
enflammé, les gaz asphyxiants, les avions de bombardement, le nettoyage des
tranchées. Tout est bien, l'esclavage, le servage, le salariat, le capitalisme
étatiste, les prisonniers de guerre massacrés malgré les promesses de vie
sauve, les chrétiens de Rome jetés aux fauves, les exterminations des Albigeois
et des anabaptistes, les lettres de cachet, la raison d'Etat, les lois
scélérates, la terreur blanche et la terreur rouge. Tout est bien, tout a servi
au développement de l'humanité, tout a concouru à la marche du progrès, tout
cela a facilité et préparé la venue du bonheur inéluctable, final et universel.
A vrai dire, nous ignorons
en quoi consiste le progrès et même s'il y a progrès. Pour savoir s'il y a
progrès, il faudrait connaître le point de départ de l'humanité et le point ou
les points vers lesquels elle s'avance. Nous l'ignorons et même si nous
connaissions exactement ce point de départ, nous ne possédons aucun critère
scientifique nous permettant de distinguer le progrès de ce qui ne l'est pas.
Nous constatons un déplacement. Selon leur mentalité ou le parti auquel ils
appartiennent, les humains nomment ce déplacement progrès ou recul, voilà tout.
Nous nous rendons compte que
ce qu'on appelle progrès a très peu modifié les tempéraments et presque point
les aspirations intimes des individus. Le déplacement est en surface, non en
profondeur. Les découvertes d'ordre scientifique, spécialement au point de vue
mécanique et leurs applications techniques ont transformé les circonstances de
l'évolution des agglomérations sociales : dans la plupart des cas, elles ont
été cause que le fait purement économique s'est substitué aux faits
religieux-moral et politique-idéaliste, dont le rôle se réduit maintenant à un
réservoir de termes, dont on se sert pour voiler la crudité des expédients ou
des nécessités de l'existence des hommes.
Les guerres démontrent
combien les applications techniques des découvertes scientifiques peuvent être
tournées au désavantage de l'homme et combien « l'unité sociale économiqne »
reste soumise aux caprices et à la volonté des conducteurs des troupeaux
humains !
Est-ce une raison pour que
l'individualiste se plonge dans le pessimisme ? Nullement.
L'individualiste ne croit ni
en Dieu omniparfait, qui a créé le monde le meilleur qu'il puisse être, ni au
Progrès qui rendra le monde le meilleur qu'il puisse être. Il vit dans le
présent. Il se dit qu'il y a du bon et du mauvais dans les acquis de l'humanité
et il ignore où ce qu'on appelle l'évolution conduira les hommes. La vie lui apparaît
comme une expérience plus ou moins longue, composée d'une série d'essais
passagers ou plus ou moins durables qu'il importe, pour lui, de rendre le plus
agréable possible, soit seul, soit associé. Sa vie lui est un champ d'études et
une leçon de choses. Il ne s'attarde pas aux expériences dont il ne retire
qu'amertume, il ne se sent jamais lié par une expérience antérieure. Tantôt les
circonstances lui dicteront la voie où s'engager et tantôt ce seront ses
expériences passées. Quoi qu'il en soit, il tendra toujours à demeurer le
maître de ses expériences, jamais à accepter qu'elles le maîtrisent.
Considérer la vie comme une
série d'expériences pousse l'individualiste à fréquenter une multitude de
personnes qui partagent ou ne partagent pas des idées qui lui sont chères. En
effet, le développement individuel, l'exercice des initiatives, la mise en
valeur des énergies, l'intensité des réactions, réclament souvent que les
expériences se modifient, se renouvellent, se contredisent. Cette variation
continuelle fait de 1'individualiste un être « bon », non pas niaisement bon,
mais l'amène à condidérer autrui par rapport à son déterminisme particulier, à
lui, autrui. S'il lui est antipathique, il s'en éloigne, sans plus, sans le
juger. Si sa conception de la vie est identique à la sienne, il s'associe
volontiers avec lui. C'est ce qui rend l'individualiste capable d'entreprendre
des expériences à plusieurs. La pluralité des expériences, des existences
menées simultanément dans des domaines différents, agrandit la portée du
raisonnement, élargit le rayonnement du sentiment, considérés l'un et l'autre
comme de simples produits du fonctionnement de l'organisme individuel - les
débarrassant de la mesquinerie des jugements a priori, si communs chez les
êtres dont la vie est peu accidentée ou les expériences rares.
L'individualiste anarchiste
qui a « bien vécu », autrement dit : réalisé le maximum compatible avec ses
capacités de perception ou d'initiative ; connu le maximum d'émotions et de
sensations adéquat à sa force de résistance ou son énergie d'appréciation, cet
homme là « meurt bien », rassasié d'expériences, et non pas seulement d'années,
comme l'indiquait l'antique et biblique formule. Il s'en va de la scène du
monde, rassasié d'expériences qui se sont succédées, remplacées, complétées,
sans autre regret que le temps que lui a dérobé l'Etat, les moyens dont il
s'est servi pour se soustraire à l'emprise des lois ou des conventions
sociales, les nécessités de subvenir à son existence - sans autre regret
également que de ne pouvoir continuer l'expérience plus longtemps. Mais
réalisant qu'il n'y peut rien, sa couche dernière ignore le remords, la crainte
d'une survivance quelconque, puisqu'il est convaincu qu'il va s'absorber dans
la circulation universel1e. Point de prêtre à son lit mortuaire. Il ferme les
yeux, pleinement heureux, s'il est un propagandiste, à la pensée qu'il a pu
contribuer, par son exemple ou son activité, à inciter d'autres à s'engager sur
la route large et féconde des expériences.
Pour rester un optimiste
toute sa vie, l'individualiste n'a pas eu besoin de croire ni à Dieu, ni au
progrès, il n'a eu besoin que de s'efforcer de rendre l'expérience de demain
plus satisfaisante que celle d'aujourd'hui, en recherchant les causes qui ont
fait peut-être un échec de celle d'hier.
- E. ARMAND.
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