vendredi 30 mars 2018

Syndicalisme et Socialisme Partie IV




Le Syndicalisme et le Socialisme en France

Par HUBERT LAGARDELLE

Citoyennes et Citoyens, Dans quelques mois se réunira, à Stuttgart, en Allemagne, le septième congrès socialiste international. Ce n'est pas être grand prophète que de prédire le peu de rapport qu'il y aura entre ses résolutions et les idées émises ici ce soir. Pas plus que moi, vous n'ignorez que le socialisme officiel tourne toujours dans le même cercle de formules et reste fermé à toute idée neuve.

Et pourtant, il serait faux de conclure que la pensée socialiste est morte et qu'on n'aperçoit aucun symptôme de renouvellement. La réunion de ce soir et les discours que nous venons d'entendre témoignent du contraire. Il se produit à cette heure, dans tous les pays, un sourd travail de révision des idées traditionnelles,et, sous des formes variées et avec un rythme différent, des tendances nouvelles se font jour partout où s'accuse la décomposition des conceptions anciennes.
C'est de France que le mouvement est parti.
Labriola, Michels, Kritchewsky viennent tous de nous rappeler l'influence dominante de la pratique ouvrière française sur ces courants de pensée syndicaliste qui traversent leurs pays respectifs. Et c'est précisément parce que les uns et les autres, tout en affirmant la valeur internationale du syndicalisme, ont mis en relief l'importance de ses formes françaises, que je voudrais en retracer brièvement la genèse.

I

Le syndicalisme français est né de la réaction du prolétariat contre la démocratie. Je ne veux pas dire par là que la classe ouvrière rêve le retour aux régimes politiques antérieurs ni qu'elle méconnaisse la supériorité relative du régime actuel. J'entends indiquer simplement que ce qu'elle combat dans la démocratie, c'est la forme populaire de la domination bourgeoise.
Ah ! sans doute, il y a là, en apparence, une attitude paradoxale. Comment la classe ouvrière peu telle s'insurger contre le gouvernement idéal du peuple par le peuple ? La démocratie n'a-t-elle pas toujours été la fin suprême des aspirations populaires ? Certes, j'avoue que cette désaffection des travailleurs français pour l'État devenu républicain, me paraît le fait culminant de l'histoire de ces derniers temps.
Où donc en trouver la cause? Il faut la chercher dans l'expérience démocratique elle-même. Les ouvriers de France ont vu le pouvoir populaire à l’œuvre, et ils ont constaté que ni le changement de personnel gouvernemental ni la transformation des institutions politiques n'avaient modifié l'essence de l'État. La forme s'est renouvelée, mais le fond a persisté, et là machinerie étatique demeure toujours la même puissance de coercition au service des détenteurs de l'autorité politique. Et c'est précisément la déception que les travailleurs français ont éprouvée, en constatant l'identité de l'État sous la diversité de ses formes, qui leur a dévoilé la vraie nature du pouvoir.
Dès ce moment,ils ont résolu,non plus de changer le gouvernement, mais de le supprimer. Voilà pourquoi, tandis que les producteurs de la plupart des autres pays accusent de leurs maux le mécanisme insuffisamment populaire de l'État, tandis qu'ils
attendent encore leur salut de la venue d'hommes politiques favorables, les prolétaires de France,qui ont épuisé tous les modes du pouvoir, se révoltent contre le dernier et non le moins trompeur de ses aspects.
C'est en considérant cette avance historique, que la démocratie leur donne sur les travailleurs de presque tous les autres pays, qu'il faut juger les sentiments politiques des militants ouvriers français. Ah ! je ne m'explique que trop les difficultés que les prolétaires des nations à régime impérialiste ou monarchique éprouvent à comprendre le côté extra démocratique de l'action syndicaliste. Tant que les masses ouvrières n'ont pas obtenu l'égalité politique, le suffrage universel, le régime parlementaire, elles luttent sans trêve ni merci pour la conquête du gouvernement populaire, et ce n'est que du moment où elles le possèdent que, pouvant en mesurer la valeur, elles s'en détachent. Du moins, en France, c'est seulement du jour où la démocratie a été atteinte qu'on a songé à la dépasser. Bien entendu,je ne prétends pas dire loin de moi cette pensée ! qu'il y ait là une loi qui commande le développement politique de la classe ouvrière. Je me borne à constater qu'à la différence de presque toutes les autres nations occidentales sauf l'Italie, et pour les mêmes raisons ce qui a permis, chez nous, au prolétariat de rompre avec la démocratie, c'est l'épreuve même de la démocratie.
Mais quels sont les faits qui ont plus particulièrement provoqué ce divorce ? C'est en même temps la « parlementarisation » des partis socialistes et l'avènement au pouvoir des partis démocratiques.
La stupéfaction fut grande, dans les milieux socialistes, au mois de juin 1899, lorsqu'on apprit tout à coup qu'un député du parti venait d'entrer dans le ministère Waldeck-Rousseau. C'était le renversement subit de toutes les conceptions anciennes. Sans doute, la prise de possession du pouvoir central était le point fondamental du programme socialiste, mais c'était une main-mise globale et collective qu'on avait eu toujours en vue. Or, voici que la conquête s'opérait, en dehors des règles prévues, par voie fragmentaire et individuelle. On s'apercevait soudain, avec effroi, que la lutte de classe se transformait en collaboration des classes, l'opposition socialiste en solidarité ministérielle, l'état de guerre en état de paix. Ce fut un tel désarroi des consciences qu'on se serait cru au crépuscule du socialisme.
Ce n'était que l'émoi d'une première surprise. L'imprévu de l'événement s'est atténué par sa répétition. Après Millerand, Briand; après Briand, Viviani; après Viviani. d'autres viendront. Et ce qui, en 1899, semblait une anomalie, est devenu aujourd'hui un phénomène normal de la vie parlementaire. Il paraît logique que, dans un régime pleinement démocratique, tous les partis aient accès au pouvoir, et que, suivant le jeu changeant des majorités, leurs chefs se succèdent au gouvernement. Lorsque les militants s'aperçurent que la pénétration des socialistes dans l’État ne changeait rien à leur sort que les rapports des classes restaient identiques que les organes de coercition, l'armée, la police, la justice, l'administration, etc., fonctionnaient comme par le passé qu'au contraire, le pouvoir nouveau n'avait pour but que de corrompre et asservir les organisations ouvrières que sa politique industrielle n'était qu'une politique de paix sociale lorsque tout cela fut clair pour la conscience ouvrière, il y eut dans le prolétariat comme une brusque commotion, qui se traduisit par une double réaction contre le socialisme parlementaire et l'État démocratique. Tout d'abord, en y regardant de plus près, les militants ouvriers s'avisèrent que, comme je viens de le dire, la participation ministérielle n'était au fond que la conséquence naturelle du socialisme parlementaire. Elle leur parut, non plus un accident fortuit, mais bien le terme ultime de la conquête des pouvoirs publics, telle que les partis socialistes l'avaient pratiquée jusque là. Et quelles convictions auraient pu résister à l'éloquente démonstration des faits?
L'évolution était trop claire pour en douter. Ah certes, au début, les diverses fractions s'étaient constituées sur des bases ouvrières et révolutionnaires. Parti ouvrier, parti de classe, le parti socialiste n'avait entendu recruter, à ses origines, que des prolétaires, puisque les prolétaires forment la seule classe en opposition irréductible d'intérêts avec l'ordre capitaliste.
Parti de révolution, il avait déclaré n'utiliser l'action électorale que pour la propagande et il avait renié l'usage régulier de l'action parlementaire. Mais ce n'étaient là que des rêves de jeunesse qu'avait dissipés l'âge mûr. De parti ouvrier, il était devenu vite parti populaire, englobant toutes les classes exploitées, quelle que fut leur place dans l'ensemble de la production petits bourgeois, petits propriétaires, commerçants, intellectuels, fonctionnaires etc. Sans tenir compte de leurs conceptions économiques et de leurs aspirations sociales, il avait appelé indistinctement à lui tous les mécontents susceptibles d'apporter leurs votes et d'assurer son triomphe.
De parti révolutionnaire, il s'était naturellement transformé, et par la même voie, en parti parlementaire.
Son premier grand triomphe législatif, en 1893, avait été aussi sa première grande défaite révolutionnaire. Désormais, emporté par la vitesse acquise, il avait perdu de plus en plus toute vertu propre et n'avait constitué, à la Chambre, qu'un parti démocratique de plus, pareil à tous les autres.
Ce n'étaient pas seulement, en effet, les hommes nouveaux, les Jaurès et les Millerand, les arrivés d'hier du radicalisme, c'étaient aussi des militants anciens, comme Guesde, le théoricien de la lutte de classe, qui avaient affirmé, du haut de la tribune. leur foi légalitaire, et apporté leur concours aux ministères de gauche. Il ne faut pas oublier que, dès 1895, le gouvernement de M. Léon Bourgeois avait obtenu le plus systématique appui de Guesde et de ses amis. Et qui ne se souvient encore de ce vote fameux par où ils s'opposèrent à l'abrogation des lois scélérates pour sauver le ministère ? Plus tard, le ministère Combes devait pousser plus loin la concentration et
grouper autour de lui l'unanimité des réformistes et des révolutionnaires du socialisme.
Depuis, toutes les fois que la situation politique l'a exigé, le bloc démocratique des partis de gauche s'est plus ou moins apparemment reconstitué. Et si, au moment où je parle, il n'en est pas ainsi, cela tient moins aux socialistes parlementaires qu'à M. Clémenceau.
Ce sont là des faits dont le prolétariat militant ne pouvait pas ne pas tirer des conclusions pratiques. Comment n'aurait-il pas vu que les partis socialistes, en suivant leur marche régulière, s'étaient progressivement incorporés à l'État et avaient tourné le dos à toute activité révolutionnaire ? Si les faits que je viens de rapporter n'avaient pas suffi, d'autres d'ailleurs étaient là, plus probants encore. La politique de paix sociale, inaugurée par Millerand, loin de lui être personnelle, n'était que la mise en œuvre de la politique traditionnelle du parti socialiste. C'est là une considération qu'on néglige trop souvent. Les conseils du travail, le conseil supérieur du travail, toute cette législation qui a pour but de rapprocher patrons et ouvriers dans des délibérations communes, mais qui donc, plus que Guesde et ses amis, s'en étaient faits, avant Millerand, les protagonistes ? Il n'y a pas jusqu'à ce projet de loi sur l'arbitrage obligatoire, qui a fait couler tant d'encre, dont l'idée, sinon la forme, n'ait été primitivement conçue par Guesde lui-même ? Ces errements sont explicables, sans doute, et je ne récrimine pas contre les personnes. En l'absence d'une politique propre, le parti socialiste devait fatalement imiter celle des partis voisins. Mais il n'en est pas moins vrai que par là devenait éclatante, aux yeux des ouvriers conscients, la double infirmité du socialisme parlementaire qui, non content d'emprunter à la démocratie son mécanisme étatique, copiait encore son programme d'action.
On comprend que cette identification pratique de la démocratie et du parti socialiste ait été la raison dominante du discrédit du socialisme parlementaire dans les milieux ouvriers. Vraiment, les militants du prolétariat auraient pu conserver leur confiance à un parti politique qui n'était qu'un État démocratique rouage de cet désormais sans prestige à leurs yeux? Car, s'il est un résultat inappréciable autant qu'inattendu du ministère Waldeck-Rousseau, c'est bien cette haine de l'État qu'il a fait naître au cœur des masses organisées. Qui aurait cru que ouvriers, ces qui de tout temps s'étaient instinctivement tournés, implorants et crédules, vers cet être mystique et providentiel qui s'appelle l'État, lui déclareraient un jour la guerre? Il a suffi des fusillades de Chalon et de La Martinique, des conseils du travail, du projet de loi sur les grèves, de
quelques « soirées ouvrières » au ministère du commerce, de quelques bureaux de tabac donnés à de pauvres diables de traîtres, de quelques tentatives de corruption de secrétaires de syndicats, pour que s'opérât le miracle.
Et c'est ainsi, citoyennes et citoyens, que, délivrée de toute superstition étatique, la partie consciente de la classe ouvrière n'a plus attendu sa libération de l'intervention magique du pouvoir et a refusé de lier son sort aux destinées des partis politiques. Je sais bien qu'on peut justement rappeler que la critique de l'État et du parlementarisme avait été poussée fort loin par les anarchistes et que ceux-ci avaient en un sens prévu tout ce qui allait se passer. Je reconnais volontiers la clairvoyance de la critique anarchiste, mais elle aurait été impuissante, à elle seule, à transformer si profondément la conscience ouvrière. La négation abstraite de l'État, l'exaltation de l'idéologie pure, l'appel à la révolte individuelle, le dogmatisme anti-parlementaire,tout cela n'était pas fait, à la vérité, pour influencer les masses. Or, c'est d'un mouvement de masses qu'il s'agit, d'une action collective intuitivement sentie, d'une orientation pra- tique spontanée, que l'expérience seule pouvait déterminer En effet, en même temps qu'il subissait l'épreuve négative de la démocratie, le prolétariat faisait l'épreuve positive de son action de classe, et ce sont ces deux expérimentations simultanées et contraires qui ont fait son éducation syndicaliste. Ce furent des agitations improvisées,comme celle qui eut lieu pour la suppression des bureaux de placement payants, qui révélèrent à la classe ouvrière toute la valeur de son effort personnel. Survenus à un autre moment, ne coïncidant pas avec son détachement de la démocratie et du socialisme parlementaire, ces incidents n'auraient peut-être pas pris cette signification générale. Mais se produisant à l'instant même où les masses cessaient d'espérer en la bienveillance de l'État et en l'intervention des partis, ils revêtirent une valeur symbolique et devinrent l'illustration typique de tout mouvement extra-légal. Pour reprendre l'exemple que je viens de citer, que s'était-il donc passé lors de l'agitation contre les bureaux de placement ? Las d'attendre du pouvoir législatif une interdiction toujours promise et jamais réalisée, les syndicats intéressés, ceux surtout des coiffeurs et des ouvriers de l'alimentation, s'étaient livrés à des manifestations violentes et répétées, qui avaient surpris et intimidé le gouvernement. Effrayé, le ministère Combes avait au plus vite déposé un projet de loi que, sans perdre haleine, votèrent, en trois jours, la Chambre et le Sénat. Ce que vingt
années de discussions parlementaires n'avaient pu faire, une agitation de quelques moments l'avait obtenu.
Faut-il rappeler à quel degré la leçon de ce simple fait et d'autres semblables a été efficace? De plus en plus résolue à devenir le seul artisan de son destin, la classe ouvrière a, dans ces dernières années, définitivement pris en mains sa propre cause et exercé directement son action sur l’État et le patronat. Ah je sais bien que la pression sur l’État, qui détermine toujours plus ou moins une intervention législative, présuppose encore, dans une certaine mesure, la croyance en l'opportunité de la loi, et semble en contradiction avec la pure action directe, qui supprime tout intermédiaire entre le patronat et le prolétariat. Cela est vrai, sans doute, mais c'est aussi conforme à la nature complexe des choses. L'action directe n'est pas un dogme elle signifie simplement la volonté de la classe ouvrière de régler personnellement ses propres affaires, au lieu de s'en remettre, par délégation et mandat, à des tiers chargés d'intervenir à sa place. Et que ce soit contre l’État, représentant du patronat, ou contre le patronat lui-même, peu importe, pourvu que le prolétariat agisse lui-même, s'éduque et se transforme.
D'ailleurs, il me suffira d'évoquer le souvenir des grands mouvements grévistes récents, de ces formidables levées en masse, de ces agitations tumultuaires qui ont eu lieu un peu partout en France, pour marquer en quel sens le prolétariat entend surtout user de son action directe. Et cette mobilisation générale du 1er mai 1906, qui a si fortement épouvanté le pouvoir et la classe bourgeoise, qu'a-t-elle été sinon la manifestation la plus démonstrative du désir qu'ont désormais les producteurs de conquérir eux-mêmes, en l'arrachant de haute lutte à leurs patrons, la journée de huit heures? Ainsi donc, voilà comment, en France, se sont trouvés aux prises deux principes d'action contraires : l'action indirecte, qui est le principe de la démocratie et de son succédané le socialisme parlementaire, et qui substitue le représentant au représenté; et l'action directe, qui est le principe du syndicalisme, et qui, éliminant l'intermédiaire, ne conserve que l'intéressé. Il s'en est suivi, dans les idées socialistes, une révolution dont il me reste maintenant à retracer en quelques mots les termes.

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