Tu
n'as pas en toi ce qu'il faut pour te permettre de reconnaître
l'homme vraiment grand. Tu ignores tout de sa manière d'être, de
ses souffrances, de ses aspirations, de son combat pour toi. Tu ne
comprends pas qu'il puisse y avoir des hommes et des femmes qui ne
songent pas à t'opprimer et à t'exploiter, qui désirent
sincèrement que tu sois libre, authentique, honnête. Tu n'aimes pas
ces hommes et ces femmes, car ils sont étrangers à ton être. Ils
sont simples et francs ; la vérité est pour eux ce que la routine
est pour toi. Ils te transpercent du regard, non pas pour se moquer
de toi, mais
parce
que le sort des humains les afflige ; mais toi, tu te sens percé à
jour, et tu flaires du danger. Tu ne les acclames que quand d'autres
petits hommes te disent que ces grands hommes sont grands. Tu as peur
des grands hommes, de leur intimité avec la vie, de leur amour de la
vie. Le grand homme t'aime simplement, en ta qualité d'animal
vivant, d'être vivant. C'est son plus cher désir de ne plus te
voir souffrir comme tu as souffert pendant des millénaires, de ne
plus t'entendre radoter comme tu
as
radoté pendant des millénaires. Il veut que tu cesses d'être une
bête de somme, parce qu'il aime la vie et qu'il aimerait voir la fin
de tes souffrances et de ton ignominie. Tu pousses les hommes
vraiment grands à te mépriser quand, profondément meurtris par toi
et ta mesquinerie, il se retirent, t'évitent et - ce qui est pire -
commencent à te plaindre. Si, petit homme, tu étais par
hasard psychiatre, mettons Lombroso, tu ferais de tous les grands
hommes des sortes de criminels ou des quasi-criminels ayant mal
tourné, ou des psychopathes. Car le grand homme se distingue en ceci
de toi qu'il ne considère pas comme le but suprême de la vie
d'amasser de l'argent, de marier ses filles à des hommes d'un haut
rang social, de faire carrière dans la politique ou d'obtenir des
titres universitaires. Parce qu'il n'est pas comme toi, tu le
qualifies de "génie" ou de "détraqué". Lui,
pour sa part, est tout disposé à admettre qu'il n'est pas un génie
mais simplement un être vivant. Tu le dis "peu sociable"
parce qu'il préfère ses études, ses méditations et son travail de
laboratoire, au bavardage de tes réunions mondaines. Tu le traites
de "fou" parce qu'il dépense son argent en recherches
scientifiques au lieu d'acheter comme toi des obligations et des
actions. Tu te permets, petit homme, aveuglé par ta dégénérescence
incommensurable, d'appeler "anormal" un homme franc et
simple, parce que tu te prends pour le prototype de l'homme normal,
pour l' "Homo normalis". Tu lui appliques les
critères de tes misérables "normes" et tu conclus qu'il
en dévie. Tu ne te rends pas compte, petit homme, que c'est toi qui
le chasses, lui qui est plein d'amour et de serviabilité, de toutes
les réunions, que ce soit au café ou dans un palais, parce que tu y
rends l'atmosphère irrespirable. Qui a fait de lui ce qu'il semble
être après des décennies de souffrances indicibles ? Toi,
ta légèreté, ton étroitesse d'esprit, tes faux raisonnements, tes
"axiomes inébranlables" qui ne résistent pas à dix
années d'évolution sociale. Songe seulement aux choses que tu as
crues correctes pendant ces quelques années, entre la première et
la deuxième guerre mondiale. Franchement, combien, après les avoir
reconnues pour fausses, en as-tu rétractées ? Aucune, absolument
aucune, petit homme ! Les hommes vraiment grands formulent leurs
pensées avec prudence, mais quand ils ont appréhendé une grande
idée, ils l'exploitent en visant loin. Toi, petit homme, tu traites
le grand homme en paria quand sa pensée est juste et de
longue haleine alors que la tienne est mesquine et éphémère.
En le traitant en paria, tu le relègues dans la solitude. Non pas
dans la solitude féconde d'où naissent les grandes réalisations,
mais dans la solitude de l'homme qui craint d'être mal compris et
maltraité par toi. Car c'est toi le "peuple", l'"opinion
publique", la "conscience sociale". Est-ce que tu as
jamais songé, petit homme, à l'immense responsabilité que tu
assumes en agissant ainsi ? Honnêtement ? Est-ce que tu t'es jamais
demandé si ton raisonnement tient debout, s'il résiste à une étude
sérieuse, fondée sur des faits sociaux permanents, sur la nature,
les grandes réalisations humaines, s'il correspond à la vision d'un
homme comme Jésus ? Non, tu ne t'es jamais posé la question de
savoir si tes idées sont vraiment fondées. Tu as préféré écouter
l'avis de ton voisin, ou te demander si ton honnêteté allait te
coûter de l'argent. Voilà, petit homme, le genre de questions que
tu t'es posées.
Après
avoir relégué le grand homme dans la solitude, tu as oublié le mal
que tu lui as fait. Tu as continué à débiter des sottises, à
commettre de petites vilenies, à lui assener des coups. Tu as tout
oublié. Mais c'est le propre du grand homme de ne pas oublier : il
ne songe pas à se venger, mais il tente D'EXPLORER LES CAUSES DE TA
BASSESSE. Je sais que cette manière de faire dépasse également ton
entendement. Mais crois-moi : si tu fais souffrir cent, mille, un
million de fois, si tu infliges des blessures inguérissables - même
si l'instant d'après tu n'y songes plus - le grand homme souffre à
ta place, non parce que tes méfaits sont grands mais parce qu'ils
sont mesquins. Il aimerait savoir ce qui te pousse à faire certaines
choses, à salir un conjoint qui t'a déçu, à tourmenter un enfant
qui déplaît à un méchant voisin, à railler ou à exploiter
une personne aimable, à prendre où l'on donne, à donner où l'on
exige, mais à ne jamais donner là où l'on te donne avec amour ; à
donner le coup de pied de l'âne à l'homme qui tombe ou qui est sur
le point de tomber ; à mentir
quand
il faudrait dire la vérité, à persécuter toujours la vérité et
non le mensonge. Tu es toujours du côté des persécuteurs, petit
homme !
Le
grand homme devrait, s'il avait l'intention de gagner ton amitié
inutile, descendre à ton niveau, parler comme tu parles, se parer de
tes vertus. Mais s'il avait tes vertus, ton langage et ton amitié,
il cesserait d'être grand et simple. La preuve ? Les personnes qui
parlent comme tu voudrais qu'elles parlent n'ont jamais été
vraiment grandes.
Tu
ne crois pas que ton ami soit capable d'une grande
performance. Dans le secret de ton âme, tu te méprises, même - et
surtout - quand tu te drapes dans ta dignité ; et comme tu te
méprises tu es incapable de respecter ton ami. Tu ne peux pas croire
que quelqu'un qui s'est assis à la même table que toi, qui a habité
la même maison, soit capable d'accomplir de grandes choses. Tous les
grands hommes se retrouvent donc seuls. Près de toi, petit homme, il
n'est pas facile de penser. Il est possible de réfléchir sur
toi, mais non de réfléchir avec toi. Car tu étrangles
toute pensée vraiment novatrice. Comme mère tu dis à ton fils qui
explore le monde "Ce n'est pas pour les enfants !"
Comme
professeur de biologie, tu dis "Les étudiants sérieux ne se
préoccupent pas de telles choses ! Douter des germes aériens ?"
Comme maître d'école tu dis : "Les enfants doivent se tenir
tranquilles, ils n'ont pas d'avis à donner !" Comme épouse tu
dis : "Une découverte ? Tu as fait une découverte ? Pourquoi
ne vas-tu pas gagner ta vie honnêtement dans un bureau, comme les
autres ?" Mais tu crois ce qui est marqué dans les journaux,
que tu le comprennes ou non ! Je vais te dire quelque chose, petit
homme, tu as perdu le sens de ce qu'il y a de meilleur en toi. Tu
l'as étranglé. Tu l'assassines partout où tu le trouves dans les
autres, dans tes enfants, dans ta femme,
dans
ton mari, dans ton père et dans ta mère. Tu es petit et tu veux
rester petit. Tu veux savoir pourquoi je sais tout cela ? Je vais te
le dire. J'ai appris à te connaître par l'expérience, j'ai vécu
avec toi, j'ai compris en toi qui j'étais : comme médecin, je t'ai
libéré de ta mesquinerie ; comme éducateur, je t'ai enseigné la
droiture et la franchise. Je sais combien la droiture te répugne, je
connais la terreur qui te frappe quand on te demande de suivre ta
vraie et authentique nature.
Mais
tu n'es pas exclusivement petit, petit homme ! Je sais que tu
connais de "grands moments", des moments d' "extase",
d' "élévation", d' "ascension". Mais tu n'as
pas l'énergie de t'élever sans arrêt, de monter toujours plus
haut. Tu as peur de persévérer, tu as peur de la hauteur et de la
profondeur. Nietzsche t'a dit tout cela bien mieux que moi, il y a
longtemps. Mais il n'a pas dit pourquoi tu es ainsi fait. Il a
essayé de faire de toi un "surhomme", un "Übermensch"
capable de surmonter ce qu'il y a d'humain en toi. Ce surhomme est
devenu ton "Führer Hitler"; quant à toi, tu es resté le
"soushomme", l'"Untermensch".
Je
voudrais que tu cesses d'être un Untermensch et que tu deviennes
toi-même. Que tu ne t'identifies plus au journal que tu lis, aux
opinions de ton méchant voisin. Je sais que tu ignores ce que tu es
et comment tu es au plus profond de ton être. Au plus profond de ton
être, tu es le chevreuil, ou ton dieu, ou ton poète, ou ton sage.
Tu crois que tu es un membre de l'Association des Anciens
Combattants, d'un club de bowling, du Ku-Klux Klan. Et comme tu le
crois, tu agis en conséquence. Cela, d'autres te l'ont dit avant
moi: Heinrich Mann, en Allemagne, il y a vingt-cinq ans; en
Amérique
Upton Sinclair, Dos Passos et bien d'autres. Mais tu ne connais ni
Mann ni Sinclair. Tu ne connais que le champion de boxe et Al Capone.
Si on te place devant le choix d'aller dans une bibliothèque ou
d'assister à une rixe, tu choisiras infailliblement la rixe. Tu
cherches le bonheur, mais tu préfères ta sécurité, même au prix
de ta colonne vertébrale, même au prix de ta vie. Comme tu n'as
jamais appris à créer le bonheur, à en jouir et à le conserver,
tu ignores le courage de l'homme droit. Tu écoutes à la radio les
slogans publicitaires sur des laxatifs, des dentifrices, des
déodorants. Mais tu n'entends pas la musique de la propagande. Tu ne
te rends pas compte de la stupidité incommensurable et du goût
détestable de ces choses destinées à capter ton attention.
As-tu jamais prêté l'oreille aux plaisanteries que l'animateur d'un
club de nuit fait sur ton compte, sur lui-même, sur le monde rétréci
et misérable ? Écoute la publicité sur un laxatif et tu sauras qui
tu es et comment tu es.
Écoute,
petit homme ! La misère de l'existence humaine s'éclaire à la
lumière de chacun de tes petits méfaits. Chacun de tes
petits faits repousse plus loin l'espoir d'une amélioration de ton
sort. C'est là un sujet de tristesse, petit homme, de profonde
tristesse ! Pour ne pas sentir cette tristesse, tu fais de petites
plaisanteries minables et tu les appelles l'"humour du peuple".
On fait les mêmes plaisanteries sur toi et tu ris à gorge déployée
avec les autres. Tu ne ris pas pour te moquer de toi. Tu te moques du
petit homme sans même savoir que c'est de toi que tu te moques.
Des
millions de petits hommes ne savent pas qu'on se moque d'eux.
Pourquoi se moque-t-on de toi, petit homme, depuis des siècles,
pourquoi se rit-on si ouvertement, si joyeusement de toi ? As tu
remarqué que les cinéastes s'appliquent toujours à couvrir de
ridicule "le peuple" ? Je vais te dire pourquoi on se moque
de toi, parce que je te prends, moi, vraiment au sérieux :
Avec une grande précision, ta pensée passe toujours à côté de la
vérité comme un tireur facétieux manque toujours d'un cheveu le
centre de la cible. Tu n'es pas de cet avis ? Je vais te le prouver.
Depuis longtemps, tu serais le maître de ta destinée si seulement
ta pensée allait dans la direction de la vérité. Mais ton
raisonnement ressemble à celui-ci :
"C'est
la faute des Juifs !"
"Qu'est-ce
qu'un juif ?", te demandais-je.
"Des
gens ayant du sang juif" me réponds-tu.
"Quelle
est la différence entre le sang juif et le sang d'une autre personne
?"
La
question te rend perplexe. Tu hésites, tu grommelles quelque chose,
tu te troubles :
"Je
veux parler de la race juive."
"Qu'est-ce
qu'une race ?"
"Une
race ? Mais c'est fort simple : il y a une race allemande et il y a
une race juive."
"Et
à quoi reconnaît-on la race juive ?"
"Eh
bien, les Juifs ont les cheveux noirs, un nez crochu, des yeux
perçants. Ils sont avares et capitalistes."
"Tu
as déjà vu un Français méridional ou un Italien ? Peux-tu les
distinguer d'un Juif ?"
"Pas
très bien !"
"Eh
bien, dis-moi ce que c'est qu'un Juif ! Sa formule sanguine est la
même que la tienne. Extérieurement, il ne se distingue guère d'un
Italien ou d'un Français. Et les Juifs allemands ?"
"Ils
ressemblent aux autres Allemands."
"Qu'est-ce
qu'un Allemand ?"
"L'Allemand
appartient à la race nordique aryenne."
"Est-ce
que les Indiens sont des aryens ?"
"Sans
aucun doute !"
"Font-ils
partie de la race nordique ?"
"Non."
"Sont-ils
blonds ?"
"Non."
"Tu
vois bien, tu ne sais définir ni un Juif ni un Allemand."
"Mais
les Juifs, ça existe !"
"Certainement.
Il y a des Juifs comme il y a des Chrétiens ou des Mahométans."
"Je
parle de la religion juive."
"Est-ce
que Roosevelt était hollandais ?"
"Non."
"Pourquoi
appelles-tu un descendant de David un Juif alors que tu dis que
Roosevelt n'était pas hollandais ?"
"Avec
les Juifs, c'est très différent !"
"Qu'est-ce
qui est différent ?"
"Je
ne sais pas."
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