jeudi 1 mars 2018

Wilhelm Reich 3 partie





ECOUTE, PETIT HOMME !
par Wilhelm Reich
(1897, Dobrzcynica, Autriche - 1957, prison de Lewisburg, USA)


Ils t'appellent "petit homme", "homme moyen", "homme commun" ; ils annoncent qu'une ère nouvelle s'est levée, "l'ère de l'homme moyen". Cela, ce n'est pas toi qui le dis, petit homme ! Ce sont eux qui le disent, les vice-présidents des grandes nations, les leaders ouvriers ayant fait carrière, les fils repentis des bourgeois, les hommes d'état et les philosophes. Ils te donnent ton avenir mais ne se soucient pas de ton passé. Tu es l'héritier d'un passé horrible. Ton héritage est un diamant incandescent entre tes mains. C'est moi qui te le dis !
Un médecin, un cordonnier, un technicien, un éducateur doit connaître ses faiblesses s'il veut travailler et gagner sa vie. Depuis quelques années, tu as commencé à assumer le gouvernement de la terre. L'avenir de l'humanité dépend donc de tes pensées et de tes actes. Mais tes professeurs et tes maîtres ne te disent pas ce que tu penses et ce que tu es réellement ; personne n'ose formuler sur toi la seule critique qui te rendrait capable de prendre en main ta propre destinée. Tu n'es "libre" que dans un sens bien déterminé : libre de toute préparation à la maîtrise de ta propre vie, libre de toute autocritique.
Jamais je n'ai entendu dans ta bouche cette plainte : "Vous prétendez faire de moi mon propre maître et le maître du monde, mais vous ne me dites pas comment on peut se maîtriser, vous ne me révélez pas mes erreurs dans ma façon de faire, de penser et d'agir !" Tu t'en remets au puissant pour qu'il exerce son autorité sur le "petit homme". Mais tu ne dis rien. Tu confies aux puissants ou aux impuissants animés des pires intentions le pouvoir de parler en ton nom. Et trop tard tu t'aperçois qu'une fois de plus on t'a trompé. Je te comprends. D'innombrables fois je t'ai vu nu, physiquement et psychiquement, sans masque, sans carte de membre d'un parti politique, sans ta "popularité". Nu comme un nouveau-né, comme un feld-maréchal en caleçon. Tu t'es lamenté devant moi, tu as pleuré, tu m'as parlé de tes aspirations, de ton amour et de ton chagrin. Je te connais et te comprends. Je vais te dire comment
tu es, petit homme, car je crois sérieusement en ton grand avenir. Il est à toi, sans doute ! Ainsi, ce qu'il faut en premier lieu, c'est te regarder toi-même. Regarde-toi comme tu es réellement. Ecoute ce que te disent tes führers et tes représentants :
"Tu es un petit homme moyen !" Réfléchis bien au double sens de ces deux mots, "petit" et "moyen"...
Ne te sauve pas. Aie le courage de te regarder toi-même !
"De quel droit voulez-vous me donner une leçon ?" Je vois poindre cette question dans ton regard craintif. Je la vois sur ta bouche arrogante, petit homme ! Tu as peur de te regarder, tu as peur de la critique, petit homme, tout comme tu as peur, de la puissance qu'on le promet. Tu n'as aucune envie d'apprendre comment utiliser cette puissance. Tu n'oses pas t'imaginer que tu pourrais un jour ressentir autrement ton Moi; que tu puisses être libre et non plus comme un chien battu, franc et non plus tacticien ; que tu puisses aimer au grand jour et non plus clandestinement, à la faveur de la nuit. Tu te méprises toi-même, petit homme. Tu dis: "Qui suis-je pour avoir une opinion personnelle, pour décider de ma vie, pour déclarer que le monde m'appartient ?" Tu as raison : Qui es-tu pour être le maître de ta vie ? Je vais te dire qui tu es :
Tu te distingues par un seul trait des hommes réellement grands : le grand homme a été comme toi un petit homme, mais il a développé une qualité importante : il a appris à voir où se situait la faiblesse de sa pensée et de ses actions. Dans l'accomplissement d'une grande tâche il a appris à se rendre compte de la menace que sa petitesse et sa mesquinerie faisaient peser sur lui. Le grand homme sait quand et en quoi il est un petit homme. Le petit homme ignore qu'il est petit et il a peur d'en prendre conscience. Il dissimule sa petitesse et son étroitesse d'esprit derrière des rêves de force et de grandeur, derrière la force et la grandeur d'autres hommes. Il est fier des grands chefs de guerre, mais il n'est pas fier de lui. Il admire la pensée qu'il n'a pas conçue, au lieu d'admirer celle qu'il a conçue. Il croit d'autant plus aux choses qu'il ne les comprend pas, et il ne croit pas à la justesse des idées dont il saisit facilement le sens. Je vais commencer par le petit homme en moi : pendant vingt-cinq ans, je me suis fait le défenseur, par ma parole et par mes livres, de ton droit au bonheur en ce monde ; je t'ai reproché ton incapacité à t'emparer de ce qui t'appartient, à mettre la main sur ce que tu as conquis de haute lutte sur les barricades à Paris et à Vienne, par l'émancipation des Etats-Unis, par la révolution russe. Or, Paris a abouti à Pétain et à Laval, Vienne à Hitler, la Russie à Staline, et l'indépendance américaine pourrait fort bien se terminer par le régime d'un K.K.K. Tu as mieux su conquérir la liberté que la garder pour toi et pour les autres. Cela je le savais depuis longtemps. Mais je ne comprenais pas pourquoi, à peine sorti du marasme, tu t'es enfoncé dans un autre, pire que le premier. Mais peu à peu et en tâtonnant, j'ai découvert ce qui faisait de toi un esclave ! TU ES TON PROPRE ARGOUSIN. Tu es le seul et unique responsable de ton esclavage. Toi et personne d'autre ! Voilà qui te surprend ? Tes libérateurs te racontent que les responsables sont Guillaume, Nicolas, le Pape Grégoire, Morgan, Krupp ou Ford. Quant à tes "libérateurs", ils s'appellent Mussolini, Napoléon, Hitler, Staline.
Moi, je te dis : Ton seul libérateur, c'est toi ! Là, je m'arrête... Je prétends être un combattant de la pureté et de la vérité. Et voilà que j'hésite à l'instant même où je m'apprête à te dire la vérité sur toi, parce que j'ai peur de toi et de ton attitude face à la vérité. Te dire la vérité met ma vie en danger. La vérité apporte aussi te salut, mais elle est la proie de toutes les bandes. Si ce n'était pas le cas, tu n'en serais pas et tu serais un autre homme ! Mon esprit me dit : dis la vérité quoi qu'il t'en coûte. Le petit homme en moi-même me dit : c'est stupide d'encourir le courroux du petit homme, de se mettre à sa merci. Le petit homme ne tient pas à apprendre la vérité sur lui-même. Il ne tient pas à assumer la grande responsabilité qui est la sienne. Il tient à rester un petit homme ou à devenir un petit grand homme. Il voudrait s'enrichir, atteindre au rang de leader politique, être nommé Président des Anciens Combattants ou secrétaire
général de l'Union pour le relèvement de la moralité publique. Il ne tient pas à être responsable de ce qu'il fait, du ravitaillement, de la construction de logements, des transports, de l'éducation, de la recherche, de l'administration, etc.
Le petit homme en moi me dit : "Tu es devenu un grand homme, on te connaît en Allemagne, en Autriche, en Scandinavie, en Grande-Bretagne, aux états-Unis, en Palestine, etc.. Les communistes t'ont fait la guerre. Les "gardiens des valeurs culturelles" te détestent. Tes étudiants te témoignent de la sympathie. Tes anciens malades t'admirent. Les pestiférés sont à tes trousses. Tu as écrit douze livres et cent cinquante articles sur les misères de la vie, sur les misères du petit homme. Tes découvertes et tes théories sont enseignées dans les universités ; d'autres grands hommes, qui partagent ta grandeur et ton isolement, disent que tu es un très grand homme. Tu es l'égal des géants de l'histoire de la découverte scientifique. Tu as fait une des plus grandes découvertes de ces derniers siècles, car tu as découvert l'énergie vitale cosmique et les lois du fonctionnement de la vie. Tu as expliqué le cancer. On t'a chassé d'un pays à l'autre, parce que tu as proclamé la vérité. Ne t'en fais pas ! Récolte les fruits de ton travail, jouis de ta célébrité. Tu as assez travaillé ! Tiens-toi tranquille et poursuis tes recherches sur les lois du fonctionnement de la vie !"
Voilà ce que dit le petit homme en moi qui a peur du petit homme que tu es !
Pendant longtemps, j'ai été en contact avec toi parce que je connaissais ta vie par mes propres expériences et que je voulais t'aider. J'ai maintenu ce contact parce que je me rendais compte que je t'aidais effectivement et que tu réclamais mon aide, souvent en versant des larmes. Peu à peu, j'ai réalisé que tu acceptais mon aide mais que tu étais incapable de la défendre. Je l'ai défendue, et j'ai livré de rudes combats à ta place. Puis arrivèrent tes führer qui détruisirent mon oeuvre. Tu ne disais mot et tu les suivais. Or, j'ai maintenu le contact avec toi pour voir comment t'aider, sans périr en devenant ton führer ou ta victime. Le petit homme en moi voulait te persuader, te "sauver", il voulait être regardé par toi avec ce même regard de vénération que tu accordes aux "mathématiques supérieures" parce que tu n'as pas la moindre idée de ce que c'est. Moins tu comprends, plus tu es disposé à admirer. Tu connais mieux Hitler que Nietzsche, Napoléon que Pestalozzi. Un roi a plus d'importance pour toi qu'un Sigmund Freud. Le petit homme en moi voudrait te conquérir par les moyens qu'emploient tes führer. Je prends peur de toi quand c'est le petit homme en moi qui voudrait te "conduire vers la liberté". Tu serais capable de te découvrir en moi et moi en toi, de t'effrayer et de te tuer en moi. C'est pourquoi je ne suis plus disposé à mourir pour ta liberté d'être l'esclave de n'importe qui.

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