samedi 24 mars 2018

La légende Noire de Georges Sorel Partie 2




Ces analyses sont importantes dans le sens où elles permettent ce qui a fait le parcours des pensées de Sorel et si parfois certaines sont déplaisantes ou ne sont pas en conformité avec nos propres convictions, nous pouvons faire le travail intellectuel de tenter de le comprendre.

De fait, en tout cas, Georges Sorel a été un grand penseur.


L'analyse de Patrice Rolland est très intéressante et très détaillée. Dans le prochain article, Patrice Rolland  :" Une critique éthique de la démocratie" complète ce premier article et nous propose une vision presque complète de sa critique sur la démocratie.

« Je confondais ici l'utopie philosophique de la démocratie, qui a enivre l’âme de nos pères, avec la réalité du régime démocratique, qui est un gouvernement de démagogues ; ceux-ci ont intérêt a célébrer l'utopie, afin de dissimuler aux yeux du peuple la véritable nature de leur activité. »

« Les constitutions libérales n'ont pas tant pour but de permettre l'accomplissement des volontés populaires que de créer des obstacles aux volontés des partis, de manière a assurer une certaine continuité dans la législation. Le régime parlementaire est pratiquement parvenu, beaucoup mieux que n'auraient pu le faire toutes les constitutions les plus savantes, a produire cette limitation de l'arbitraire ; mais pour qu'il fonctionne convenablement, il faut que les mœurs se prêtent a cette tendance vers la modération et qu'elles ajoutent beaucoup a l’efficacité des règles. »

« La liquidation de la révolution dreyfusienne devait me conduire a reconnaître que le
socialisme prolétarien ou syndicalisme ne réalise pleinement sa nature que s'il est volontairement un mouvement ouvrier dirige contre les démagogues. A la différence du socialisme politique, il n'emprunte point d’Éléments spirituels a la littérature démocratique; (...) le socialisme prolétarien s'oppose donc a la démocratie, au moins en tant que celle-ci favorise le progrès de son contraire, le socialisme politique ».

PATRICE ROLLAND : GEORGES SOREL ET LA D É MOCRATIE AU XXe SIECLE - UNE CRITIQUE POLITIQUE DE LA D É MOCRATIE :
Rousseau regardait les associations politiques comme étant propres a vicier le gouvernement démocratique ; loin de trouver que notre démocratie n'est pas organisée, Jean-Jacques, s'il revenait aujourd'hui, la trouverait trop organisée : tout concourt, en effet, a mettre toutes les décisions sur la coupe de maîtres auxquels les masses obéissent d'une manière presque aveugle.

« Il ne sera pas aise de trouver des tribunaux assez indépendants des partis pour juger les élus du peuple et donner raison aux citoyens de la minorité, contre ceux qui se targuent d’être les représentants de la majorité. Mais il n'y a rien de plus important qu'une telle réforme ».

« Entre le pouvoir et l'individu, il n'y a que le droit; toute souveraineté répugne, c'est déni de justice. C'est de la religion ». Proudhon cité par Sorel

Le problème crucial de la démocratie est celui des rapports entre la majorité et la minorité. Sorel craint que le scrutin proportionnel, qui apparaît a l’époque comme le plus démocratique, ne développe en réalité l'esprit de parti : « Une majorité fanatique peut être extrêmement dangereuse, alors même qu'il existerait seulement un faible écart entre le nombre de ses voix et le nombre des opposants ; mieux vaudrait que l’écart soit plus grand et la majorité moins disciplinée ». [id., p. 385]. Nul ne peut, en réalité, corriger les problèmes de l'expression du suffrage universel que par les idéaux de la démocratie directe : « Le principe de majorité n'a de valeur que pour les groupes peu nombreux dans lesquels les intéressés peuvent suivre de près les opérations de leurs mandataires ». [Introduction..., op. cit., p. 248]. En droit du travail, le principe majoritaire trouve une application contraire aux intérêts de la classe ouvrière : elle conduit a la paix sociale et a contraindre la minorité. En période de grève, c'est-a-dire au moment ou la classe ouvrière s'exprime pleinement comme classe pour soi, le principe de majorité apparaît a Sorel comme dénué de sens [Cf. Matériaux..., op cit., pp. 406-407 et p.406 note 2]. Il arrive même a Sorel de rêver : «  II n'est pas certain que, chez les anciens Grecs, la majorité contraignit la minorité ». [Le Mouvement socialiste, février 1907, p. 179]. Dans la démocratie kabyle, la décision serait unanime, sinon, on s'en remettrait a l'arbitrage d'un homme respecte. Sorel pense que l'arbitrage aurait joue un rôle important dans les temps primitifs. Il semble céder, ici, au mythe de l’ « Age d'or » . En effet, tout se passe comme s'il tentait toujours de refuser la victoire politique de la majorité. L'arbitrage d'une autorité morale revient a contourner le politique. Au demeurant, celui-ci constitue plus souvent un partage qu'une victoire.

une lettre du 6 mai 1910, a Mario Missiroli, il expliquait :
« Le plus grave grief que j'ai peut-être contre la démocratie est qu'elle travaille a tourner la tête de l'homme du peuple, depuis son enfance, dans le sens d'une soumission aux demi-lettres. Une révolution conduite par de tels chefs fait retomber les masses sous des dictatures souvent plus dures et presque toujours moins nobles que n’étaient les gouvernements qu'ils ont renverses ».

« Ou donc trouver de la démocratie individualiste, dans une société qui se tourne ainsi tout entière vers le gouvernement pour solliciter sa bienveillance ? »

« Le développement des associations ne parait point capable non plus de limiter les abus des partis dans la démocratie ; il est de plus en plus difficile chez nous de vivre en dehors du patronage des hommes politiques ».

« De tous les gouvernements, le plus mauvais est celui ou la richesse et les capacités se partagent le pouvoir. Les préjugés de la plupart de nos historiens, contre la noblesse, leur ont fait fermer les yeux sur les vices des constitutions ploutocratiques. Dans ce régime, l'orgueil de la race n'existe plus : il faut arriver (...) Le succès justifie tout; pas une idée morale (...) »

« Les théoriciens de la politique ne me semblent pas avoir assez observe que les institutions du libéralisme moderne exigent que le pouvoir appartienne a une aristocratie assez intelligente pour appeler dans son sein tous les hommes dont la capacité fait honneur au pays. Les imitations de l'Angleterre réussissent fort mal partout ou la démocratie introduit ses méthodes électorales, en vue d’écarter toutes les autorités sociales ».

« A propos du libéralisme, il faut bien prendre garde que ce mot a des sens très multiples dans la langue des théoriciens politiques contemporains. L'un des sens est : l'organisation d'un système juridique, qui permet au citoyen son indépendance intellectuelle, morale ou civique, d'une manière aussi sure que s'il s'agissait du droit de propriété. Les parlements ont été censés capables d'assurer l'existence pratique de ce droit ; mais l’expérience n'a pas été favorable au régime parlementaire, qui devient toujours une exploitation du pays par des politiciens; en fait, le parlementarisme tend de plus en plus a ressembler a une tyrannie grecque. Les Américains, par suite de circonstances bizarres, ont conserve quelques fragments d'institutions permettant parfois a des citoyens de s'opposer a la souveraineté parlementaire ; mais ces survivances sont probablement appelées a disparaître. Évidemment, les Slaves sont incapables de comprendre la valeur du libéralisme que je définis ici ; la ploutocratie n'y attache aussi nulle importance, parce que le droit est sans grand intérêt aux yeux des gens dont l'ambition est de pouvoir acheter les magistrats; il y a tant de romanite dans un tel libéralisme que nous ne devons le voir disparaître qu'avec infiniment de regrets [Lettre du 24 oct. 1914 a Mario Missiroli in ≪ Da Proudhon a Lenin] ».

Les Intellectuels assimilent lutte des classes et jalousie et, par la, excitent une passion qui, pour Sorel, n'a rien de socialiste. Ils sont donc « politiques », dans le mauvais sens du terme .

Le parti politique est défini, par Sorel, exclusivement en termes de conquête du pouvoir et d'avantages matériels que procure la possession de l’état : « En fait, l'histoire, c'est l'histoire des factions politiques, qui s'emparent de l’État et y exercent leur petite industrie déprédatrice ».

« La hiérarchie contemporaine a pour base principale la division des travailleurs en intellectuels et en manuels ».

« L'opposition la plus intéressante devient celle du syndicat, auquel correspond le sérieux du groupement professionnel, et celle du parti politique, qui ne rassemblerait que ceux qui veulent éviter de travailler ».

En fin de compte, ce que Sorel tente d’empêcher en démocratie, c'est la formidable union du pouvoir et du savoir. L'autonomie ouvrière, comme celle de l'individu, est toujours de ressaisir par soi-même le sens et d'interdire au pouvoir politique de le maîtriser, grâce a son alliance avec la « classe pensante ». « La démocratie a continué la tradition du Tiers-Etat et, chaque fois que les gens de lettres le voudront, ils pourront encore exercer sur elle une véritable dictature » [Les Illusions du progrès, Paris, Rivière, 1947, 5e ed., pp. 121- 122]. Si la classe ouvrière est capable de résister a l'influence de la démocratie et des « démocrates intelligents », qui cherchent a diriger l'instruction populaire de façon a maintenir intact le prestige des gens de lettres, alors Sorel peut s'exclamer: « Avec le syndicalisme révolutionnaire, plus de discours a placer sur la Justice immanente, plus de régime parlementaire a l'usage des Intellectuels » [Réflexions sur la violence.., op. cit., p. 24].

« En France, [les intellectuels] prétendent que leur vraie place est dans le parlement et que le pouvoir dictatorial leur revient de plein droit en cas de succès. C'est contre cette dictature représentative du prolétariat que protestent les syndicaux » [Matériaux. D'une théorie prolétarienne.., op. cit., p. 24 ; souligne dans le texte.]

Le socialisme politique et démocratique, au contraire, conduit a la division de la société en deux groupes : « L'un forme une élite organisée en parti politique, qui se donne pour mission de penser a la place d'une masse non-pensante, et qui se croit admirable parce qu'elle veut bien lui faire part de ses lumières supérieures ; l'autre est l'ensemble des producteurs ».

La république proudhonienne, qui constitue l’idéal de Sorel, se compose de travailleurs et de syndicats. Ce sont finalement presque deux types idéaux qui s'opposent terme a terme : émancipation politique contre émancipation syndicale ; rationalisme idéaliste des Lumières contre philosophie du pragmatisme et réalisme juridique [Il faut, une fois pour toutes, dissocier la critique de la philosophie des Lumières par Sorel de toute assimilation a un irrationalisme ou a une destruction de la culture politique libérale. Sorel a toujours défendu la pensée rationnelle contre les « roman - tismes » et le rationalisme scientiste. Il distingue lui-même l'acte de penser et le fait de se dire intellectuel . (cf. Réflexions sur la violence.., op. cit., p. 203, note 1).

« Au lieu de chercher a nous émanciper par nos propres efforts, nous recherchons plutôt une tutelle a l'abri de laquelle nous puissions goûter du repos ; nous ne sommes pas des combatifs, des gens aimant a conquérir nos droits par notre propre énergie ». [Préface de 1901 a L’avenir..., op. cit., p. XII].

« II me semble impossible d'arriver a ce que Marx appelait, tout comme Proudhon, l'anarchie si l'on commence par reproduire l'ancienne organisation centraliste qui a conduit a subordonner la gestion des affaires au souci de la suprématie, que se disputent les groupes dirigeants ». (id., p. 23)

« Tout l'effort révolutionnaire tend a créer des hommes libres ; mais les gouvernements démocratiques se donnent pour mission de réaliser l’unité morale de la France. Cette unité morale, c'est la discipline automatique des producteurs qui seraient heureux de travailler pour la gloire de leurs chefs intellectuels ». [Réflexions sur la violence.., op. cit., p. 227 ; souligne par Sorel]

« La démocratie a horreur des conceptions marxistes parce qu'elle recherche toujours l’unité ».
« La démocratie parvient a jeter le trouble dans les esprits, empêchant beaucoup de gens intelligents de voir les choses comme elles sont, parce qu'elle est servie par des avocats habiles dans l'art d'embrouiller les questions, grâce a un langage captieux, a une souple sophistique, a un énorme appareil de déclamations scientifiques. C'est surtout pour les temps démocratiques que l'on peut dire que l’humanité est gouvernée par le pouvoir magique de grands mots, plutôt que par des idées, par des formules plutôt que par des raisons, par des dogmes dont nul ne songe a rechercher l'origine, plutôt que par des doctrines fondées sur l'observation ».

« Seul le conflit peut faire parvenir le prolétariat a une existence propre. L'intellectuel, dans la démocratie, est au contraire un formidable agent d’indifférenciation. Le prolétariat risque, avec lui, de n’être « plus qu'une masse inerte destinée a tomber, comme la démocratie, sous la direction de politiciens qui vivent de la subordination de leurs électeurs ».

« Les politiciens, même dans les conflits sociaux, raisonnent politiquement, c'est à- dire en termes de bataille (Le rapport de force), de haine, de pillage, et de distribution des places [Cf. Réflexions sur la violence.., op. cit., pp. 211-212]

Sorel confie, en 1911, a Missiroli : « Je me suis efforcé de prouver que le syndicalisme est étranger a toute idée politique ; je traduirais assez exactement ma manière de voir, en disant que le syndicalisme (tel que je le conçois) est, par rapport a l’État, a peu près comme est la religion aujourd'hui3. [Lettre du 11 mai 1911 a Mario Missiroli in ≪ Da Proudhon a Lenin ≫..., op. Cit., p. 463].

Le syndicalisme permet encore a Sorel d’échapper a la politique. En réduisant celle-ci a la conquête du pouvoir, elle n'est plus, a ses yeux, que le lieu de rapports de force, de ruse, de haine sociale. Il distinguait, a cet effet, la force bourgeoise et la violence prolétarienne. Tout l'enjeu d'une séparation des méthodes syndicales et des méthodes politiques ou démocratiques est la. Il s'agit, certes, pour les syndicats, d'arracher des pouvoirs dans le domaine politique, mais la finalité est une transformation radicale des rapports politiques. Les syndicats, espère-t il, « auront fini par agrandir tellement leur champ d'action qu'ils auront absorbe toute la politique ». Cette conception matérialiste de l'histoire, selon Sorel, est bien une lutte politique, mais en vue d'une transformation radicale de la politique : « Ce n'est pas une lutte pour prendre les positions occupées par les bourgeois et s'affubler de leurs dépouilles ; c'est une lutte pour vider l'organisme politique bourgeois de toute vie et faire passer tout ce qu'il contenait d'utile dans un organisme politique prolétarien, crée au fur et a mesure du développement du prolétariat ». [Matériaux d'une théorie prolétarienne.., op. cit., p. 123 ; voir aussi Réflexions sur la violence.., op. Cit., pp. 136-139 : il ne s'agit pas de reformer l’État pour les syndicalistes, mais bien de le détruire.
Il ne s'agit pas de remplacer une minorité gouvernante par une autre minorité selon le mot de Marx. L'opposition absolue entre l’État et le syndicalisme révolutionnaire prend la figure de l'antipatriotisme. Les socialistes officiels espèrent au contraire posséder la force de l’État.].
Malgré le vocabulaire sorélien, cette abolition de la politique bourgeoise n'est pas d'abord politique, mais éthique ; il faut procéder a une nouvelle évaluation des choses. L'abolition de la politique bourgeoise, dans ce texte fortement marque par l'anarchisme de Pelloutier, ressemble a s'y méprendre a une abolition morale de toute politique, puisque Sorel a confiné celle-ci a la lutte et a la conquête du pouvoir.



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