jeudi 16 février 2023

L espèce humaine de Robert Antelme

 "Le toubib espagnol est devenu rapidement un type assez parfait de l'aristocratie du kommando. Le critère de cette aristocratie - comme de toute d'ailleurs -, c'est le mépris. Et nous l'avons vue sous nos yeux se constituer, avec la chaleur, le confort, la nourriture. Mépriser - puis haïr quand ils revendiquent - ceux qui sont maigres et traînent un corps au sang pourri, ceux que l'on a contraints à offrir de l'homme une image telle qu'elle soit une source inépuisable de dégoût et de haine. "


"Le mépris de l'aristocratie pour les détenus est un phénomène de classe à l'état d'ébauche, au sens où une classe se forme et se manifeste à travers une communauté de situations à défendre; mais ce mépris ne peut pas être aussi souverain que celui des SS, car cette aristocratie doit combattre pour se maintenir. Combattre, c'est faire travailler les autres, c'est moucharder, c'est refuser aussi les schonung. Le mépns n'intervient que pour justifier le combat et après coup; il ne tend à s'imposer, à se substituer à la haine envers le concurrent ou le gêneur possible que dans la mesure où la bataille a été gagnée, où la sitll'l.tion s'est définitivement consolidée. C'est par exemple le cas de Paul, le lageriiltester. Le toubib, lui, n'est pas parvenu à la tranquillité définitive du mépris. Il est terrorisé par les SS; sa situation de médecin lui est un abri, mais aussi il lui arrive, ce qui n'arrive à aucun autre détenu ordinaire, d'être en contact personnel avec le SS. Il est dans l'appareil, personnellement engagé, repéré, et cela le terrorise. Sa planque est aussi un traquenard dont il ne peut se dégager qu'en refusant les schonung, en maltraitant les copains, ce qui l'enferme dans le cercle de la haine, puis du mépris. Il est fasciné par le mécanisme et la logique SS. Il n'imagine même plus maintenant d'essayer de biaiser. Mais ce qui le terrorise rassure aussi sa conscience: il se sent dans un énorme appareil de destruction, au cœur d'une fatalité qu'il aurait selon lui la charge accablante d'aggraver. C'est ainsi qu'il ne cesse de répéter: «Vous ne savez pas ce que c'est qu'un camp de concentration!» Ce n'est pas une hypocrisie banale. Il sait qu'il exprime la morale des camps, qui le terrorise, et à laquelle il participe, en victime toujours possible. « Victime,. quand il envoie le vieil Italien au travail, .. victime» quand il menace Jacques de le renvoyer à Buchenwald. Mais le copain qu'il a chassé le soir à la visite ne veut pas savoir si le toubib est ou n'est pas une victime et il râle. Alors le toubib engueule le copain et en l'engueulant il découvre que le type est maigre et sale et cette découverte confirme sa hargne. Mais il ne croira pas tout à fait à sa propre colère, il ne croira pas que c'est lui qui parle, mais l'homme du camp -le terrorisé-oppresseur. Et cette nature qu'il croit empruntée lui cache sa peur et sa médiocrité; elle lui est peut-être odieuse (mais il pense que ce n'est pas lui), mais elle est séduisante (il est puissant). "

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