ECOUTE,
PETIT HOMME !
par
Wilhelm Reich
(1897,
Dobrzcynica, Autriche - 1957, prison de Lewisburg, USA)
Ils
t'appellent "petit homme", "homme moyen", "homme
commun" ; ils annoncent qu'une ère nouvelle s'est levée,
"l'ère de l'homme moyen". Cela, ce n'est pas toi qui le
dis, petit homme ! Ce sont eux qui le disent, les
vice-présidents des grandes nations, les leaders ouvriers ayant fait
carrière, les fils repentis des bourgeois, les hommes d'état et les
philosophes. Ils te donnent ton avenir mais ne se soucient pas de ton
passé. Tu es l'héritier d'un passé horrible. Ton héritage est un
diamant incandescent entre tes mains. C'est moi qui te le dis
!
Un
médecin, un cordonnier, un technicien, un éducateur doit connaître
ses faiblesses s'il veut travailler et gagner sa vie. Depuis quelques
années, tu as commencé à assumer le gouvernement de la terre.
L'avenir de l'humanité dépend donc de tes pensées et de tes actes.
Mais tes professeurs et tes maîtres ne te disent pas ce que tu
penses et ce que tu es réellement ; personne n'ose formuler sur toi
la seule critique qui te rendrait capable de prendre en main ta
propre destinée. Tu n'es "libre" que dans un sens bien
déterminé : libre de toute préparation à la maîtrise de ta
propre vie, libre de toute autocritique.
Jamais
je n'ai entendu dans ta bouche cette plainte : "Vous prétendez
faire de moi mon propre maître et le maître du monde, mais vous ne
me dites pas comment on peut se maîtriser, vous ne me révélez pas
mes erreurs dans ma façon de faire, de penser et d'agir !" Tu
t'en remets au puissant pour qu'il exerce son autorité sur le "petit
homme". Mais tu ne dis rien. Tu confies aux puissants ou aux
impuissants animés des pires intentions le pouvoir de parler en ton
nom. Et trop tard tu t'aperçois qu'une fois de plus on t'a trompé.
Je te comprends. D'innombrables fois je t'ai vu nu, physiquement et
psychiquement, sans masque, sans carte de membre d'un parti
politique, sans ta "popularité". Nu comme un nouveau-né,
comme un feld-maréchal en caleçon. Tu t'es lamenté devant moi, tu
as pleuré, tu m'as parlé de tes aspirations, de ton amour et de ton
chagrin. Je te connais et te comprends. Je vais te dire comment
tu
es, petit homme, car je crois sérieusement en ton grand avenir. Il
est à toi, sans doute ! Ainsi, ce qu'il faut en premier lieu, c'est
te regarder toi-même. Regarde-toi comme tu es réellement. Ecoute ce
que te disent tes führers et tes représentants :
"Tu
es un petit homme moyen !" Réfléchis bien au double
sens de ces deux mots, "petit" et "moyen"...
Ne
te sauve pas. Aie le courage de te regarder toi-même !
"De
quel droit voulez-vous me donner une leçon ?" Je vois poindre
cette question dans ton regard craintif. Je la vois sur ta bouche
arrogante, petit homme ! Tu as peur de te regarder, tu as peur de la
critique, petit homme, tout comme tu as peur, de la puissance qu'on
le promet. Tu n'as aucune envie d'apprendre comment utiliser cette
puissance. Tu n'oses pas t'imaginer que tu pourrais un jour ressentir
autrement ton Moi; que tu puisses être libre et non plus comme un
chien battu, franc et non plus tacticien ; que tu puisses aimer au
grand jour et non plus clandestinement, à la faveur de la nuit. Tu
te méprises toi-même, petit homme. Tu dis: "Qui suis-je pour
avoir une opinion personnelle, pour décider de ma vie, pour déclarer
que le monde m'appartient ?" Tu as raison : Qui es-tu pour être
le maître de ta vie ? Je vais te dire qui tu es :
Tu
te distingues par un seul trait des hommes réellement grands
: le grand homme a été comme toi un petit homme, mais il a
développé une qualité importante : il a appris à voir où se
situait la faiblesse de sa pensée et de ses actions. Dans
l'accomplissement d'une grande tâche il a appris à se rendre compte
de la menace que sa petitesse et sa mesquinerie faisaient peser sur
lui. Le grand homme sait quand et en quoi il est un petit homme.
Le petit homme ignore qu'il est petit et il a peur d'en prendre
conscience. Il dissimule sa petitesse et son étroitesse d'esprit
derrière des rêves de force et de grandeur, derrière la force et
la grandeur d'autres hommes. Il est fier des grands chefs de
guerre, mais il n'est pas fier de lui. Il admire la pensée qu'il n'a
pas conçue, au lieu d'admirer celle qu'il a conçue. Il croit
d'autant plus aux choses qu'il ne les comprend pas, et il ne croit
pas à la justesse des idées dont il saisit facilement le sens. Je
vais commencer par le petit homme en moi : pendant vingt-cinq ans, je
me suis fait le défenseur, par ma parole et par mes livres, de ton
droit au bonheur en ce monde ; je t'ai reproché ton
incapacité à t'emparer de ce qui t'appartient, à mettre la main
sur ce que tu as conquis de haute lutte sur les barricades à Paris
et à Vienne, par l'émancipation des Etats-Unis, par la révolution
russe. Or, Paris a abouti à Pétain et à Laval, Vienne à Hitler,
la Russie à Staline, et l'indépendance américaine pourrait fort
bien se terminer par le régime d'un K.K.K. Tu as mieux su conquérir
la liberté que la garder pour toi et pour les autres. Cela je le
savais depuis longtemps. Mais je ne comprenais pas pourquoi, à peine
sorti du marasme, tu t'es enfoncé dans un autre, pire que le
premier. Mais peu à peu et en tâtonnant, j'ai découvert ce qui
faisait de toi un esclave ! TU ES TON PROPRE ARGOUSIN. Tu es le seul
et unique responsable de ton esclavage. Toi et personne d'autre !
Voilà qui te surprend ? Tes libérateurs te racontent que les
responsables sont Guillaume, Nicolas, le Pape Grégoire, Morgan,
Krupp ou Ford. Quant à tes "libérateurs", ils s'appellent
Mussolini, Napoléon, Hitler, Staline.
Moi,
je te dis : Ton seul libérateur, c'est toi ! Là, je
m'arrête... Je prétends être un combattant de la pureté et de la
vérité. Et voilà que j'hésite à l'instant même où je m'apprête
à te dire la vérité sur toi, parce que j'ai peur de toi et de ton
attitude face à la vérité. Te dire la vérité met ma vie en
danger. La vérité apporte aussi te salut, mais elle est la proie de
toutes les bandes. Si ce n'était pas le cas, tu n'en serais pas et
tu serais un autre homme ! Mon esprit me dit : dis la vérité quoi
qu'il t'en coûte. Le petit homme en moi-même me dit : c'est stupide
d'encourir le courroux du petit homme, de se mettre à sa merci. Le
petit homme ne tient pas à apprendre la vérité sur lui-même. Il
ne tient pas à assumer la grande responsabilité qui est la sienne.
Il tient à rester un petit homme ou à devenir un petit grand homme.
Il voudrait s'enrichir, atteindre au rang de leader politique, être
nommé Président des Anciens Combattants ou secrétaire
général
de l'Union pour le relèvement de la moralité publique. Il ne tient
pas à être responsable de ce qu'il fait, du ravitaillement, de la
construction de logements, des transports, de l'éducation, de la
recherche, de l'administration, etc.
Le
petit homme en moi me dit : "Tu es devenu un grand homme, on te
connaît en Allemagne, en Autriche, en Scandinavie, en
Grande-Bretagne, aux états-Unis, en Palestine, etc.. Les communistes
t'ont fait la guerre. Les "gardiens des valeurs culturelles"
te détestent. Tes étudiants te témoignent de la sympathie. Tes
anciens malades t'admirent. Les pestiférés sont à tes trousses. Tu
as écrit douze livres et cent cinquante articles sur les misères de
la vie, sur les misères du petit homme. Tes découvertes et tes
théories sont enseignées dans les universités ; d'autres grands
hommes, qui partagent ta grandeur et ton isolement, disent que tu es
un très grand homme. Tu es l'égal des géants de l'histoire
de la découverte scientifique. Tu as fait une des plus grandes
découvertes de ces derniers siècles, car tu as découvert l'énergie
vitale cosmique et les lois du fonctionnement de la vie. Tu as
expliqué le cancer. On t'a chassé d'un pays à l'autre, parce que
tu as proclamé la vérité. Ne t'en fais pas ! Récolte les fruits
de ton travail, jouis de ta célébrité. Tu as assez travaillé !
Tiens-toi tranquille et poursuis tes recherches sur les lois du
fonctionnement de la vie !"
Voilà
ce que dit le petit homme en moi qui a peur du petit homme que tu es
!
Pendant
longtemps, j'ai été en contact avec toi parce que je connaissais ta
vie par mes propres expériences et que je voulais t'aider. J'ai
maintenu ce contact parce que je me rendais compte que je t'aidais
effectivement et que tu réclamais mon aide, souvent en versant des
larmes. Peu à peu, j'ai réalisé que tu acceptais mon aide mais que
tu étais incapable de la défendre. Je l'ai défendue, et j'ai livré
de rudes combats à ta place. Puis arrivèrent tes führer qui
détruisirent mon oeuvre. Tu ne disais mot et tu les suivais. Or,
j'ai maintenu le contact avec toi pour voir comment t'aider, sans
périr en devenant ton führer ou ta victime. Le petit homme en moi
voulait te persuader, te "sauver", il voulait être regardé
par toi avec ce même regard de vénération que tu accordes aux
"mathématiques supérieures" parce que tu n'as pas la
moindre idée de ce que c'est. Moins tu comprends, plus tu es disposé
à admirer. Tu connais mieux Hitler que Nietzsche, Napoléon que
Pestalozzi. Un roi a plus d'importance pour toi qu'un Sigmund Freud.
Le petit homme en moi voudrait te conquérir par les moyens
qu'emploient tes führer. Je prends peur de toi quand c'est le petit
homme en moi qui voudrait te "conduire vers la liberté".
Tu serais capable de te découvrir en moi et moi en toi, de
t'effrayer et de te tuer en moi. C'est pourquoi je ne suis plus
disposé à mourir pour ta liberté d'être l'esclave de n'importe
qui.
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