vendredi 10 février 2023

OBSERVATION n. f. (du latin observatio) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Avec raison, la science moderne proscrit tout ce qui est invérifiable expérimentalement. De prime abord, elle élimine les vaines suppositions religieuses ou métaphysiques, qui font appel à d'insaisissables entités pour expliquer le monde observable et tangible. Elle n'accorde qu'un droit de cité provisoire aux hypothèses, même positives ; et le savant digne de ce nom rejette toute théorie que contredisent les faits expérimentaux. Fruit d'un travail collectif, auquel peuvent collaborer les chercheurs les plus humbles, notre science a cessé d'être le champ clos qu'elle fut longtemps, où luttaient des hypothèses imaginaires, d'ingénieux systèmes fabriqués de toutes pièces et sans autre garantie de vérité que le génie de leurs créateurs. Aussi est-elle devenue  objective : ses conclusions s'imposent à tous parce qu'elles sont vérifiables par quiconque s'astreint à les étudier. L'expérience s'avère le suprême critérium qui permet de distinguer, de façon certaine, les explications vraies des suppositions mal fondées. Mais l'expérience chère à la science actuelle n'a qu'une lointaine parenté avec celle qu'admettaient les anciens. Vague, dépourvue de contrôle et de précaution, cette dernière aboutissait à des résultats d'une fantaisie incroyable. Les modernes exigent, au contraire, que des mesures précises interviennent ; ils veulent des instruments qui enregistrent impartialement les résultats, un contrôle qui ne néglige aucun détail.

Si l'observation apparaît d'une importance capitale, c'est justement parce que nos sciences positives ont pour point de départ des faits réels, non des abstractions. De l'observation il convient de rapprocher l'expérimentation qui consiste, moins à provoquer artificiellement des faits nouveaux, comme on le dit parfois, qu'à susciter des observations nouvelles dans le but de vérifier une conception de l'esprit, une hypothèse. N'étant qu'une « observation provoquée », selon le mot de Claude Bernard, l'expérimentation devra présenter, comme elle, des qualités d'objectivité, de rigueur, de précision. Or c'est chose malaisée souvent d'observer les phénomènes qui méritent de retenir l'attention : « Les faits de la nature, remarque Liard, ont mille tenants et mille aboutissants, mille rapports accidentels d'où il importe de les dégager pour que la récherche de leurs déterminants ne s'égare pas et que l'explication ne porte pas à faux. Le plus souvent, la nature offre d'elle-même à l'observation les phénomènes à expliquer ; l'attention suffit alors à les bien discerner d'avec d'autres. Mais, parfois, nous n'en avons qu'une vue incomplète et trop rapide. Sans parler de ces phénomènes qu'une petitesse excessive ou un extrême éloignement auraient toujours dérobés à nos sens, sans le secours d'instruments tels que la loupe, le microscope, le télescope, il en est qui, bien que visibles, ne se laissent pas facilement observer et déterminer. Tels sont les phénomènes électriques : on ne peut fixer l'éclair qui jaillit de la nue. Aussi, avant de songer à expliquer les phénomènes électriques, a-t-il fallu les produire artificiellement dans des conditions où ils fussent observables. » Ajoutons que des erreurs, parfois inévitables, proviennent de l'observateur. Vitesse de l'infiux nerveux, durée de l'impression sensible varient selon les individus, lors même que l'excitant extérieur serait absolument identique. Parmi ceux qui firent des expériences sur la vitesse du son en 1822, quelques-uns trouvèrent qu'il mettait 54 secondes 6, d'autres 54 secondes 4 seulement pour franchir les  18.613 mètres qui séparaient Montlhéry de Villejuif. La différence, 2/10 de seconde, résultait de conditions organiques qui dépendent de l'appareil humain. Cette erreur individuelle, que l'on dénomme équation personnelle, et qui reste toujours la même pour un sujet donné, était déjà connue des astronomes. Observée par Maskelyne, de Greenwich, en 1795, elle fit l'objet de recherches spéciales de la part de Bessel en 1820 ; depuis 1898 surtout, elle a été soigneusement étudiée dans les principaux observatoires. Pour noter le passage d'une étoile au méridien, représenté par un fil très ténu dans la lunette du télescope, les astronomes comptaient les battements d'un pendule qui donnait les secondes. Ils remarquèrent combien il était difficile de faire coïncider les positions apparentes de l'étoile et les battements entendus. Outre l'erreur d'appréciation qu'engendre la simultanéité de deux impressions hétérogènes, une autre erreur, c'est l'équation décimale, provient des préférences individuelles pour certains chiffres. Des dispositifs nouveaux permirent de diminuer l'importance de l'équation personnelle ; mais une erreur subsistait qui correspondait au temps de réaction et impliquait d'ordinaire un retard d'un cinquième de seconde environ. On l'élimine aujourd'hui grâce à des enregistrements automatiques. Plus importants encore et plus nombreux sont les éléments psychologiques qui vicient nos observations. Il est très rare que plusieurs personnes racontent un fait de la même façon. « Tel, par inattention, écrit Stuart Mill, laisse passer la moitié de ce qu'il voit ; tel autre distingue plus de chose qu'il n'en voit en réalité, confondant ce qu'il aperçoit avec ce qu'il imagine ou ce qu'il infère. Un autre encore prend note du genre de toutes les circonstances, mais ne sachant pas évaluer leurs degrés, il laisse dans le vague leurs qualités. Un quatrième voit bien le tout, mais il en fait une mauvaise division, rassemblant les choses qui doivent être séparées, et en séparant d'autres dont il aurait été plus à propos de faire un tout, de sorte que le résultat de son opération est ce qu'il aurait été, ou même pire, s'il n'avait pas fait d'analyse. » Dans les dépositions judiciaires, il est très rare que deux témoins, même de bonne foi, concordent sur l'ensemble des détails que leur récit contient. Et c'est bien autre chose lorsqu'interviennent les passions politiques ou religieuses ; les déformations, devenues systématiques, prennent alors des proportions extraordinaires. Lisez, dans des journaux d'opinions opposées, le compte rendu d'une séance parlementaire, l'histoire d'une crise ministérielle ; non seulement les faits sont arrangés à une sauce différente, bleue, blanche ou rouge, mais on les dénature, on les tronque, on les amplifie, de façon conforme aux goûts de la clientèle. Combien d'observations biologiques furent viciées par la croyance en l'âme ou en un dieu créateur. Astronomie, paléontologie ne purent faire de progrès sérieux tant que la cosmogonie biblique s'imposa aux esprits avec une autorité souveraine. L'impartialité, voilà la qualité la plus essentielle pour l'observateur ; lorsqu'il pénètre dans son laboratoire, le savant doit laisser à la porte ses idées métaphysiques, religieuses, scientifiques même, selon la juste remarque de Claude Bernard. « La seule chose dont nous soyons certains, c'est que toutes nos théories ne sont que partielles et provisoires » ; le bon investigateur est « toujours prêt à les abandonner, à les modifier ou à les changer dès qu'elles ne représentent plus la réalité ». D'autres qualités, la curiosité, la patience, une certaine pénétration d'esprit, le courage quelquefois, sont encore requis pour aboutir à de bons résultats. Ajoutons que nos meilleures observations resteraient fort imparfaites, sans le secours d'instruments qui augmentent la portée de nos sens ou précisent leurs données. Le télescope nous permet d'étudier des corps placés à d'énormes distances ; avec le microscope, nous pénétrons dans le monde des infiniment petits. Thermomètre, balance, photomètre, etc., fournissent des renseignements fixes et impersonnels, dans des domaines où la diversité des impressions individuelles s'avère particulièrement considérable. A quelles erreurs ne s'exposerait-on pas si l'on appréciait la température d'un liquide avec le toucher seulement, le poids d'un corps en le soupesant avec la main, la différence de plusieurs éclairements d'après des sensations lumineuses dépourvues de précision. Baromètres, hygromètres, manomètres, galvanomètres, etc., nous avertissent de phénomènes, dont les variations, d'ordinaire, ne sont pas perçues par nous directement. Enfin, des appareils enregistreurs, sur lesquels les faits s'inscrivent d'eux-mêmes, permettent de supprimer l'observateur : pneumographe, sphygmographe, myographe, thermomètres à maxima et à minima, météorographe rentrent dans cette catégorie. Avec eux se trouvent éliminées les causes d'erreurs provenant et de l'organisme et de la mentalité de l'investigateur. Ils enregistrent parfois simultanément un grand nombre de faits, renseignent avec une exactitude minutieuse sur leur moment et leur durée, révèlent des phénomènes que nos sens ne pouvaient constater. Les variations de qualité sont ainsi traduites par des variations quantitatives correspondantes ; l'élément personnel et subjectif disparaît ; mesure et précision numérique deviennent l'âme de la science expérimentale. Parti des données sensibles, l'observateur aboutit à des chiffres qui rendent possible la traduction des lois du monde réel en formules mathématiques. La complexité des phénomènes rend la tâche particulièrement difficile en biologie, en psychologie, en sociologie ; mais les preuves abondent qui démontrent que, dans ce domaine, le déterminisme règne avec autant de rigueur qu'en physique ou en chimie. Et la systématisation mathématique gagne, aujourd'hui, les cantons du savoir qui semblaient lui être à jamais interdits.

Contre ces procédés de l'observation scientifique, Bergson et ses disciples, Edouard Le Roy en partlculier, ont protesté bruyamment. Pour eux, la science positive résulte seulement de conventions ; lois et faits ne sont que d'artificielles créations de l'intelligence. « Ce qu'on appelle ordinairement un fait, écrit Bergson, ce n'est pas la réalité telle qu'elle apparaît à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie sociale ». Ce sont nos besoins pratiques qui, braqués sur la réalité sensible comme autant de faisceaux lumineux, y dessinent des corps distincts : « Les contours distincts que nous attribuons à un objet, déclare le philosophe, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d'un certain genre d'influence que nous pourrions exercer en un certain point de l'espace : c'est le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses. Supprimez cette action et, par conséquent, les grandes routes qu'elle se fraye d'avance par la perception, dans l'enchevêtrement du réel, l'individualité du corps se résorbe dans l'universelle interaction qui est sans doute la réalité même. » En d'autres termes : « Les corps bruts sont taillés dans l'étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent, en quelque sorte, le pointillé des lignes sur lesquelles l'action passerait. » De plus, nos perceptions sont exprimées en langage intelligible, afin d'être transmises aux autres hommes, socialisées en quelque sorte ; et, sur les méfaits du langage, Bergson est intarissable. Ses procédés d'analyse véhiculent sourdement tous les postulats de l'action pratique ; il trahit paraît-il plus qu'il ne traduit. Les flux réels, les profondeurs dynamiques ne l'arrêtent pas, il s'intéresse uniquement aux affleurements superficiels, qu'il solidifie grâce à des termes comparables à des pieux enfoncés dans un terrain mouvant. Fidèle à la pensée de son maitre, Edouard Le Roy ira jusqu'à dire que le savant crée de toutes pièces, sinon le fait brut, du moins le fait scientifique. Qu'il s'agisse d'une éclipse par exemple, le fait brut se réduit à un jeu d'ombre et de lumière, mais I'astronorne suppose l'existence et d'une horloge et de la loi de Newton. Alors que l'ignorant déclare seulement : « il fait noir», l'astronome affirme: « l'éclipse a lieu à telle heure », et encore « l'éclipse a lieu à l'heure que l'on déduit des tables construites d'après les lois de Newton ». Il expliquera enfin que l'éclipse résulte de la rotation de la terre autour du soleil, etc... Or, ce faisant, dit Le Roy, l'astronome trahit le réel et crée le fait scientifique de façon arbitraire. Ce qui ne saurait surprendre car la science « ne cherche que ce qui se répète, ce qu'on peut compter. Partout, quand elle théorise, elle tend à l'établissement de relations statiques entre unités composantes formant une multiplicité homogène et discontinue. Son outillage même l'y incline. Les appareils de laboratoire ne saisissent, en effet, que des alignements, des coïncidences, en un mot des états, non des passages : même dans le cas d'apparence contraire, par exemple quand on détermine un poids en observant les oscillations d'une balance et non plus son repos, c'est à une périodicité, à une symétrie qu'on s'intéresse, donc à quelque chose qui est de la nature d'un équilibre encore, d'une immobilité. La raison en est que la science, comme le sens commun, bien que d'une manière un peu différente, ne vise en définitive qu'à obtenir des résultats achevés et maniables. » Mais, a-t-on répondu, parce que les faits de la vie quotidienne sont exprimés en langage ordinaire, s'ensuit-il que ce dernier les crée véritablement ? Personne n'oserait le prétendre ; les faits de la vie courante sont exprimés dans une langue plus ou moins claire, ils ne sont pas l'oeuvre des grammairiens. Le savant crée un langage commode pour la traduction des données sensibles, voilà le seul reproche, si c'en est un, que Le Roy puisse lui adresser. De ce que le concept, l'idée exprimée par le terme, s'avère moins riche en détails que la réalité correspondante, il semble singulièrement exagéré de conclure qu'il est dépourvu de toute valeur. Nul peintre ne saurait faire un portrait tout à fait ressemblant ; il n'en résulte pas qu'une belle peinture ne puisse jamais fournir de renseignements sur le modèle. En disséquant un animal, le zoologiste l'altère et se condamne à n'en pas tout connaître. « Mais, remarque Henri Poincaré, en ne le disséquant pas, il se condamne à n'en jamais rien connaître et, par conséquent, à n'en jamais rien dire. » Quant à l'anti-intellectualisme de Bergson, à ses critiques du raisonnement discursif et à l'intuition spéciale qu'il prône, nous avons déjà dit ce que nous en pensons (voir Intuition). Si le bergsonisme a connu la grande vogue, c'est que beaucoup comptaient sur lui pour renouveler l'apologétique chrétienne et maintenir les croyances religieuses, si favorables aux prétentions des possédants. Par contre, ces beaux discours n'obtinrent des chercheurs consciencieux que le sourire qu'ils méritaient. Des remarques piquantes, très peu de vérités, voilà ce qui reste aujourdhui de l'effort déployé par l'anti-intellectualisme pour ruiner le crédit de la science et de la raison. Sur la base inébranlable de l'observation précise, contrôlée, impersonnelle, et grâce à des mesures de plus en plus rigoureuses, l'édifice de nos connaissances positives s'élève méthodiquement. Mais, comme il est normal, les procédés d'investigation varient selon la nature particulière des phénomènes étudiés. L'astronome et le microbiologiste n'usent pas des mêmes instruments ; le sociologue n'a pas besoin de cornues, et l'introspection, indispensable au psychologue, est sans utilité pour le physicien. Méthodes ou appareils, employés par l'observateur dans les diverses branches du savoir, font d'ailleurs l'objet de progressives améliorations.

- L. BARBEDETTE

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