Avec raison, la science
moderne proscrit tout ce qui est invérifiable expérimentalement. De prime
abord, elle élimine les vaines suppositions religieuses ou métaphysiques, qui
font appel à d'insaisissables entités pour expliquer le monde observable et
tangible. Elle n'accorde qu'un droit de cité provisoire aux hypothèses, même
positives ; et le savant digne de ce nom rejette toute théorie que contredisent
les faits expérimentaux. Fruit d'un travail collectif, auquel peuvent
collaborer les chercheurs les plus humbles, notre science a cessé d'être le
champ clos qu'elle fut longtemps, où luttaient des hypothèses imaginaires,
d'ingénieux systèmes fabriqués de toutes pièces et sans autre garantie de
vérité que le génie de leurs créateurs. Aussi est-elle devenue objective : ses conclusions s'imposent à tous
parce qu'elles sont vérifiables par quiconque s'astreint à les étudier.
L'expérience s'avère le suprême critérium qui permet de distinguer, de façon
certaine, les explications vraies des suppositions mal fondées. Mais
l'expérience chère à la science actuelle n'a qu'une lointaine parenté avec
celle qu'admettaient les anciens. Vague, dépourvue de contrôle et de
précaution, cette dernière aboutissait à des résultats d'une fantaisie
incroyable. Les modernes exigent, au contraire, que des mesures précises
interviennent ; ils veulent des instruments qui enregistrent impartialement les
résultats, un contrôle qui ne néglige aucun détail.
Si l'observation apparaît
d'une importance capitale, c'est justement parce que nos sciences positives ont
pour point de départ des faits réels, non des abstractions. De l'observation il
convient de rapprocher l'expérimentation qui consiste, moins à provoquer
artificiellement des faits nouveaux, comme on le dit parfois, qu'à susciter des
observations nouvelles dans le but de vérifier une conception de l'esprit, une
hypothèse. N'étant qu'une « observation provoquée », selon le mot de Claude
Bernard, l'expérimentation devra présenter, comme elle, des qualités
d'objectivité, de rigueur, de précision. Or c'est chose malaisée souvent
d'observer les phénomènes qui méritent de retenir l'attention : « Les faits de
la nature, remarque Liard, ont mille tenants et mille aboutissants, mille
rapports accidentels d'où il importe de les dégager pour que la récherche de
leurs déterminants ne s'égare pas et que l'explication ne porte pas à faux. Le
plus souvent, la nature offre d'elle-même à l'observation les phénomènes à
expliquer ; l'attention suffit alors à les bien discerner d'avec d'autres.
Mais, parfois, nous n'en avons qu'une vue incomplète et trop rapide. Sans
parler de ces phénomènes qu'une petitesse excessive ou un extrême éloignement
auraient toujours dérobés à nos sens, sans le secours d'instruments tels que la
loupe, le microscope, le télescope, il en est qui, bien que visibles, ne se laissent
pas facilement observer et déterminer. Tels sont les phénomènes électriques :
on ne peut fixer l'éclair qui jaillit de la nue. Aussi, avant de songer à
expliquer les phénomènes électriques, a-t-il fallu les produire
artificiellement dans des conditions où ils fussent observables. » Ajoutons que
des erreurs, parfois inévitables, proviennent de l'observateur. Vitesse de
l'infiux nerveux, durée de l'impression sensible varient selon les individus,
lors même que l'excitant extérieur serait absolument identique. Parmi ceux qui
firent des expériences sur la vitesse du son en 1822, quelques-uns trouvèrent
qu'il mettait 54 secondes 6, d'autres 54 secondes 4 seulement pour franchir
les 18.613 mètres qui séparaient
Montlhéry de Villejuif. La différence, 2/10 de seconde, résultait de conditions
organiques qui dépendent de l'appareil humain. Cette erreur individuelle, que
l'on dénomme équation personnelle, et qui reste toujours la même pour un sujet
donné, était déjà connue des astronomes. Observée par Maskelyne, de Greenwich,
en 1795, elle fit l'objet de recherches spéciales de la part de Bessel en 1820
; depuis 1898 surtout, elle a été soigneusement étudiée dans les principaux
observatoires. Pour noter le passage d'une étoile au méridien, représenté par
un fil très ténu dans la lunette du télescope, les astronomes comptaient les
battements d'un pendule qui donnait les secondes. Ils remarquèrent combien il
était difficile de faire coïncider les positions apparentes de l'étoile et les
battements entendus. Outre l'erreur d'appréciation qu'engendre la simultanéité
de deux impressions hétérogènes, une autre erreur, c'est l'équation décimale,
provient des préférences individuelles pour certains chiffres. Des dispositifs
nouveaux permirent de diminuer l'importance de l'équation personnelle ; mais
une erreur subsistait qui correspondait au temps de réaction et impliquait
d'ordinaire un retard d'un cinquième de seconde environ. On l'élimine
aujourd'hui grâce à des enregistrements automatiques. Plus importants encore et
plus nombreux sont les éléments psychologiques qui vicient nos observations. Il
est très rare que plusieurs personnes racontent un fait de la même façon. «
Tel, par inattention, écrit Stuart Mill, laisse passer la moitié de ce qu'il
voit ; tel autre distingue plus de chose qu'il n'en voit en réalité, confondant
ce qu'il aperçoit avec ce qu'il imagine ou ce qu'il infère. Un autre encore
prend note du genre de toutes les circonstances, mais ne sachant pas évaluer
leurs degrés, il laisse dans le vague leurs qualités. Un quatrième voit bien le
tout, mais il en fait une mauvaise division, rassemblant les choses qui doivent
être séparées, et en séparant d'autres dont il aurait été plus à propos de
faire un tout, de sorte que le résultat de son opération est ce qu'il aurait
été, ou même pire, s'il n'avait pas fait d'analyse. » Dans les dépositions
judiciaires, il est très rare que deux témoins, même de bonne foi, concordent
sur l'ensemble des détails que leur récit contient. Et c'est bien autre chose
lorsqu'interviennent les passions politiques ou religieuses ; les déformations,
devenues systématiques, prennent alors des proportions extraordinaires. Lisez,
dans des journaux d'opinions opposées, le compte rendu d'une séance
parlementaire, l'histoire d'une crise ministérielle ; non seulement les faits
sont arrangés à une sauce différente, bleue, blanche ou rouge, mais on les
dénature, on les tronque, on les amplifie, de façon conforme aux goûts de la
clientèle. Combien d'observations biologiques furent viciées par la croyance en
l'âme ou en un dieu créateur. Astronomie, paléontologie ne purent faire de
progrès sérieux tant que la cosmogonie biblique s'imposa aux esprits avec une
autorité souveraine. L'impartialité, voilà la qualité la plus essentielle pour
l'observateur ; lorsqu'il pénètre dans son laboratoire, le savant doit laisser
à la porte ses idées métaphysiques, religieuses, scientifiques même, selon la
juste remarque de Claude Bernard. « La seule chose dont nous soyons certains,
c'est que toutes nos théories ne sont que partielles et provisoires » ; le bon
investigateur est « toujours prêt à les abandonner, à les modifier ou à les
changer dès qu'elles ne représentent plus la réalité ». D'autres qualités, la
curiosité, la patience, une certaine pénétration d'esprit, le courage
quelquefois, sont encore requis pour aboutir à de bons résultats. Ajoutons que
nos meilleures observations resteraient fort imparfaites, sans le secours
d'instruments qui augmentent la portée de nos sens ou précisent leurs données.
Le télescope nous permet d'étudier des corps placés à d'énormes distances ;
avec le microscope, nous pénétrons dans le monde des infiniment petits.
Thermomètre, balance, photomètre, etc., fournissent des renseignements fixes et
impersonnels, dans des domaines où la diversité des impressions individuelles
s'avère particulièrement considérable. A quelles erreurs ne s'exposerait-on pas
si l'on appréciait la température d'un liquide avec le toucher seulement, le
poids d'un corps en le soupesant avec la main, la différence de plusieurs
éclairements d'après des sensations lumineuses dépourvues de précision.
Baromètres, hygromètres, manomètres, galvanomètres, etc., nous avertissent de
phénomènes, dont les variations, d'ordinaire, ne sont pas perçues par nous
directement. Enfin, des appareils enregistreurs, sur lesquels les faits
s'inscrivent d'eux-mêmes, permettent de supprimer l'observateur : pneumographe,
sphygmographe, myographe, thermomètres à maxima et à minima, météorographe
rentrent dans cette catégorie. Avec eux se trouvent éliminées les causes
d'erreurs provenant et de l'organisme et de la mentalité de l'investigateur.
Ils enregistrent parfois simultanément un grand nombre de faits, renseignent
avec une exactitude minutieuse sur leur moment et leur durée, révèlent des
phénomènes que nos sens ne pouvaient constater. Les variations de qualité sont
ainsi traduites par des variations quantitatives correspondantes ; l'élément
personnel et subjectif disparaît ; mesure et précision numérique deviennent
l'âme de la science expérimentale. Parti des données sensibles, l'observateur
aboutit à des chiffres qui rendent possible la traduction des lois du monde
réel en formules mathématiques. La complexité des phénomènes rend la tâche
particulièrement difficile en biologie, en psychologie, en sociologie ; mais
les preuves abondent qui démontrent que, dans ce domaine, le déterminisme règne
avec autant de rigueur qu'en physique ou en chimie. Et la systématisation
mathématique gagne, aujourd'hui, les cantons du savoir qui semblaient lui être
à jamais interdits.
Contre ces procédés de l'observation
scientifique, Bergson et ses disciples, Edouard Le Roy en partlculier, ont
protesté bruyamment. Pour eux, la science positive résulte seulement de
conventions ; lois et faits ne sont que d'artificielles créations de
l'intelligence. « Ce qu'on appelle ordinairement un fait, écrit Bergson, ce
n'est pas la réalité telle qu'elle apparaît à une intuition immédiate, mais une
adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie
sociale ». Ce sont nos besoins pratiques qui, braqués sur la réalité sensible
comme autant de faisceaux lumineux, y dessinent des corps distincts : « Les
contours distincts que nous attribuons à un objet, déclare le philosophe, et
qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d'un certain genre
d'influence que nous pourrions exercer en un certain point de l'espace : c'est
le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme un miroir,
quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses. Supprimez cette
action et, par conséquent, les grandes routes qu'elle se fraye d'avance par la
perception, dans l'enchevêtrement du réel, l'individualité du corps se résorbe
dans l'universelle interaction qui est sans doute la réalité même. » En
d'autres termes : « Les corps bruts sont taillés dans l'étoffe de la nature par
une perception dont les ciseaux suivent, en quelque sorte, le pointillé des
lignes sur lesquelles l'action passerait. » De plus, nos perceptions sont
exprimées en langage intelligible, afin d'être transmises aux autres hommes,
socialisées en quelque sorte ; et, sur les méfaits du langage, Bergson est
intarissable. Ses procédés d'analyse véhiculent sourdement tous les postulats
de l'action pratique ; il trahit paraît-il plus qu'il ne traduit. Les flux
réels, les profondeurs dynamiques ne l'arrêtent pas, il s'intéresse uniquement
aux affleurements superficiels, qu'il solidifie grâce à des termes comparables
à des pieux enfoncés dans un terrain mouvant. Fidèle à la pensée de son maitre,
Edouard Le Roy ira jusqu'à dire que le savant crée de toutes pièces, sinon le
fait brut, du moins le fait scientifique. Qu'il s'agisse d'une éclipse par
exemple, le fait brut se réduit à un jeu d'ombre et de lumière, mais
I'astronorne suppose l'existence et d'une horloge et de la loi de Newton. Alors
que l'ignorant déclare seulement : « il fait noir», l'astronome affirme: «
l'éclipse a lieu à telle heure », et encore « l'éclipse a lieu à l'heure que
l'on déduit des tables construites d'après les lois de Newton ». Il expliquera
enfin que l'éclipse résulte de la rotation de la terre autour du soleil, etc...
Or, ce faisant, dit Le Roy, l'astronome trahit le réel et crée le fait
scientifique de façon arbitraire. Ce qui ne saurait surprendre car la science «
ne cherche que ce qui se répète, ce qu'on peut compter. Partout, quand elle
théorise, elle tend à l'établissement de relations statiques entre unités
composantes formant une multiplicité homogène et discontinue. Son outillage
même l'y incline. Les appareils de laboratoire ne saisissent, en effet, que des
alignements, des coïncidences, en un mot des états, non des passages : même
dans le cas d'apparence contraire, par exemple quand on détermine un poids en
observant les oscillations d'une balance et non plus son repos, c'est à une
périodicité, à une symétrie qu'on s'intéresse, donc à quelque chose qui est de
la nature d'un équilibre encore, d'une immobilité. La raison en est que la
science, comme le sens commun, bien que d'une manière un peu différente, ne
vise en définitive qu'à obtenir des résultats achevés et maniables. » Mais,
a-t-on répondu, parce que les faits de la vie quotidienne sont exprimés en
langage ordinaire, s'ensuit-il que ce dernier les crée véritablement ? Personne
n'oserait le prétendre ; les faits de la vie courante sont exprimés dans une
langue plus ou moins claire, ils ne sont pas l'oeuvre des grammairiens. Le
savant crée un langage commode pour la traduction des données sensibles, voilà
le seul reproche, si c'en est un, que Le Roy puisse lui adresser. De ce que le
concept, l'idée exprimée par le terme, s'avère moins riche en détails que la
réalité correspondante, il semble singulièrement exagéré de conclure qu'il est
dépourvu de toute valeur. Nul peintre ne saurait faire un portrait tout à fait
ressemblant ; il n'en résulte pas qu'une belle peinture ne puisse jamais
fournir de renseignements sur le modèle. En disséquant un animal, le zoologiste
l'altère et se condamne à n'en pas tout connaître. « Mais, remarque Henri
Poincaré, en ne le disséquant pas, il se condamne à n'en jamais rien connaître
et, par conséquent, à n'en jamais rien dire. » Quant à l'anti-intellectualisme
de Bergson, à ses critiques du raisonnement discursif et à l'intuition spéciale
qu'il prône, nous avons déjà dit ce que nous en pensons (voir Intuition). Si le
bergsonisme a connu la grande vogue, c'est que beaucoup comptaient sur lui pour
renouveler l'apologétique chrétienne et maintenir les croyances religieuses, si
favorables aux prétentions des possédants. Par contre, ces beaux discours
n'obtinrent des chercheurs consciencieux que le sourire qu'ils méritaient. Des
remarques piquantes, très peu de vérités, voilà ce qui reste aujourdhui de
l'effort déployé par l'anti-intellectualisme pour ruiner le crédit de la
science et de la raison. Sur la base inébranlable de l'observation précise,
contrôlée, impersonnelle, et grâce à des mesures de plus en plus rigoureuses,
l'édifice de nos connaissances positives s'élève méthodiquement. Mais, comme il
est normal, les procédés d'investigation varient selon la nature particulière des
phénomènes étudiés. L'astronome et le microbiologiste n'usent pas des mêmes
instruments ; le sociologue n'a pas besoin de cornues, et l'introspection,
indispensable au psychologue, est sans utilité pour le physicien. Méthodes ou
appareils, employés par l'observateur dans les diverses branches du savoir,
font d'ailleurs l'objet de progressives améliorations.
- L. BARBEDETTE
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