En
tout temps et en tous lieux, les humains ont recherché le bonheur
avec autant d'ardeur que de persévérance. Cette poursuite du
bonheur a ce double caractère : la constance et l'universalité ; la
constance, car jamais on n'a eu l'occasion de rencontrer un individu
ou une collectivité faisant fi du bonheur ; l'universalité, car, de
l'orient à l'occident et du nord au midi, tous les humains, sans
distinction ni exception d'aucune sorte, ont cherché et cherchent à
être heureux.
Cette
constatation, qui me parait hors de doute, me conduit à estimer que
« le bonheur est le but vers lequel tendent tous les efforts,
toutes les aspirations et tous les espoirs des vivants. » On
pourrait objecter que l'existence de certaines personnes donne un
démenti à cette règle générale et en démontre l'inexactitude.
Je réponds que cette objection procède d'une observation
superficielle et rudimentaire, s'arrêtant aux apparences qui, en
l'espèce, font illusion et masquent la réalité. Exemple : je
suppose une jeune fille bien portante, belle et riche. Santé,
beauté, fortune, elle a le privilège de posséder ces trois
avantages qui, aux yeux de l'immense majorité, sont les éléments
constitutifs d'une vie heureuse. J'ajoute qu'elle est chérie de ses
parents dont elle est l'idole et qu'elle a inspiré un amour
passionné à un jeune homme, possesseur, comme elle, d'une belle
santé, d'un physique séduisant et d'une grande fortune. L'avenir
semble, dans ces conditions, promettre à cette jeune fille toutes
les joies désirables. Et voici que, appartenant à une famille très
pieuse, élevée au couvent, douée d'un tempérament mystique et
cédant aux entraînements d'une foi exaltée, elle renonce
brusquement à cette attrayante perspective de félicité, pour
s'enfermer dans un cloître et faire voeu de pauvreté, de chasteté
et d'obéissance. Elle dit volontairement et définitivement adieu au
monde dans lequel elle aurait brillé, à la famille qui lui prodigue
l'affection la plus tendre, à la fortune qui la comble et à l'amour
qui lui sourit. Et tout le monde de croire qu'elle fait fi du bonheur
qui l'attend et, délibérément, se voue au sacrifice d'elle-même,
en préférant la pauvreté à la richesse, la chasteté à l'amour,
l'obéissance passive à la liberté, l'obscurité monastique à
l'éclat mondain. Je n'invente rien ; je ne crée pas, pour les
besoins de ma démonstration, un être imaginaire : j'ai connu
plusieurs jeunes filles dont l'existence a été et, peut-être, est
encore celle que je viens d'exposer.
Eh
bien ! Ils se tromperaient lourdement ceux qui penseraient que la
conduite de cette jeune fille s'inscrit en faux contre cette « Loi »
à laquelle je prétends que nul n'échappe : la recherche du
bonheur.
Le
bonheur ? Cette jeune fille où le place-t-elle ? Pour elle, en quoi
consiste-t-il ? Et pour mériter et conquérir le bonheur auquel elle
aspire, que doit-elle faire ? ― Réfléchissons. Prédisposée par
l'atmosphère qu'elle a respirée dès la plus tendre enfance, par
l'éducation qu'elle a reçue, par les exemples qu'elle a eus sous
les yeux, par les conversations qu'elle a entendues, par les lectures
qu'elle a faites, par les conseils qui lui ont été donnés, par les
rêveries mystiques auxquelles elle s'est abandonnée, par les appels
mystérieux et entraînants d'une « vocation » à laquelle elle se
croit irrésistiblement appelée, par cet ensemble de faits
quotidiens et d'aspirations incessantes dans lesquels, jusqu'à l'âge
de vingt ans, toute sa vie s'est développée, cette jeune fille
s'est insensiblement éloignée des « biens de ce monde » et elle
s'est attachée aux « biens célestes et éternels », dans la
mesure même où, peu à peu, elle se détachait de la fortune, de
l'amour, des succès mondains, des vanités terrestres. Dépréciées,
méprisées même, pis encore : considérées par elle comme une
sorte de tentation diabolique, les félicités de la vie passagère
ne lui sont d'aucun prix, comparées aux béatitudes éternelles que
doit lui assurer l'entrée en religion. Dès lors, n'est-il pas
naturel et n'est-il pas devenu en quelque sorte fatal qu'elle
préfère les joies qu'elle prise à celles qu'elle méprise ? Et,
lorsqu'elle renonce à celles-ci en faveur de celles-là, où est le
sacrifice ?... C'est encore, toujours et quand même, en dépit des
apparences, le bonheur qu'elle recherche. Ce bonheur n'est pas le
vôtre ? ― Soit. Il n'est pas le mien ? ― Soit encore. Mais c'est
le sien ; et, bien loin que cet exemple contredise l'affirmation que
j'ai formulée au seuil de cette étude, il la confirme expressément.
Veut-on un autre exemple ? Le voici. Je vous présente un homme en
possession de tout ce qui est propre à lui assurer une heureuse
existence : il est jeune, sympathique, robuste, actif, intelligent,
instruit ; il gagne largement sa vie et devant lui s'ouvre une
brûlante carrière. Pour être heureux ― au sens banal et
accoutumé de cette expression ― il n'a qu'à se laisser vivre.
Mais il est doué d'une vive sensibilité et d'un sens profond
d'équité. Le spectacle de la misère l'émeut, celui de l'injustice
l'indigne ; il est de prime abord attristé et par la suite
tourmenté, torturé, révolté, par le drame social dans lequel,
qu'il le veuille ou non, il tient son emploi. Puisque de toutes
façons il est mêlé à ce drame, il pourrait continuer à jouer son
rôle de privilégié et se dire que, somme toute, puisque des
circonstances favorables lui ont épargné les situations
douloureuses, il aurait bien tort de n'en pas profiter. Il lui
suffirait de fermer les yeux et de garder le silence. Certes, il sent
bien que ce serait une lâcheté ; mais il pourrait porter cette
lâcheté au compte de l'impuissance et trouver dans cette
impuissance une excuse valable. Que peut-il, en effet, seul ou avec
quelques camarades, contre l'immense multitude qui trime, souffre et
se résigne ? Et, pourtant, si faible, si isolé qu'il soit, il sent
qu'il ne peut se condamner à l'indifférence. Sa nature et sa
conscience le lui interdisent ; sa raison aussi. Il se rapproche
insensiblement, de ceux qui sont constamment humiliés, frappés,
meurtris, éprouvés, méconnus, sacrifiés ; il en arrive à pleurer
avec ceux qui pleurent, à souffrir avec ceux qui souffrent, à
rougir de son aisance et de sa tranquillité. Il n'y peut plus tenir
: il déserte le milieu dans lequel jusqu'alors il a vécu : il brise
des amitiés qui lui sont précieuses, il renonce aux affections qui
lui sont chères, il abandonne la situation qu'il occupe et il se
donne tout entier à la Cause vers laquelle le pousse la force
devenue irrésistible de ses sentiments et de ses convictions. Il
sait qu'il sera en butte à toutes les malveillances, calomnies et
persécutions. N'importe ! Il va, la tête haute, le coeur ardent, la
volonté tendue, vers l'Idéal pour lequel il brûle d'un feu
dévorant. Les gens qui ne jugent que sur les apparences, les piètres
observateurs qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez,
traiteront cet homme d'insensé et seront portés à croire qu'il
tourne sottement le dos au bonheur. Ces myopes de la psychologie
tomberont dans l'erreur que j'ai signalée précédemment, parce
qu'ils ne comprennent pas que l'homme dont je viens de parler aurait
été profondément malheureux s'il était resté prisonnier de sa
situation, de son milieu, de son éducation et ils ne se rendent pas
compte qu'en s'évadant de cette prison, c'est vers le bonheur qu'il
s'est élancé. Ce bonheur n'est pas le vôtre ? ― Soit. Mais c'est
le sien et, encore une fois, bien loin que cet exemple contredise mon
affirmation, il la corrobore.
Par
ce qui précède, on voit que j'énonce une vérité indéniable
quand je dis que « le bonheur est le but vers lequel tendent,
constamment et universellement, tous les efforts, toutes les
aspirations et tous les espoirs des vivants ». Mais s'il est vrai
que tous les hommes recherchent obstinément et âprement le bonheur,
il faut reconnaître que celui-ci est, selon les époques et selon
les individus, extrêmement divers.
Qu'est-ce
que le bonheur ? En quoi consiste-t-il ? Quelles sont les voies qui y
conduisent ? Toujours et partout, les hommes se sont posé ces
questions. Ils ont demandé aux religions et aux philosophies la
solution de ce troublant problème et les réponses philosophiques et
religieuses ont été et sont encore si confuses et si
contradictoires, qu'elles ont obscurci et compliqué le problème au
lieu de l'éclaircir et de le simplifier et on peut dire que, posées
depuis des siècles, ces questions en sont encore au même point.
L'être humain aspire toujours vers cet état de satisfaction
intérieure et de bien être extérieur qui sont comme les assises
naturelles du bonheur ; il y aspire avec la même ferveur et la même
ténacité ; mais il ignore encore quelle en est la nature véritable
et quel est le chemin qui, le plus sûrement et le plus vite, y
conduit.
Ce
n'est pas que les religions et les philosophies aient été avares de
définitions. Elles en ont été prodigues et, si nous estimions
utile, sans les énumérer toutes (ce serait fastidieux et
démesurément long) de citer les plus importantes, on serait surpris
de leur diversité et de leur imprécision. En voici, toutefois,
quelques-unes : il n'est point de route plus sûre, pour aller au
bonheur, que celle de la vertu. (J.-J. ROUSSEAU). ― On ne
fait son bonheur qu'en s'occupant de celui des autres. (Bernardin
de SAINT-PIERRE). Le bonheur dépend uniquement de l'heureux
accord de notre caractère avec l'état et les circonstances dans
lesquels la fortune nous place. (HELVÉTIUS). ― Le bonheur
n'est qu'un sentiment du Bien. (VOLNEY). ― Le bonheur est,
en général, le résultat des commodités. (RAYNAL). ― Le
bonheur tient plus aux affections qu'aux événements (Mme
ROLAND). ― Le bonheur est le résultat des sensations
agréables.(SÉNAUCOURT). ― Le bonheur consiste à avoir
beaucoup de passions et beaucoup de moyens de les satisfaire.
(FOURIER). ― Le véritable bonheur est nécessairement le
partage exclusif de la véritable vertu, (CABANIS). ― Religion
à part, le bonheur est de s'ignorer et d'arriver à la mort sans
avoir senti la vie. (CHATEAUBRIAND). ― Tout bonheur est fait
de courage et de travail. (BALZAC)...
Les
religions sont encore moins explicites que les philosophies. Elles
placent le bonheur dans l'amour de Dieu et dans l'obéissance à ses
commandements. Elles affirment que seul est heureux celui qui confie
aveuglément à la Providence le soin de sa destinée. Elles disent
encore que le bonheur réside dans la pratique constante de la vertu,
en sous-entendant ― cela va de soi ― que la vertu elle-même
réside dans l'observation scrupuleuse de la Loi de Dieu. S'avisant
enfin que cette conception abstraite du bonheur est sans cesse
infirmée par l'expérience et l'observation, les Religions
proclament sentencieusement que « le bonheur n'est pas de ce
monde ». Il est aisé de concevoir pour quels motifs et dans
quel but les clergés de tous les Cultes enseignent que, sur notre
infortunée planète, nul ne peut être heureux : savoir que l'homme
a soif de bonheur et lui dire qu'il le cherchera vainement ici-bas,
c'est lui dire du même coup qu'il ne le trouvera que dans la Patrie
céleste dont les représentants de Dieu possèdent les clefs ; c'est
aussi, jeter dans le coeur humain ces
germes
de résignation qui couvrent la terre de têtes inclinées, de
volontés soumises et de genoux ployés ; c'est avilir l'existence
éphémère que limitent le berceau et la tombe ; c'est donner corps
au fantôme d'une vie impérissable dans laquelle le bonheur serait,
pour les élus, le fait constant et universel. Il me paraît superflu
d'insister.
Ainsi
: d'une part, les philosophies, encroûtées dans la glorification
béate de ce qu'elles appellent la vertu, s'avèrent Impuissantes à
définir clairement le bonheur, à en préciser la nature et à en
indiquer le chemin ; et, d'autre part, les religions en font comme un
mirage lointain qui ne peut devenir une réalité positive que dans
les Paradis problématiques qui appartiennent à l'empire de
l'au-delà.
Eh
bien ! Puisque les religions et les philosophies se refusent à nous
renseigner, cherchons ailleurs. Descendons en nous-mêmes et,
simplement, modestement, cherchons à découvrir ce qui nous rend,
heureux et ce qui nous rend malheureux. Car, le mot « bonheur »
est, en soi, vide de sens précis. Bonheur et malheur, joie et
tristesse, rires et larmes sont des mots qui, intrinsèquement, ne
signifient rien ; ils ne représentent rien de positif en dehors des
êtres qui sont heureux ou malheureux, joyeux ou affligés, riant ou
pleurant. De même que « bien et mal », « vice et vertu » sont
des expressions qui ne veulent dire quelque chose que si elles se
rapportent à une action donnée, qu'on qualifie de bonne ou
mauvaise, de juste ou injuste, de vicieuse ou vertueuse, les termes «
bonheur ou malheur » n'ont un sens réel et concret que s'ils se
rapportent à un être sensible à la souffrance ou au plaisir ;
heureux ou malheureux. C'est donc à l'individu qu'il faut en venir
pour définir le bonheur, puisqu'il s'agit de préciser ce qu'est
un homme heureux ; c'est à l'individu qu'il faut laisser le soin
de chercher et de trouver son propre bonheur. La base et la mesure du
bonheur se trouvent en lui, tout en lui et tout autre substratum
serait erroné et toute autre mesure serait arbitraire.
Et,
maintenant, je propose la définition suivante, dont j'ai pesé un à
un tous les termes : « Le bonheur consiste dans la possibilité,
pour chaque individu, de satisfaire librement tous ses besoins:
physiques, intellectuels et moraux ». Plus cette possibilité
s'étendra, plus diminueront le nombre et la puissance des obstacles
naturels et artificiels qui diminuent ou paralysent cette «
possibilité » et plus la somme de bonheur réalisée sera accrue.
Je dis : « la possibilité » et, par conséquent, non pas
seulement « le droit » ― ce qui pourrait être tout
platonique et, au surplus, existe déjà ― mais « la possibilité
», ce par quoi j'entends les moyens pratiques, mis à la portée de
tous, permettant à chacun de satisfaire ses besoins, tous ses
besoins : physiques, intellectuels et moraux, au fur et à mesure
qu'ils se présentent et selon le degré d'intensité qu'ils
possèdent. J'ajoute que, telle que je la comprends, l'exacte
notion de ce qui est le bonheur, non seulement comporte, pour
l'individu, cette possibilité, mais encore implique la
certitude que cette possibilité ne lui sera jamais ravie par une
contrainte d'ordre social. Car si c'est une souffrance pour lui que
d'éprouver un besoin et de ne point avoir la possibilité de le
satisfaire, c'en est une aussi que de prévoir qu'en un jour plus ou
moins rapproché, une force extérieure pourra le priver de cette
possibilité. La sécurité du lendemain donne à l'esprit cette
tranquille sérénité qui, à elle seule, constitue déjà un
bonheur très appréciable.
Il
importe de tourner carrément le dos à ceux qui nous présentent un
plan social qui confierait à quelques d'assurer le bonheur de tous.
Ce bonheur prévu, uniforme, réglementé, mesuré, dosé, distribué
à jours et heures fixes, à Pierre comme à Jeanne et à Paul comme
à Lucie, ce serait tout de suite la contrainte pour tous et
promptement l'ennui pour le plus grand nombre. « Chacun prend son
plaisir où il le trouve », dit un vieux dicton populaire. Ce
proverbe est parfaitement exact et comme les goûts, les aspirations,
les aptitudes, les sentiments, bref, les besoins, forment un tout
d'une variété quasi infinie, non seulement en ce qui concerne la
multitude des êtres, mais encore en ce qui touche le même individu
doué d'une extrême sensibilité ; comme la nature est
essentiellement spontanée, capricieuse et ondoyante, le seul moyen
qui soit de garantir à chacun toute la somme de bonheur réalisable,
c'est de ne tolérer aucune institution sociale susceptible de
mutiler chez qui que ce soit cette adorable fantaisie des aspirations
et cette merveilleuse diversité des goûts. N'obligez personne à se
désaltérer à la même coupe que vous : vos lèvres y puisent un
nectar délicieux ; les lèvres d'un autre pourraient y trouver du
fiel !
Il
est curieux de constater que dans l'étude des problèmes les plus
ardus et où règnent la confusion et l'équivoque, il suffit de fuir
les solutions inspirées de l'esprit et des méthodes autoritaires
pour que les termes de ce problème se précisent et que la lumière
se fasse. Cette constatation, que le lecteur a déjà eu et aura
maintes fois encore l'occasion de faire, prouve l'excellence et
la supériorité des méthodes et de l'esprit libertaires.
Sébastien
FAURE.
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