dimanche 30 septembre 2018

Claude-Prosper Jolyot Crébillon dit Crébillon fils

Préface de l'ouvrage: Les égarements du cœur et de l'esprit

Préface
Les préfaces, pour la plus grande partie, ne semblent faites que pour en imposer au lecteur. Je méprise trop cet usage pour le suivre. L’unique dessein que j’aie dans celle-ci est d’annoncer le but de ces mémoires, soit qu’on doive les regarder comme un ouvrage purement d’imagination, ou que les aventures qu’ils contiennent soient réelles. L’homme qui écrit ne peut avoir que deux objets : l’utile et l’amusant. Peu d’auteurs sont parvenus à les réunir. Celui qui instruit, ou dédaigne d’amuser, ou n’en a pas le talent; et celui qui amuse n’a pas assez de force pour instruire : ce qui fait nécessairement que l’un est toujours sec, et que l’autre est toujours frivole. Le roman, si méprisé des personnes sensées, et souvent avec justice, serait peut-être celui de tous les genres qu’on pourrait rendre le plus utile, s’il était bien manié, si, au lieu de le remplir de situations ténébreuses et forcées, de héros dont les caractères et les aventures sont toujours hors du vraisemblable, on le rendait, comme la comédie, le
tableau de la vie humaine, et qu’on y censurât les vices et les ridicules. Le lecteur n’y trouverait plus à la vérité ces événements extraordinaires et tragiques qui enlèvent l’imagination, et déchirent le coeur; plus de héros qui ne passât les mers que pour y être à point nommé pris des Turcs, plus d’aventures dans le sérail, de sultane soustraite à la vigilance des eunuques, par quelque tour d’adresse surprenant; plus de morts imprévues, et infiniment moins de souterrains. Le fait, préparé
avec art, serait rendu avec naturel. On ne pécherait plus contre les convenances et la raison. Le sentiment ne serait point outré; l’homme enfin verrait l’homme tel qu’il est; on l’éblouirait moins,
mais on l’instruirait davantage.

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