vendredi 2 mars 2018

Wilhelm Reich 5 Partie



Tu n'as pas en toi ce qu'il faut pour te permettre de reconnaître l'homme vraiment grand. Tu ignores tout de sa manière d'être, de ses souffrances, de ses aspirations, de son combat pour toi. Tu ne comprends pas qu'il puisse y avoir des hommes et des femmes qui ne songent pas à t'opprimer et à t'exploiter, qui désirent sincèrement que tu sois libre, authentique, honnête. Tu n'aimes pas ces hommes et ces femmes, car ils sont étrangers à ton être. Ils sont simples et francs ; la vérité est pour eux ce que la routine est pour toi. Ils te transpercent du regard, non pas pour se moquer de toi, mais
parce que le sort des humains les afflige ; mais toi, tu te sens percé à jour, et tu flaires du danger. Tu ne les acclames que quand d'autres petits hommes te disent que ces grands hommes sont grands. Tu as peur des grands hommes, de leur intimité avec la vie, de leur amour de la vie. Le grand homme t'aime simplement, en ta qualité d'animal vivant, d'être vivant. C'est son plus cher désir de ne plus te voir souffrir comme tu as souffert pendant des millénaires, de ne plus t'entendre radoter comme tu
as radoté pendant des millénaires. Il veut que tu cesses d'être une bête de somme, parce qu'il aime la vie et qu'il aimerait voir la fin de tes souffrances et de ton ignominie. Tu pousses les hommes vraiment grands à te mépriser quand, profondément meurtris par toi et ta mesquinerie, il se retirent, t'évitent et - ce qui est pire - commencent à te plaindre. Si, petit homme, tu étais par hasard psychiatre, mettons Lombroso, tu ferais de tous les grands hommes des sortes de criminels ou des quasi-criminels ayant mal tourné, ou des psychopathes. Car le grand homme se distingue en ceci de toi qu'il ne considère pas comme le but suprême de la vie d'amasser de l'argent, de marier ses filles à des hommes d'un haut rang social, de faire carrière dans la politique ou d'obtenir des titres universitaires. Parce qu'il n'est pas comme toi, tu le qualifies de "génie" ou de "détraqué". Lui, pour sa part, est tout disposé à admettre qu'il n'est pas un génie mais simplement un être vivant. Tu le dis "peu sociable" parce qu'il préfère ses études, ses méditations et son travail de laboratoire, au bavardage de tes réunions mondaines. Tu le traites de "fou" parce qu'il dépense son argent en recherches scientifiques au lieu d'acheter comme toi des obligations et des actions. Tu te permets, petit homme, aveuglé par ta dégénérescence incommensurable, d'appeler "anormal" un homme franc et simple, parce que tu te prends pour le prototype de l'homme normal, pour l' "Homo normalis". Tu lui appliques les critères de tes misérables "normes" et tu conclus qu'il en dévie. Tu ne te rends pas compte, petit homme, que c'est toi qui le chasses, lui qui est plein d'amour et de serviabilité, de toutes les réunions, que ce soit au café ou dans un palais, parce que tu y rends l'atmosphère irrespirable. Qui a fait de lui ce qu'il semble être après des décennies de souffrances indicibles ? Toi, ta légèreté, ton étroitesse d'esprit, tes faux raisonnements, tes "axiomes inébranlables" qui ne résistent pas à dix années d'évolution sociale. Songe seulement aux choses que tu as crues correctes pendant ces quelques années, entre la première et la deuxième guerre mondiale. Franchement, combien, après les avoir reconnues pour fausses, en as-tu rétractées ? Aucune, absolument aucune, petit homme ! Les hommes vraiment grands formulent leurs pensées avec prudence, mais quand ils ont appréhendé une grande idée, ils l'exploitent en visant loin. Toi, petit homme, tu traites le grand homme en paria quand sa pensée est juste et de longue haleine alors que la tienne est mesquine et éphémère. En le traitant en paria, tu le relègues dans la solitude. Non pas dans la solitude féconde d'où naissent les grandes réalisations, mais dans la solitude de l'homme qui craint d'être mal compris et maltraité par toi. Car c'est toi le "peuple", l'"opinion publique", la "conscience sociale". Est-ce que tu as jamais songé, petit homme, à l'immense responsabilité que tu assumes en agissant ainsi ? Honnêtement ? Est-ce que tu t'es jamais demandé si ton raisonnement tient debout, s'il résiste à une étude sérieuse, fondée sur des faits sociaux permanents, sur la nature, les grandes réalisations humaines, s'il correspond à la vision d'un homme comme Jésus ? Non, tu ne t'es jamais posé la question de savoir si tes idées sont vraiment fondées. Tu as préféré écouter l'avis de ton voisin, ou te demander si ton honnêteté allait te coûter de l'argent. Voilà, petit homme, le genre de questions que tu t'es posées.
Après avoir relégué le grand homme dans la solitude, tu as oublié le mal que tu lui as fait. Tu as continué à débiter des sottises, à commettre de petites vilenies, à lui assener des coups. Tu as tout oublié. Mais c'est le propre du grand homme de ne pas oublier : il ne songe pas à se venger, mais il tente D'EXPLORER LES CAUSES DE TA BASSESSE. Je sais que cette manière de faire dépasse également ton entendement. Mais crois-moi : si tu fais souffrir cent, mille, un million de fois, si tu infliges des blessures inguérissables - même si l'instant d'après tu n'y songes plus - le grand homme souffre à ta place, non parce que tes méfaits sont grands mais parce qu'ils sont mesquins. Il aimerait savoir ce qui te pousse à faire certaines choses, à salir un conjoint qui t'a déçu, à tourmenter un enfant qui déplaît à un méchant voisin, à railler ou à exploiter une personne aimable, à prendre où l'on donne, à donner où l'on exige, mais à ne jamais donner là où l'on te donne avec amour ; à donner le coup de pied de l'âne à l'homme qui tombe ou qui est sur le point de tomber ; à mentir
quand il faudrait dire la vérité, à persécuter toujours la vérité et non le mensonge. Tu es toujours du côté des persécuteurs, petit homme !
Le grand homme devrait, s'il avait l'intention de gagner ton amitié inutile, descendre à ton niveau, parler comme tu parles, se parer de tes vertus. Mais s'il avait tes vertus, ton langage et ton amitié, il cesserait d'être grand et simple. La preuve ? Les personnes qui parlent comme tu voudrais qu'elles parlent n'ont jamais été vraiment grandes.
Tu ne crois pas que ton ami soit capable d'une grande performance. Dans le secret de ton âme, tu te méprises, même - et surtout - quand tu te drapes dans ta dignité ; et comme tu te méprises tu es incapable de respecter ton ami. Tu ne peux pas croire que quelqu'un qui s'est assis à la même table que toi, qui a habité la même maison, soit capable d'accomplir de grandes choses. Tous les grands hommes se retrouvent donc seuls. Près de toi, petit homme, il n'est pas facile de penser. Il est possible de réfléchir sur toi, mais non de réfléchir avec toi. Car tu étrangles toute pensée vraiment novatrice. Comme mère tu dis à ton fils qui explore le monde "Ce n'est pas pour les enfants !"
Comme professeur de biologie, tu dis "Les étudiants sérieux ne se préoccupent pas de telles choses ! Douter des germes aériens ?" Comme maître d'école tu dis : "Les enfants doivent se tenir tranquilles, ils n'ont pas d'avis à donner !" Comme épouse tu dis : "Une découverte ? Tu as fait une découverte ? Pourquoi ne vas-tu pas gagner ta vie honnêtement dans un bureau, comme les autres ?" Mais tu crois ce qui est marqué dans les journaux, que tu le comprennes ou non ! Je vais te dire quelque chose, petit homme, tu as perdu le sens de ce qu'il y a de meilleur en toi. Tu l'as étranglé. Tu l'assassines partout où tu le trouves dans les autres, dans tes enfants, dans ta femme,
dans ton mari, dans ton père et dans ta mère. Tu es petit et tu veux rester petit. Tu veux savoir pourquoi je sais tout cela ? Je vais te le dire. J'ai appris à te connaître par l'expérience, j'ai vécu avec toi, j'ai compris en toi qui j'étais : comme médecin, je t'ai libéré de ta mesquinerie ; comme éducateur, je t'ai enseigné la droiture et la franchise. Je sais combien la droiture te répugne, je connais la terreur qui te frappe quand on te demande de suivre ta vraie et authentique nature.
Mais tu n'es pas exclusivement petit, petit homme ! Je sais que tu connais de "grands moments", des moments d' "extase", d' "élévation", d' "ascension". Mais tu n'as pas l'énergie de t'élever sans arrêt, de monter toujours plus haut. Tu as peur de persévérer, tu as peur de la hauteur et de la profondeur. Nietzsche t'a dit tout cela bien mieux que moi, il y a longtemps. Mais il n'a pas dit pourquoi tu es ainsi fait. Il a essayé de faire de toi un "surhomme", un "Übermensch" capable de surmonter ce qu'il y a d'humain en toi. Ce surhomme est devenu ton "Führer Hitler"; quant à toi, tu es resté le "soushomme", l'"Untermensch".
Je voudrais que tu cesses d'être un Untermensch et que tu deviennes toi-même. Que tu ne t'identifies plus au journal que tu lis, aux opinions de ton méchant voisin. Je sais que tu ignores ce que tu es et comment tu es au plus profond de ton être. Au plus profond de ton être, tu es le chevreuil, ou ton dieu, ou ton poète, ou ton sage. Tu crois que tu es un membre de l'Association des Anciens Combattants, d'un club de bowling, du Ku-Klux Klan. Et comme tu le crois, tu agis en conséquence. Cela, d'autres te l'ont dit avant moi: Heinrich Mann, en Allemagne, il y a vingt-cinq ans; en
Amérique Upton Sinclair, Dos Passos et bien d'autres. Mais tu ne connais ni Mann ni Sinclair. Tu ne connais que le champion de boxe et Al Capone. Si on te place devant le choix d'aller dans une bibliothèque ou d'assister à une rixe, tu choisiras infailliblement la rixe. Tu cherches le bonheur, mais tu préfères ta sécurité, même au prix de ta colonne vertébrale, même au prix de ta vie. Comme tu n'as jamais appris à créer le bonheur, à en jouir et à le conserver, tu ignores le courage de l'homme droit. Tu écoutes à la radio les slogans publicitaires sur des laxatifs, des dentifrices, des déodorants. Mais tu n'entends pas la musique de la propagande. Tu ne te rends pas compte de la stupidité incommensurable et du goût détestable de ces choses destinées à capter ton attention. As-tu jamais prêté l'oreille aux plaisanteries que l'animateur d'un club de nuit fait sur ton compte, sur lui-même, sur le monde rétréci et misérable ? Écoute la publicité sur un laxatif et tu sauras qui tu es et comment tu es.
Écoute, petit homme ! La misère de l'existence humaine s'éclaire à la lumière de chacun de tes petits méfaits. Chacun de tes petits faits repousse plus loin l'espoir d'une amélioration de ton sort. C'est là un sujet de tristesse, petit homme, de profonde tristesse ! Pour ne pas sentir cette tristesse, tu fais de petites plaisanteries minables et tu les appelles l'"humour du peuple". On fait les mêmes plaisanteries sur toi et tu ris à gorge déployée avec les autres. Tu ne ris pas pour te moquer de toi. Tu te moques du petit homme sans même savoir que c'est de toi que tu te moques.
Des millions de petits hommes ne savent pas qu'on se moque d'eux. Pourquoi se moque-t-on de toi, petit homme, depuis des siècles, pourquoi se rit-on si ouvertement, si joyeusement de toi ? As tu remarqué que les cinéastes s'appliquent toujours à couvrir de ridicule "le peuple" ? Je vais te dire pourquoi on se moque de toi, parce que je te prends, moi, vraiment au sérieux : Avec une grande précision, ta pensée passe toujours à côté de la vérité comme un tireur facétieux manque toujours d'un cheveu le centre de la cible. Tu n'es pas de cet avis ? Je vais te le prouver. Depuis longtemps, tu serais le maître de ta destinée si seulement ta pensée allait dans la direction de la vérité. Mais ton raisonnement ressemble à celui-ci :

"C'est la faute des Juifs !"
"Qu'est-ce qu'un juif ?", te demandais-je.
"Des gens ayant du sang juif" me réponds-tu.
"Quelle est la différence entre le sang juif et le sang d'une autre personne ?"

La question te rend perplexe. Tu hésites, tu grommelles quelque chose, tu te troubles :

"Je veux parler de la race juive."
"Qu'est-ce qu'une race ?"
"Une race ? Mais c'est fort simple : il y a une race allemande et il y a une race juive."
"Et à quoi reconnaît-on la race juive ?"
"Eh bien, les Juifs ont les cheveux noirs, un nez crochu, des yeux perçants. Ils sont avares et capitalistes."
"Tu as déjà vu un Français méridional ou un Italien ? Peux-tu les distinguer d'un Juif ?"
"Pas très bien !"
"Eh bien, dis-moi ce que c'est qu'un Juif ! Sa formule sanguine est la même que la tienne. Extérieurement, il ne se distingue guère d'un Italien ou d'un Français. Et les Juifs allemands ?"
"Ils ressemblent aux autres Allemands."
"Qu'est-ce qu'un Allemand ?"
"L'Allemand appartient à la race nordique aryenne."
"Est-ce que les Indiens sont des aryens ?"
"Sans aucun doute !"
"Font-ils partie de la race nordique ?"
"Non."
"Sont-ils blonds ?"
"Non."
"Tu vois bien, tu ne sais définir ni un Juif ni un Allemand."
"Mais les Juifs, ça existe !"
"Certainement. Il y a des Juifs comme il y a des Chrétiens ou des Mahométans."
"Je parle de la religion juive."
"Est-ce que Roosevelt était hollandais ?"
"Non."
"Pourquoi appelles-tu un descendant de David un Juif alors que tu dis que Roosevelt n'était pas hollandais ?"
"Avec les Juifs, c'est très différent !"
"Qu'est-ce qui est différent ?"
"Je ne sais pas."

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