Substantif
féminin qui exprime la qualité de ce qui est bon. Bon, au
féminin bonne, vient du latin « bonus » il se dit « tant
au sens physique qu'au sens moral, de ce qui a les qualités
convenables à sa nature, à sa destination, à l'emploi qu'on en
doit faire, au résultat qu'on veut en obtenir, etc... »
(Dictionnaire de l'Académie Française). Ex. : un bon cheval, une
bonne soupe, un bon ouvrier, un bon esprit, un bon coeur. « Un bon
livre est un bon ami » (H. de Saint Pierre). « Il vaut mieux être
bon qu'habile » (Aubert).
Bonté,
du latin bonitas, se dit « de cette qualité morale qui porte
à faire du bien, à être doux, facile, indulgent ». (Dictionnaire
de l'Académie Française). « La bonté est la première des vertus
» (Mme Necker). « Une belle femme sans bonté est une fleur sans
parfum » (L.-J. Larcher). « L'adversité peut tout chasser d'une
âme excepté la bonté » (V. Hugo).
Les
Romains appelaient « bona dea », la bonne déesse certaines
divinités, entre autres Vénus, favorables aux femmes et à leur
fécondité. Bon s'emploie généralement comme adjectif : un homme
bon, une bonne terre. Substantivement, on dit le bon pour la bonté,
comme on dit le beau pour la beauté. « Le bon n'est que le beau mis
en action » (J.-J. Rousseau). « Que le bon soit toujours camarade
du beau, dès demain je chercherai femme » (La Fontaine). Nous
renvoyons aux différents dictionnaires pour les emplois nombreux et
divers des mots bon et bonté. Le « Larousse », en particulier, en
donne une énumération très complète.
Il
est à remarquer que la plupart des ouvrages encyclopédiques ne
renferment aucune étude de la bonté ou ne s'occupent que des usages
de ce mot. Dans la Grande Encyclopédie, c'est à l'article bien
qu'il en est parlé. Nous estimons qu'il y a lieu d'insister
davantage, d'autant plus que le bien ne serait qu'une entité sans la
bonté qui le produit. En latin, « bonum », le bien moral, signifie
« ce qui est bon », « Ils sont assez beaux s'ils sont bons, car
beau est qui bien fait » (Goldsmith). « Si un homme bon est doué
de talent, il travaillera toujours pour le bien du monde » (Goethe).
« Celui-là est bon qui fait le bien aux autres ; s'il souffre pour
le bien qu'il fait, il est très bon » (La Bruyère).
La
bonté est la première et la plus belle des qualités de la vie et
des êtres, parce qu'elle met le bien en action. Victor Hugo a dit
qu'elle est « la seule chose devant laquelle on doive s'agenouiller
». Elle est à la base de la vie naturelle comme de la vie en
société. Sans sa prédominance sur toutes les formes
contradictoires et perpétuellement en lutte de l'existence des
êtres, le monde n'existerait plus, ainsi que l'ont démontré
Kropotkine, dans l' « Entraide », et Élisée Reclus, dans
ce monument de foi humaine intitulé l' « Homme et la Terre ».
Reprenant les théories de Darwin, ils ont fait voir qu'elles avaient
été mal interprétées pour justifier la férocité du « struggle
for life », comme ont été déformées les idées de Nietzsche pour
servir aux abus de prétendus « surhommes » mégalomanes assoiffés
de puissance. Ce qui domine dans toute la nature, et que la
continuité de la vie affirme irréfutablement, ce n'est pas « la
lutte pour l'existence », c'est « l'accord pour l'existence »,
c'est l'entraide qui s'inspire de la solidarité, forme collective de
la bonté. C'est cette bonté qui fait l'optimisme de tous ceux qui
gardent, malgré les plus lamentables expériences et les plus
décevantes constatations, leur espoir dans la vie et ne cessent de
lutter pour elle et pour l'avenir, pour eux et pour les autres. C'est
la bonté qui rend vaillants tous ceux qui ont la volonté d'une
humanité meilleure, et les pousse dans l'action jusqu'au sacrifice
de leurs intérêts les plus chers et parfois même de leur vie. Sans
cette volonté optimiste, cette foi dans la bonté de la vie,
pourquoi vivre, lutter, souffrir ? Ne serait-il pas mieux de s'abîmer
immédiatement dans le néant, si on ne porte aucun espoir
extraterrestre ? Ne le serait-il pas encore plus d'écourter le
voyage, si on croit que la terre n'est « qu'une vallée de larmes »
qu'on traverse pour aller au ciel ? Ceux qui sont certains qu'une
divinité tutélaire les accueillera un jour à sa droite sont
illogiques en restant attachés à la vie. Ils prétendent remplir un
« devoir » par cet attachement. Ce devoir, qui n'a jamais été
démontré bien sérieusement, ne fait que donner le change à cet
espoir instinctif, naturel, qui persiste au fond d'eux
eux
ou pour ceux à qui ils se sont « dévoués ». Le « Pater » que
les chrétiens font monter vers Dieu, ne dit pas : « Enlevez-nous de
la terre pour aller vers vous » ; il dit : « Donnez-nous chaque
jour notre pain quotidien », le pain qui nous fait vivre en corps et
en esprit et nous permet de ne pas mourir. « Plutôt souffrir que
mourir est la devise des hommes », a dit La Fontaine, parce que les
hommes trouvent la vie bonne malgré leurs souffrances et leurs
espoirs célestes.
Le
dictionnaire Bescherelle donne cette définition morale de la bonté
: « Attribut des êtres animés ou inanimés, elle indique l'utilité
dont ils peuvent être pour les autres objets ou êtres de la
création. » Nous ajoutons : La bonté est dans toute la nature,
créée ou non, dans tout ce qui contribue à entretenir la vie, à
la rendre meilleure. Pour tous les êtres « animés ou inanimés »,
elle n'est que dans la nature, malgré les théories des imposteurs
qui mènent le monde et se servent d'elle pour mal le mener.
Bescherelle
distingue d'abord la bonté essentielle, celle des êtres et des
choses en eux-mêmes, dans « les attributs qui les constituent tels
qu'ils sont ». C'est ainsi qu'un être ou une chose, même
malfaisants pour les autres, sont « bons » en ce qu'ils possèdent
tout ce qui est convenable à leur nature. On dit : « Cet arsenic
est bon ou mauvais », selon qu'il est propre ou impropre à produire
les effets de sa nature, et Bescherelle ajoute : « Dieu, après
avoir créé les tigres et les serpents, dut voir, comme après avoir
fait la lumière, qu'ils étaient bons ». Créés ou non par Dieu,
les tigres et les serpents possèdent incontestablement cette bonté
essentielle propre à chaque être, qui est tout à fait indépendante
des rapports des êtres entre eux et de ce qui peut être bon ou
mauvais à chacun dans ces rapports. L'arsenic sera bon ou mauvais à
l'homme suivant l'usage qu'il en fera. Si l'homme rencontre un tigre
ou un serpent, l'aventure sera mauvaise pour l'homme s'il se trouve
sans défense ; elle sera mauvaise pour le tigre ou le serpent si
l'homme, portant un fusil et étant bon tireur, tue le tigre ou le
serpent. Bescherelle appelle fort exactement bonté relative celle
qui découle de la bonté essentielle, tout en étant exclusive
d'elle, et « qui consiste dans l'ordre, l'arrangement, les rapports,
la symétrie que les choses et les êtres ont les uns avec les
autres. » Mais il est moins exact lorsqu'il distingue ensuite la
bonté animale qu'il définit ainsi : « Une économie dans les
passions que toute créature sensible et bien constituée reçoit de
la nature. » Il la voit dans « l'heureuse conformation de
l'individu, la belle proportion de ses membres, aussi bien que dans
certaines qualités instinctives », et il cite comme exemples : «
Un bon chien de chasse », « un bon cheval de selle », « un bon
soldat ». Nous voyons mal, en rapprochant la définition et les
exemples, ce que l'auteur appelle la bonté animale et ce qui la
distingue des précédentes. Par la définition, cette bonté rentre
dans le cadre de la bonté essentielle ; par les exemples qui
établissent des rapports avec d'autres êtres, elle se trouve dans
l'ordre de la bonté relative.
La
distinction de la bonté animale ne nous paraît donc pas justifiée.
Elle l'est d'autant moins qu'à notre avis, toute distinction entre
une bonté animale et une bonté humaine ne peut être que fausse et
conventionnelle. Aussi, nous séparons nous complètement de
Bescherelle lorsqu'il traite de la bonté proprement dite, c'est
à-dire de cette « qualité morale qui porte à faire, du bien, à
être doux, facile, indulgent » dans les rapports des êtres entre
eux. Il appelle bonté raisonnée « la qualité propre à l'homme
qui consiste dans les rapports de moeurs avec l'ordre essentiel,
éternel, immuable, règle et modèle de toutes les acceptions
réfléchies. »
Cette
bonté, dit-il, se confond avec la vertu. En même temps, il
constate, toujours chez l'homme seulement, « une autre bonté qui
tient moins de l'intelligence, qui part du coeur, et qui le porte à
secourir son semblable, à le défendre, à lui pardonner. » Il
définit ensuite les différentes nuances de cette bonté humaine qui
vient soit de la raison, soit du coeur et qu'on appelle suivant les
cas : humanité, philanthropie, charité, générosité, clémence,
magnanimité, bonhomie, faiblesse. Enfin, il termine ainsi : «
Plutarque a dit de la bonté qu'elle a plus d'étendue que la justice
et que, ainsi que la reconnaissance, elle s'étend souvent jusque sur
les animaux. Et nous pouvons dire que, quel que soit le caractère de
cette vertu, elle est celle qui rapproche le plus l'homme de son
créateur, et qu'en même temps qu'elle contribue au bonheur de tout
ce qui nous entoure, elle trouve sa récompense en elle même. »
Bescherelle,
qui croit que Dieu a créé les tigres, les serpents et l'homme, voit
dans la bonté ce qui rapproche le plus l'homme de ce créateur. Mais
pourquoi réserve-t-il ce rapprochement à l'homme et pourquoi les
tigres et les serpents, qui sont, au yeux de Dieu, aussi « bons »
que l'homme, n'en auraient-ils pas aussi la faculté ? C'est que
Bescherelle, lorsqu'il est arrivé aux rapports des êtres entre eux,
ne s'est pas placé au point de vue de l'observation de la nature ;
il a adopté la façon de voir de l'homme, de certains hommes, et
avec elle la thèse conventionnelle des faiseurs de systèmes et
particulièrement des sophistiqueurs religieux. Or, ne pas constater
que les animaux sont bons non seulement en eux-mêmes, mais qu'ils
possèdent la bonté raisonnée et la bonté du coeur au moins autant
que l'homme, c'est partager l'aveuglement ou la mauvaise foi d'un
Malebranche qui, niant la sensibilité animale, donnait un coup de
pied dans le ventre de sa chienne et disait à Fontenelle, malgré
les cris poussés par sa victime : « Ne savez-vous pas bien que cela
ne sent pas ? »
Notre
temps, malgré toutes ses prétentions rationalistes et ses
affirmations de sincérité scientifique, subit toujours
l'envoûtement du dogmatisme religieux dans le dessein de rabaisser
la vie naturelle et d'exalter chez l'homme ses prétendus rapports
avec la divinité. On n'a que trop bien réussi à faire mépriser
par la bêtise humaine tout ce qui n'était pas, l'homme et à lui
faire exercer, en vertu d'une souveraineté fallacieuse qu'il aurait
reçue de Dieu et sous le nom de bonté, la plus sauvage dictature et
la plus épouvantable terreur sur toute la nature. Aussi, n'est-il
pas de pire imposture que la bonté qui « rapproche l'homme de son
créateur », et pas d'hypocrisie plus monstrueuse que cette
hiérarchie vertueuse qui établit des degrés dans la bonté et se
couronne de ce qu'on appelle la charité chrétienne. Lorsqu'il
entendait des hommes parlant de l'âme des bêtes avec cette
suffisance bouffonne qui les fait pontifier à propos de ce qu'ils
ignorent, Voltaire disait : « Écoutez d'autres bêtes raisonnant
sur les bêtes ». Les bêtes raisonnant sur les bêtes avaient
commencé par refuser une âme à la femme que les théologiens
méprisaient en l'appelant « vas informus ». Quand elles voulurent
bien lui en donner une, sans quoi elles auraient dû en priver la «
Vierge Marie » elle-même et toutes les « saintes » de leur
calendrier, elles continuèrent à la refuser aux animaux. La
philosophie cartésienne, qui domine toujours notre prétendue
liberté d'esprit et de conscience, ne voulut voir en eux que de
pures machines sans aucune sensibilité, et aujourd'hui encore,
l'opinion de nombreux savants encroûtés dans des théories qui
favorisent leur égoïsme et mettent leur sénilité en quiétude,
comme la croyance moutonnière et générale du « vulgum pecus »,
est que les animaux ne sont, par rapport aux hommes, que des «
frères inférieurs ». Or, la véritable science a démontré que
les animaux sont pour le moins aussi sociables que les hommes et que,
dans tous les domaines : physiologie et psychologie, intelligence et
expérience, morale et sentiment, « l'homme est resté et restera
sans doute la bête la moins bien partagée du globe terrestre »
parce que « sa perfectibilité est, en réalité, très faible ».
(Dr Ph. Maréchal. Supériorité des animaux sur l'homme). Dieu doit
être médiocrement flatté de la prétention qu'ont les hommes
d'être faits à son image. Dans le domaine de la morale officielle,
non seulement on ne reconnaît pas la bonté chez les animaux, mais
on a établi toute une hiérarchie de la bonté humaine. Les hommes «
vertueux » des gouvernements et des académies, soucieux de ne
jamais mêler les torchons et les serviettes, comme on dit
vulgairement, lui ont donné toutes ces formes d'hypocrisie qui font
comprendre ce mot de Machiavel : « Tout le mal de ce monde vient de
ce qu'on n'est pas assez bon ou pas assez pervers », la bonté et la
perversité ne se distinguant plus l'une de l'autre. La bonté d'un
chef d'État s'appelle clémence ou magnanimité, même lorsqu'il ne
pardonne aux autres que ses propres crimes. Celle du commun des
hommes est seulement de la générosité et celle du naïf,
considérée en riant, n'est que de la bonhomie. On appellera
bienveillance celle du patron qui voudra bien ne pas laisser sans
aucune ressource le vieux serviteur qu'il aura congédié, et si
celui-ci n'a pas cette bonté passive qui se nomme résignation et
qui est l'adhésion aux pires déchéances, s'il ne se déclare pas
satisfait de l'os qu'on lui donnera à ronger et réclame tout un
pot-au feu, on le taxera d'ingratitude. Celui qui, après avoir raflé
des millions en spéculant sur la misère publique, donne cent mille
francs pour les pauvres, est un philanthrope, un bienfaiteur, tel ce
M. de Montyon qui, depuis sa mort, récompense académiquement la
vertu après l'avoir, de son vivant, exploitée sans vergogne comme
propriétaire. L'humanité consistera en particulier dans le
perfectionnement des engins de mort. On a ainsi la guillotine et la
guerre humanitaires parce qu'elles tuent le plus grand nombre de gens
dans le moins de temps possible. La guerre de 1914, qui a tué plus
d'hommes que toutes les guerres du XIXe siècle réunies, est appelée
la « Guerre du Droit et de la civilisation supérieure ». Mais le
sommet de cette hiérarchie, ce qui en est la plus grande gloire,
c'est la charité qui mêle le divin à l'humain et par laquelle le
ciel et la terre se passent la rhubarbe et le sené. C'est grâce à
cette forme « supérieure » de la bonté et plus particulièrement
à la charité chrétienne, que, depuis bientôt deux mille ans, les
« moralistes », les « gens vertueux », sauvent les âmes en tuant
les corps. C'est au nom de la charité chrétienne qu'on a détruit
les monuments et tué les hommes du paganisme : Saint Augustin
faisait appel aux Vandales pour fonder la Cité de Dieu. Bien qu'il
devait déplorer la dévastation de Rome par Alaric, Saint Jérôme
disait : « La véritable pitié, c'est d'être impitoyable ! »
C'est au nom de la même charité que Charlemagne s'est livré à ces
massacres qui en ont fait un si grand empereur, qu'on a vu Ies
croisades, l'extermination des indigènes d'Amérique, les bûchers
de l'Inquisition qui faisait brûler les gens « pour les punir aussi
charitablement que possible et sans effusion de sang » (E. Reclus),
les dragonnades et toutes les expéditions coloniales où le prêtre
a montré la route au soldat. « Tuez ! Tuez ! Dieu reconnaîtra les
siens ! » disait le saint homme qui dirigeait la Croisade des
Albigeois. Cette reconnaissance devait sans doute permettre la
réalisation de cette promesse de Thomas d'Aquin : « Bien heureux
seront les saints puisqu'ils auront la joie de voir les souffrances
des damnés. » C'est ainsi que les théologiens comprenaient le
sacrifie du Fils de Dieu qui était mort pour le salut de tous les
hommes. C'est par la torture et la mort lentement donnée qu'on
suivait son commandement : « Aimez vous les uns les autres », car
si la « bonté » des « humanitaires » laïques, qui ne
comprennent rien aux choses du ciel. veut la mort rapide, celle des
charitables chrétiens la veut très tourmentée pour que l'âme
gagne mieux le ciel. C'est encore au nom de la charité chrétienne
que, de nos jours, on continue à prêcher librement, dans l'État
laïque, le « massacre des hérétiques », comme le faisait le père
Janvier à Notre-Dame, le 25 mars 1912, et qu'à la suite de la
dernière guerre gréco-turque, en 1921, un nommé Vassilios, évêque
de Nicée, déclarait : « L'armée grecque a été beaucoup trop
douce dans la répression. Moi qui ne suis pas un militaire, mais un
ecclésiastique, j'aurais voulu qu'on exterminât tous les Turcs sans
en laisser un seul. » Quelle bonne âme, et combien digne de parler
au nom de Dieu !... Mais ces gens charitables, qui se disent
chrétiens, et qui ont perfectionné la barbarie, ne s'exercent pas
seulement dans l'assassinat ; ils pratiquent aussi le pillage et
l'accaparement des richesses, toujours « ad majorem dei gloriam ».
Dès qu'ils sont entrés en lutte contre le paganisme, les gens
d'église ont commencé à piller. Par une longue continuité
d'efforts, ils n'ont pas cessé, à travers les siècles, pour
arriver à leur exploit contemporain le plus éclatant, les pillages
de la guerre de Chine, en 1900, sous la haute direction de l'évêque
Favier. Steinlen a composé sur ce sujet, et sur la bonté de ce
qu'on appelle « la civilisation » en général, le plus beau des
numéros
de « L'Assiette au Beurre » (numéro 47, 26 février 1902. «
La Vision de Hugo ». La charité chrétienne supprima
l'esclavage antique, disent triomphalement ses thuriféraires. Oui,
mais elle le laissa remplacer par le servage non moins odieux qui
livra à l'Église les hommes et les biens comme mainmortables. Le
communisme primitif n'avait pas duré longtemps dans l'Église, car,
dès le commencement du Ive siècle, elle possédait des biens-fonds
considérables sur lesquels une première confiscation était opérée
par Dioclétien et Maximien. Saint Jérôme écrivait en ce temps-là
à Eustochie : « Quand vous les voyez (les gens d'église) aborder
d'un air doux et sanctifié les riches veuves qu'ils rencontrent,
vous croiriez que leur main ne s'étend que pour leur donner des
bénédictions ; mais c'est, au contraire, pour recevoir le prix de
leur hypocrisie. » Au moyen-âge, la cupidité des gens d'église
fut flétrie par les prédicateurs populaires, les Maillard, les
Menet, et un abbé Trithème dénonça leurs moeurs dans une harangue
en latin que Voltaire a traduite ainsi :
Ils
se moquent du ciel et de la Providence ;
Ils
aiment mieux Bacchus et la mère d'amour ;
Ce
sont leurs deux grands saints pour la nuit et le jour.
Des
pauvres, à prix d'or, ils vendent la substance.
Ils
s'abreuvent dans l'or ; l'or est sur leurs lambris ;
L'or
est sur leurs catins qu'on paie au plus haut prix ;
Et,
passant mollement de leur lit à la table,
Ils
ne craignent ni lois, ni rois, ni dieu, ni diable.
Malgré
d'autres confiscations, les biens d'Église n'en atteignirent pas
moins une valeur de plus de quatre milliards, en France, en 1789.
(Voir dans la « Grande Encyclopédie », l'article important de L.
Pasquier sur les biens du clergé et nationaux). Si on compare à ces
richesses de l'Église l'état où étaient tenus ses serfs, bêtes
humaines qui n'avaient à manger que de l'herbe et dont la misère
stupéfiait les étrangers, on voit ce que valait sa charité.
Fénelon, lui-même, en disait ceci : « Tout se réduit à fermer
les yeux et à ouvrir la main, pour prendre toujours. » Aujourd'hui,
si on considère le sort de ceux qui sont encore réduits à vivre de
la charité de l'Église, on voit qu'elle est toujours aussi
qualifiée pour enseigner le désintéressement que pour prêcher la
bonté. On pourrait, par exemple, demander aux Chinois ce qu'ils
pensent de cette charité. Après avoir montré les ruines accumulées
chez eux par les guerriers internationaux au service d'un Favier et
de ses compères, ils pourraient conduire leurs visiteurs dans ces
filatures de Shanghai où les Européens charitables font travailler
des enfants de cinq ans, jour et nuit, pendant douze heures
consécutives. (L'OEuvre, 18 juin 1925). Plus que jamais, les
pharisiens ferment les yeux et ouvrent la main pour prendre toujours.
Voilà par quelles sottises, par quelles aberrations et par quels
crimes se manifeste la « bonté » conventionnelle, officielle,
d'une humanité qui prétend être supérieure à l'animalité et qui
a divinisé ses turpitudes.
La
vraie bonté est dans la nature et elle est propre à tous les êtres
qui ne s'inspirent que de la nature. « La nature n'est pas belle
dans toutes ses manifestations ; ses intentions sont toujours bonnes
» (Goethe). Lorsqu'elle agit, lorsqu'elle se manifeste socialement,
la bonté n'a qu'un nom où elle est tout entière ; elle s'appelle
la solidarité. La solidarité est le grand acte de foi de tous les
êtres dans la vie. Elle les rend moralement égaux. Elle ignore
l'hypocrisie de la hiérarchie vertueuse et de la charité. Elle ne
traite pas avec Dieu, ou avec toute autre puissance, à la façon des
usuriers et elle ne dit pas, avec la joie d'avoir donné un oeuf pour
recevoir un boeuf : « Qui donne aux hommes prête à Dieu. » Elle
respecte la dignité de chacun. Elle a d'autant plus d'égards pour
celui qui a besoin d'elle qu'il est plus malheureux. Avec elle,
l'obligé est celui qui donne, car elle lui fournit l'occasion
d'exercer la bonté de son coeur autrement que par des bavardages.
Cette solidarité s'exerce d'autant plus noblement qu'elle vient
d'individus qui n'en font aucun tapage et la pratiquent tout
naturellement. C'est celle des animaux et des hommes primitifs. Quand
l'homme est devenu « civilisé », il s'est mis à étaler d'autant
plus bruyamment ses vertus qu'il les perdait davantage. Les animaux
n'ont jamais eu besoin de l'enseignement des prêtres pour pratiquer
cette bonté raisonnée et du coeur dont ils donnent de si multiples
exemples, et pour fournir les modèles d'une haute sociabilité qui
ne ménage pas son assistance aux éclopés, aux infirmes, et qui va
jusqu'au pardon des offenses. Les Européens ont constaté chez tous
les peuples primitifs qu'ils ont plus ou moins exterminés ces
qualités que Kolben a observées chez les Hottentots : « Leur
parole est sacrée. Ils ne connaissent rien de la corruption et des
artifices trompeurs de l'Europe. Ils vivent dans une grande
tranquillité et ne sont que rarement en guerre avec leurs voisins.
Ils sont toute bonté et bonne volonté les uns envers les autres. »
Chez tous les primitifs, le premier principe de la vie sociale est le
« chacun pour tous ». Les Esquimaux vivent en communisme. Dall a
rapporté que chez eux, « quand un homme est devenu riche, il
convoque tous les gens de son clan à une grande fête, et, après
que tous ont bien mangé, il leur distribue toute sa fortune. » Le
missionnaire russe Veniaminoff, qui a vécu longtemps chez les
Aléoutes, a vanté l'élévation de leur moralité. Durant un siècle
entier, un seul meurtre y avait été commis dans une population de
60.000 habitants, et, parmi 18.000 Aléoutes, aucune violation de
droit commun n'avait été relatée depuis quarante ans. Bock a dit
des Dayaks : « Le brigandage et le vol sont tout à fait inconnus
parmi eux. Je les ai trouvés généralement honnêtes, bons et
réservés... et même beaucoup plus qu'aucune autre nation que je
connaisse. » Les témoignages de ce genre abondent sur les peuples
primitifs, malgré la constatation du Dr Rinck, que « l'homme blanc,
qu'il soit missionnaire ou commerçant, a l'opinion dogmatique bien
arrêtée que le plus vulgaire Européen est supérieur à l'indigène
le plus distingué. » Cette opinion de l'homme blanc généralise
devant certaines moeurs indigènes, comme l'infanticide ou l'abandon
des vieillards pratiqués lorsqu'il y a pénurie de nourriture pour
la collectivité, qui choquent les sentiments des Européens ; mais,
comme dit Kropotkine, « si ces mêmes Européens avaient à dire à
un sauvage que des gens, extrêmement aimables, aimant tendrement
leurs enfants, si impressionnables qu'ils pleurent lorsqu'ils voient
une infortune simulée sur la scène, vivent en Europe à quelques
pas de taudis où des enfants meurent littéralement de faim, le
sauvage à son tour ne les comprendrait pas. » (Voir l' « Entraide
parmi les sauvages »). Le sauvage ne comprendrait pas davantage si
on lui disait que dans les villes qui regorgent de produits et où
l'on fait un gaspillage insensé de richesses, des vieillards errent
sans abri et meurent dans les rues de « misère physiologique »,
suivant l'euphémisme inventé par l'hypocrisie sociale pour ne pas
dire qu'ils meurent de faim. Les peuples primitifs chez qui on a
constaté le moins de bonté sont ceux qui avaient une religion et
qui obéissaient à de prétendus représentants d'une divinité. Les
religions ont, les premières, légalisé le meurtre individuel et
collectif ; elles en ont fait un droit par les sacrifices sanglants
qu'elles exigeaient sous prétexte d'apaiser la colère des dieux.
Elles ont développé le cannibalisme, si elles ne l'ont pas fait
naître, et la communion dans laquelle les chrétiens reçoivent
symboliquement le corps de Jésus Christ sous les espèces du pain et
du vin, ou de l'hostie, a son origine dans les sacrifices humains et
le cannibalisme. Les formes les plus révoltantes du cannibalisme ont
été observées chez les populations du Mexique et des îles Fidji
qui étaient parmi les primitifs les plus superstitieux et les plus
livrés aux excitations des sorciers « messagers du ciel. » Chez
les peuples appelés « civilisés », les guerres les plus
nombreuses et les plus atroces ont été les guerres de religions.
Il
y a d'autant plus lieu d'insister comme nous le faisons au sujet de
la charité et des moeurs des primitifs, que les religions prétendent
avoir inventé la vertu et en particulier la bonté qui est la plus
belle des vertus. Chacune d'elles veut en avoir le monopole pour en
tenir boutique le plus avantageusement possible. C'est ainsi que
l'abbé de la Bleterie a écrit dans sa Vie de l'Empereur Julien
ceci : « Il n'appartient qu'à la véritable religion de
produire de véritables vertus. Il n'en faut point chercher chez ceux
qui l'ignorent ; beaucoup moins dans ceux qui l'ont abandonnée. »
Bien entendu, la véritable religion était celle de cet abbé. Elles
sont deux ou trois mille dans le monde qui prétendent à cette
prééminence. Nous ne chercherons pas quelle est la meilleure,
sachant qu'elles sont toutes malfaisantes, mais nous sommes obligés
de voir particulièrement, parce qu'elles s'exercent autour de nous,
la malfaisance des différentes sectes dites chrétiennes dont les
principes fondamentaux, « tu ne tueras pas » et « aimez-vous les
uns les autres », sont interprétés avec tant de cynisme par leurs
représentants respectifs pour justifier les guerres, les spoliations
et tous les attentats à la liberté et à la vie humaines. Dans le
Nouveau Larousse illustré, on lit que « l'antiquité gréco-romaine
a ignoré l'amour du prochain... Les étrangers, les barbares,
c'est-à-dire la plus grande partie du genre humain, étaient
considérés comme des ennemis. C'est Jésus Christ qui a créé la
confraternité humaine ; il a révélé en Dieu un père dont nous
sommes les enfants. Aux yeux du chrétien, le prochain, c'est tout
homme, sans distinction aucune, et sans exception. » Nous avons vu
plus haut comment, au nom du christianisme, on a pratiqué l'amour du
prochain depuis 1900 ans. Ajoutons cet exemple qui répond
particulièrement au Nouveau Larousse illustré. II est tiré du
catéchisme des écoles congréganistes françaises d'Orient, à
l'usage des petits musulmans :
«
― Les hommes sont-ils nos frères ?
«
―Tous les chrétiens sont nos frères.
«
― Les Turcs sont-ils nos frères ?
«
―Non, parce qu'ils ne sont pas chrétiens. »
La
véritable bonté, comme la véritable vertu, n'est l'apanage
d'aucune secte. La fraternité humaine a été enseignée par Socrate
et par Confucius bien avant que Jésus vint au monde. Elle a été
pratiquée bien avant d'être enseignée. Les laboureurs de l'Italie
antique qui priaient les dieux de faire venir le grain « pour eux et
pour leurs voisins », (Michelet), ignoraient le christianisme. De
même les barbares normands dont le droit coutumier commandait d'agir
selon un esprit de douceur et des principes d'équité. II disait : «
entre voisins, la vache et l'écuelle à lait sont communes », et
aussi « que la vache soit traite pour vous et pour celui qui a
besoin de lait. » Les habitants de l'Altaï disent encore
aujourd'hui : « Quand tu vas mourir, ne jette pas ton pain ; quand
tu quittes un champ, commence par le semer », (E. Reclus). Et au nom
du christianisme on va « civiliser » ces « sauvages » à coups de
canon !...
C'est
par les actes et non par des phrases, si haut placés que soient
leurs auteurs, que la véritable bonté se manifeste. « II n'est pas
de bon mot qui vaille un bon office », a dit C. Delavigne. Silvestre
de Sacy constatait que « les moralistes sont bons à lire et le sont
rarement à voir. » Aristote disait : « On devient vertueux non pas
en apprenant ou en formulant des définitions de la vertu, mais en
accomplissant des actes de vertu, de même qu'on devient joueur de
cithare en en jouant et non en expliquant comment la cithare est
faite. » II y a plus de bonté dans le geste du malheureux qui
partage son unique morceau de pain avec un autre malheureux qu'il n'y
en a dans tous les sermons et dans toutes les prières de la terre.
Les êtres sont bons naturellement ; ils croient à la bonté des
autres et ne sont pas en garde contre la duplicité. C'est ce qui
fait leur faiblesse devant les audacieux qui les violentent et les
fourbes qui les abusent. Il n'est guère d'animal qu'on ne puisse
domestiquer en usant avec lui de bons procédés. Seuls ne sont pas
domesticables ceux, comme les grands fauves, qui vivent isolés,
étrangers à cette sociabilité si développée chez presque tous
les animaux. Encore, faudrait-il savoir les raisons de cette
insociabilité. Elle ne fut peut-être pas de tout temps, pas plus
que celle des tigres humains, autrement dangereux que ceux de la
brousse, dont l'individualisme féroce terrorise l'humanité. L'homme
est bon naturellement. C'est par une aberration inconcevable qu'il en
est arrivé, contre sa nature, à constituer un état social basé
sur l'iniquité. « L'homme est bon, les hommes sont méchants », a
dit J.-J. Rousseau dont on a raillé les théories à ce sujet. Mais
ce qui démontre leur exactitude ce sont les conditions dans
lesquelles s'est organisée et se continue l'exploitation de l'homme
par l'homme. Si elle n'avait d'autre moyen que la force, comment les
quelques mille ploutocrates capitalistes qui règnent sur Je monde
pourraient-ils tenir sous le joug des millions de prolétaires ?
Comment cent mille soldats anglais arriveraient-ils à imposer
l'ordre britannique à deux cents millions d'hindous ? Cet état de
choses n'a pu s'organiser et ne peut subsister que parce que les
hommes abusés dans leur bonté ont cru et croient encore aux bonnes
intentions de leurs exploiteurs. C'est parce qu'ils étaient bons
qu'ils ont eu la faiblesse de tendre la joue gauche après avoir été
frappés sur la droite. C'est parce qu'ils étaient capables de cette
bonté que leurs exploiteurs religieux l'ont formulée en dogme. Le
gendarme moral, le prêtre, plus que le gendarme avec un grand sabre,
a établi et maintient cette exploitation. Lorsqu'elle a été
menacée de crouler sous les coups de la raison, le politicien est
arrivé à la rescousse, promettant pour tout de suite, le temps de
s'installer au gouvernement, ce que le prêtre ne promettait que dans
le ciel. « Il faut une religion pour le peuple », disent les
prêtres et les politiciens, ― ses exploiteurs n'en ont pas besoin,
ils ont fait leur paradis sur la terre, ― et comme le soporifique
des prêtres commençait à ne plus produire d'effet, les politiciens
ont fabriqué la religion laïque aussi « endormitive », aurait dit
Molière, que l'autre.
Quoi
qu'il en soit, même si l'homme ne possédait pas naturellement la
bonté, il aurait pour lui suppléer la raison. Or, la raison, formée
par l'observation et la réflexion, l'oblige à conclure sans
réfutation possible que la vie ne peut exister sans la bonté et
qu'elle est indispensable à son véritable bien. La même raison lui
fait voir que la véritable bonté n'est pas dans le pharisaïsme des
prêtres et des politiciens, pas davantage dans la faiblesse résignée
de leurs victimes. La bonté qui devient de la résignation se fait
la complice de l'arbitraire et l'encourage au lieu de le désarmer.
Qu'est-ce donc que la véritable bonté ? C'est celle qui ne se
sépare pas de la justice, qui réclame l'équité. « L'équité et
la bonté sont les deux piliers de l'équilibre moral », a dit
Élisée Reclus. Elles sont les deux principes auxquels la société
devra se soumettre si elle ne veut pas s'effondrer définitivement
dans sa pourriture. Et l'homme vraiment bon est celui qui, possédant
cet équilibre moral, transforme sa bonté en révolte contre ceux
qui violent la justice. Tous les êtres véritablement bons ont été
des révoltés. Une Louise Michel, qui n'attendait rien des cieux, a
été autrement grande dans l'exercice de la bonté qu'un St-Vincent
de Paul ; elle ne se bornait pas à secourir les misérables, elle
voulait qu'il n'y ait plus de misérable. Sa vie fut l'apostolat de
la bonté en révolte pour la justice. J.-J. Rousseau a dit : «
Soyons bons premièrement et puis nous serons heureux ». Soyons bons
premièrement, oui, pour donner l'exemple, et pratiquons cette bonté
qui est « le don gratuit de soi-même » (Lacordaire), mais nous ne
serons heureux, et les autres ne seront heureux avec nous, que si
nous refusons de pratiquer la bonté en faveur de l'injustice.
Certes, il ne peut être de plus grand bonheur que de faire le don
complet de soi-même, d'ouvrir largement son coeur et de donner ses
forces dans des élans généreux ; mais dans une société où ce
don et ces élans sont considérés comme du « poirisme », suivant
le mot des plus distingués représentants de « l'élite »
actuelle, la véritable bonté est de les réfréner pour ne les
distribuer qu'à bon escient. « Tout homme bon, envahi par l'amour,
doit mettre sa force, même sa force physique, au service de la bonté
; la défense personnelle et la défense collective sont légitimes
et la théorie de la résignation me parait anti-humaine », (E.
Reclus). Jésus, s'il avait réellement le pouvoir de ne pas se
laisser crucifier, ne fut pas bon en ne résistant pas à ses
bourreaux. Il fut lâche, et il a voué l'humanité au malheur en lui
léguant la doctrine de la non résistance au mal. L'état social,
bâti sur l'iniquité, rabaisse, flétrit, exploite, souille tout ce
qu'il y a de grand, de noble, de généreux, de pur. Il bâillonne la
vérité, bafoue la justice, ridiculise la beauté et oblige la bonté
à se contraindre pour ne pas aggraver l'exploitation humaine. Ne
jetons pas les perles de la bonté aux pourceaux de l'iniquité ;
réservons les pour le diadème qui couronnera une vie devenue vraie,
bonne et belle pour tous. La bonté ne sera possible, et nous ne
devons la vouloir, qu'avec la justice, dans une société qui
obligera les hommes à ne plus faire aux autres ce qu'ils ne veulent
pas qu'il leur soit fait.
Édouard
ROTHEN.
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