C’est
depuis la révolution de 1917 que ce phénomène - le bolchevisme -
acquit sa haute célébrité internationale. Avant cette époque, le
nom de bolchevisme était à peine connu en dehors des milieux
révolutionnaires « professionnels » russes, où il était
considéré comme la fraction gauche du mouvement social démocrate
du pays. Cependant, cette fraction représentait, avant la révolution
déjà, un parti politique vigoureux, attaché avec des fils solides
au mouvement ouvrier révolutionnaire, aspirant à le dominer, tout
en se raillant aux mots d’ordre de révolution et de démocratie
bourgeoises. La profondeur, l’élan prodigieux de la révolution
russe de 1917, ont fourni à toute une pléiade de partis politiques
un excellent terrain pour tenter la fortune, pour courir la chance,
dans l’ambiance favorable d’un cataclysme social sans précédent
dans l’histoire humaine. Le parti bolchevique fut un des partis
formant cette pléiade. Lui aussi, il prit part à la course au
bonheur.
L’effondrement
complet du régime agraire et industriel de l’ancienne Russie -
effondrement que laissait de plus en plus prévoir la marche
ascendante de la révolution - obligea ce parti à changer
brusquement sa tactique social-démocrate et le poussa à une
hardiesse politique à laquelle il n’avait jamais osé songer avant
: la prise du pouvoir politique, en s’appuyant sur un
bouleversement social.
Le
succès de la révolution lui permit de s’installer solidement au
pouvoir et de s’adjuger une situation de maître de toute la
révolution russe. Ce fait suggéra l’idée que le bolchevisme
était l’aile gauche la plus révolutionnaire du mouvement ouvrier
russe, laquelle a remporté la victoire sur le capitalisme.
Très
répandue dans les milieux bourgeois et aussi dans certains milieux
révolutionnaires peu au courant de la véritable situation des
choses, soutenue, de plus, par une démagogie bien appropriée des
bolcheviks eux-mêmes, cette idée est, pourtant, fondamentalement
erronée.
Le
bolchevisme est l’héritier direct et le porte-parole puissant, non
pas des aspirations révolutionnaires de classe des ouvriers et des
paysans, mais de la lutte politique qui fut menée, tout un siècle,
par la couche des intellectuels démocrates russes (l’ «
intelligentzia » démocratique) contre le système politique du
tsarisme, en vue de conquérir pour elle certains droits politiques.
Pour
pouvoir établir la généalogie ainsi que la nature sociale et de
classe du il est indispensable de nous occuper, ne fut-ce que
succinctement, du mouvement russe émancipateur en général.
Le
mouvement révolutionnaire en Russie avança, durant des siècles, en
deux courants séparés : l’un, plus jeune, sortit immédiatement
du sein du labeur assujetti ; l’autre eut sa source dans les
milieux intellectuels démocrates de la société russe, milieux qui
s’étaient formés plus tard, qui jouissaient comparativement aux
ouvriers et paysans, de privilèges sociaux et économiques
considérables, mais étaient hostiles au régime politique du
tsarisme, à cause de son absolutisme.
Le
premier courant populaire du mouvement portait toujours un caractère
social ; il était une révolte du monde de travail contre son
asservissement social et tendait au renversement des bases mêmes de
cet asservissement. Telle fut la fameuse révolte de Razine au XVIIe
siècle, révolte qui faillit soulever des millions de paysans des
régions de la Volga, du Don et autres contrées pour l’extermination
des seigneurs agrariens et des nobles, au nom « d’un royaume
paysan libre ». Une révolte analogue fut celle du XVIIIe siècle,
guidée par Pougatchev. Le même caractère portaient les
innombrables émeutes et insurrections paysannes de moindre
envergure, à l’époque du servage. De même nature étaient enfin,
par leur sens et leurs tendances, les vastes mouvements de grève
accomplis par le prolétariat des villes se formant rapidement dans
la deuxième moitié du XIXe siècle, - mouvements qui prirent en
1900-1903 des dimensions pan-russes.
L’autre
courant du mouvement révolutionnaire russe, issu des milieux
intellectuels démocrates, avait un caractère nettement politique.
Son but fondamental et constant, était celui d’une transformation
du système absolutiste du tsarisme en un système constitutionnel ou
républicain démocrate. On peut considérer comme début de ce
mouvement l’insurrection des « décabristes », le 14 décembre
1825, date à laquelle un groupe d’officiers, à la tête de
quelques régiments qui leur étaient subordonnés, tentèrent de
faire un coup d’Etat en faveur de la Constitution. L’insurrection
fut noyée dans le sang par le tzar Nicolas I. Mais, une fois
déclenché, le mouvement ne put pas être étouffé. Au contraire,
les générations qui suivirent le continuèrent et l’approfondirent.
Les étapes les plus remarquables de ce mouvement furent le «
Narodnitchestvo » et le « Narodovoltchestvo ».
Le
Narodnitchestvo (1860-1870) fut un mouvement dont le trait essentiel
était une sorte de pèlerinage dans les couches profondes de la
masse paysanne. Des milliers de jeunes gens appartenant aux classes
privilégie abandonnaient leurs familles et leur carrière, rompaient
avec leur classe, s’habillaient en paysans, ouvriers, etc., et s’en
allaient vers la campagne paysanne afin d’y vivre et travailler en
simples paysans, s’occupant en même temps de la propagande : ils
cherchait à éveiller dans les masses paysannes l’intérêt pour
mots d’ordre politiques, pour une révolution politique des
intellectuels-démocrates.
Le
Narodovoltchestvo fut l’apogée du mouvement révolutionnaire de
l’« intelligenzia ». A cette époque le mouvement était devenu
nettement socialiste par son caractère et ses mots d’ordre. Il
produisit une magnifique série de natures héroïques qui, par leur
idéalisme et le sacrifice de soi-même dans la lutte contre le
tsarisme, s’élevèrent au-dessus des intérêts de caste de l’ «
intelligenzia » et se rapprochèrent de aspirations plus vastes du
labeur. Tels furent : Sophie Pérovskaïa et autres. L’organisation
clandestine « Narodnaïa Volia » (La Volonté du Peuple) créée à
cette époque (1879), livra un combat acharné contre le tsarisme. Ce
combat, terminé par l’assassinat du tzar Alexandre II (le 11 mars
1881), amena la destruction de la « Narodnaïa Volia » et
l’avènement d’un régime de réaction politique épouvantable
sous le règne du tzar Alexandre III. Ce résultat était à prévoir,
car le parti de la « Narodnaïa Volia » n’était qu’une petite
organisation clandestine et conspiratrice qui, tout en exhortant les
paysans à l’insurrection, n’avait pas pratiquement derrière
elle des masses organisées et puissantes et était, par conséquent,
obligée de se limiter à ses propres moyens, à sa seule action.
Les
échecs de ces petites organisations d’un type conspirateur, et
aussi la pénétration en Russie des idées du marxisme, finirent par
créer dans les milieu intellectuels russes un nouveau courant qui
voulut s’orienter, dans sa lutte contre le. tsarisme, non pas sur
les masses paysannes pulvérisées, comme c’était le cas
jusqu’alors, mais exclusivement sur le prolétariat des villes. - «
La Révolution en Russie, réussira seulement comme un mouvement de
la classe ouvrière ; sinon elle ne se produira jamais ». C’est
ainsi que le nouveau courant formula, par la bouche de Plékhanov,
son point de départ dans la lutte contre le tsarisme. Le jeune
prolétariat des villes, qui venait de naître alors en Russie,
offrit à ce mouvement un terrain propice. Le premier groupe
social-démocrate (« groupe Libération du Travail ») fut fondé en
1880. Quinze à dix-huit ans après, presque tous les centres
industriels de Russie possédaient déjà des organisations
social-démocrates dirigées par des politiciens professionnels
recrutés dans l’ « intelligenzia ».
Le
premier Congrès de toutes ces organisations, qui aboutit à la
création du Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe, eut lieu en 1898.
Quelques années après, une scission sérieuse s’était dessinée
au sein du Parti. Au deuxième Congrès de Londres, en 1903, le Parti
s’était fendu en deux courants opposés : la majorité gauche, et
la minorité droite. La cause immédiate de la scission fut le fameux
projet d’organisation proposé par Lénine. La majorité (en russe
: bolchinstvo) des membres du Parti suivirent Lénine, d’où leur
dénomination : bolcheviques, et le dérivé : « bolchevisme ».
Ainsi, le terme ne fut qu’un hasard (« bolchevisme » du «
bolchinstvo » = majorité). Cependant, un contenu tout à fait
déterminé se cachait derrière ce terme de hasard.
L’idée
fondamentale du bolchevisme, développée par Lénine, fut la
suivante « La masse travailleuse n’est que la porteuse d’instincts
de révolte d’une énergie révolutionnaire. De par sa nature même,
elle est incapable d’un rôle organisateur, créateur. Elle n’est
pas capable de tracer les voies de la révolution ni de créer les
formes de la société future. Cette dernière tâche incombe au
groupe de révolutionnaires éclairés, s’étant consacrés à
l’idée de la révolution. Par conséquent, le premier devoir du
Parti des révolutionnaires éclairés, est celui d’établir son
hégémonie entière sur les masses. Cette hégémonie n’est
possible qu’à la condition que le Parti lui-même soit construit
sur le principe de la centralisation la plus sévère. Le Parti devra
être un organisme au centre duquel fonctionnera un mécanisme très
fin prenant toutes les dispositions vis-à-vis du Parti, ne tolérant
aucun frottement, aucun grain de poussière. Ce mécanisme sera le
Comité Central du Parti. Sa volonté et ses dispositions feront loi
pour tout le Parti ».
Telle
fut la thèse qui servit de base à la construction du Parti
Bolchevique. Recrutant ses membres surtout parmi l’ «
intelligenzia » révolutionnaire, les éduquant dans l’ambiance du
« sous-sol » et des mesures conspiratrices extrêmes (une autre
ambiance n’a jamais existé en Russie), leur greffant la
psychologie spécifique de révolutionnaires professionnels, le
bolchevisme préparait ainsi des cadres de gens prenant l’habitude
de se considérer comme guides infaillibles du prolétariat, grâce à
l’esprit éclairé et l’expérience révolutionnaire desquels
seulement peut sortir l’émancipation des masses. C’était le
chemin ouvert, droit, inévitable vers l’inauguration de la
dictature, sur le Parti d’abord, sur les masses ensuite. En effet,
le projet de Lénine qui brisa la social-démocratie russe en deux
fractions, introduisait déjà le principe de la dictature dans les
rangs du Parti.
Faisant
l’analyse du livre de Lénine : Un pas en avant, deux pas en
arrière, où étaient établies les bases de la tactique
bolcheviste, Rosa Luxembourg écrivait : « .....il (le bolchevisme)
est un système de centralisme ne s’arrêtant devant rien, dont les
principes vitaux sont : d’une part, celui de délimiter, de séparer
l’avant-garde organisée de révolutionnaires professionnels
actifs, du milieu inorganisé, mais révolutionnairement actifs les
entourant ; d’autre part, celui d’une discipline sévère et
d’une ingérence directe, catégorique, décisive du Comité
Central du Parti dans tous les gestes et actes de ce dernier. Il
suffit, par exemple, de rappeler que, conformément à cette
conception, (le bolchevisme), le Comité Central du Parti a le droit
d’organiser tous ses comités locaux, par conséquent, de
déterminer la composition personnelle de toute organisation de
Genève et Liège jusqu’à Tomsk et Irkoutsk, d’imposer à chaque
organisation les statuts élaborés au centre, de dissoudre ou de
recréer ces organisations et, par conséquent d’influencer
finalement et directement la composition même de l’instance
suprême du parti : le Congrès. De cette façon, le Comité Central
devient le noyau tout-puissant du Parti, tandis que toutes les autres
organisations ne sont que ses organes exécutifs ». (Art. de Rosa
Luxembourg : Neue Zeit, juillet 1904). Dès son origine, le Parti
bolchevique établit, à son intérieur, la dictature du Comité
Central. Peu après, cette dictature commença à se répandre aussi
par-dessus les masses ouvrières.
Ainsi,
sur le champ du mouvement révolutionnaire de l’ « intelligenzia »
russe, apparut et se développa un parti politique puissant, basé
sur le centralisme et la discipline les plus rigoureux, plein d’une
foi inébranlable en son infaillibilité et aspirant de toute sa
volonté à devenir le maître de tout le mouvement révolutionnaire
russe. Ce parti succéda directement à ceux des étapes antérieures
du mouvement révolutionnaire de l’ « intelligenzia » russe. Il
était étroitement, immédiatement lié à tous ces mouvements. Tout
le long de son existence, jusqu’à la révolution de 1917, il
agissait sous les mots d’ordre qui étaient toujours typiques pour
le mouvement de cette « intelligenzia » : la Constituante
(Assemblée Nationale), République démocratique, Parlement, etc.
Cette circonstance a une grande importance pour celui qui voudra
apprécier le véritable rôle et les vraies intentions du
bolchevisme dans la révolution russe.
Cependant,
le courant populaire du mouvement révolutionnaire allait son chemin,
se manifestant de temps à autre en des actes typiques d’un sens
social. Dans la révolution de 1905-1906 déjà, les ouvriers et,
surtout, les paysans, manifestèrent un intérêt très limité aux
exigences politiques de la démocratie. Ils se signalèrent, d’autre
part, par des actes d’un caractère social : les paysans, par la
prise, de force, des domaines seigneuriaux ; les ouvriers, par la
fondation, par endroits, des Soviets (Conseils) des députés
ouvriers. L’une et l’autre action étaient l’expression de
profondes tendances sociales et révolutionnaires inhérentes aux
masses laborieuses et se distinguant nettement, par leur caractère,
des tendances démocratiques. Les dix ans d’une réaction tsariste
et agrarienne, qui suivirent la débâcle de la révolution de
19914-1917, ne firent que développer et fortifier ces tendances dans
les masses.
Dans
la révolution de 1917, après que le premier obstacle –
l’absolutisme tsariste - eut été détruit, ces tendances se
firent jour, avec toute l’énergie accumulée depuis des siècles,
et formèrent un mouvement déterminé, inévitable des masses,
dirigé, au fond, vers le renversement du régime agraire et
industriel de la Russie. Malgré tous les efforts de nombreux partis
démocratiques, y compris le parti social-démocrate et le parti
socialiste-révolutionnaire, d’introduire les événements
révolutionnaires de Russie dans les cadres d’une république
démocratique bourgeoise, les paysans et les ouvriers se ralliaient
au mot d’ordre puissant : « La terre aux paysans ! Les usines aux
ouvriers ! » Oui, dès les premiers jours du bouleversement
politique (mars 1917), le sort du régime agraire et industriel du
pays était décidé. Toute la Russie ouvrière et paysanne se
trouvait déjà en pleine activité reconstructive. Avec la force et
la rapidité propres à l’action spontanée des masses, les Soviets
des ouvriers et soldats députés furent créés, ceci en pleine
connaissance de cause, dans toutes les villes. Dans toutes les
usines, fabriques, entreprises de l’industrie manufacturière et
extractive, des comités révolutionnaires furent créés, comme
organes guidant et aidant les masses ouvrières dans leur action.
Tout ceci se faisait indépendamment et en dehors des organisations
politiques. Les paysans reprenaient de force, en acte
révolutionnaire, les domaines des agrariens, et la « question
agraire », discutée durant des dizaines d’années dans les
programmes de différents partis politiques, trouva sa solution
pratique dans les actes révolutionnaires des masses paysannes en
mai, juin, juillet et août 1917. Les Soviets paysans se créaient
dans les villages.
L’attitude
des bolcheviks était, à ce moment, extrêmement hésitante. Leur
groupe central guidant le parti, Lénine en tête, venait d’arriver
de l’étranger où tous ses membres avaient séjourné durant la
dernière huitaine d’années en qualité d’émigrés. Lénine
voyait parfaitement bien que les événements ne s’arrêteraient
pas au renversement du système politique du tsarisme, que les choses
iraient plus loin. Mais, jusqu’où iraient-elles ? Ni Lénine ni
ses camarades ne pouvaient le prévoir. C’est pourquoi, pendant les
premiers mois qui suivirent le coup d’État de mars 1917,
l’attitude des bolcheviks fut équivoque : d’une part, ils
faisaient à moitié chorus avec les masses, se ralliant à leurs
mots d’ordre sociaux ; d’autre part, ils ne rompaient pas
complètement avec les mots d’ordres politiques de la bourgeoisie
démocratique. (A ce moment, leur parti se nommait encore parti
social-démocrate bolchevique). De là, leur attitude flottante, pas
entière ; de là, leur mot d’ordre : « contrôle sur la
production », substitué à celui des masses : « les usines aux
ouvriers » ; de là aussi, leur mot d’ordre de l’Assemblée
nationale constituante, en contradiction avec celui des masses : «
la révolution sociale ».
Ce
ne fut que plusieurs mois après - période critique et décisive, et
lorsqu’il devenait de plus en plus évident que le bouleversement
social était infaillible - ce ne fut qu’alors que les bolcheviks
se décidèrent en faveur de ce bouleversement ; mais, comme nous le
verrons tout de suite, dans l’unique but d’arriver au pouvoir, en
mettant à profit ce bouleversement. Ce fut alors que Lénine changea
le nom de son parti ; le baptisant « parti communiste » (au lieu de
« parti social-démocrate »), cherchant ainsi à se séparer, en
face des masses, de ses collègues de la droite – les
social-démocrates mencheviques (minoritaires) et les
socialistes-révolutionnaires - qui défendaient toujours le principe
de la république démocratique bourgeoise et se compromettaient,
tous les jours davantage, aux yeux des masses révolutionnaires. Ce
fut alors que Lénine se mit à donner raison aux anarchistes, à
parler de sa profonde parenté spirituelle avec eux, dans la négation
du parlementarisme, de la démocratie, de l’étatisme (sous
certaines réserves quant à ce dernier), de même que dans une série
d’autres problèmes capitaux de la révolution sociale. Or, comme
les événements ultérieurs vont le démontrer, son unique but était
de trouver des alliés parmi les anarchistes et de s’assurer les
sympathies des masses. Les mouvements des masses : ceux d’avant
octobre et aussi celui d’octobre, tendant au renversement du
système capitaliste en Russie, avaient besoin d’éléments qui
pourraient les guider d’une façon déterminée, au point de vue
idée et organisation, éléments qui aideraient ces mouvements à
aboutir, et à atteindre le but des aspirations des masses : la
construction d’un régime libre et égalitaire ouvrier et paysan.
Cette tâche, de guider les mouvements des masses, appartenait, au
fond, uniquement à l’anarchisme, vrai porteur des idées de la
révolution sociale. Mais, grâce à leur manque habituel
d’organisation, qui affaiblit le mouvement libertaire dans tous les
pays, les anarchistes russes se montrèrent mal préparés et
impuissants à remplir leur mission ; et l’action dirigeante,
l’influence prépondérante sur les événements, dans l’espace
du pays entier, avait, entre temps, passé aux bolcheviks. S’étant
définitivement rangés du côté du bouleversement social, ces
derniers déclenchèrent des attaques décisives contre le système
capitaliste. Ils dirigèrent toutes leurs forces disponibles dans les
profondeurs de la classe ouvrière et aussi dans l’armée. De là,
ils menèrent une lutte acharnée contre la bourgeoisie et leur
gouvernement (qui se nommait « provisoire révolutionnaire »). Ils
avaient bien apprécié l’importance colossale et la puissance des
Soviets des députés ouvriers, créés par les masses directement et
devenus tout de suite forteresses du labeur dans sa lutte contre le
capital. Ils déployèrent toute leur énergie pour les conquérir.
Mais à ce moment déjà, ils substituèrent, à l’idée de la
révolution sociale, celle du « pouvoir soviétique », ayant lancé
le mot d’ordre : « Tous pouvoirs aux Soviets ! »
Au
moment où la majorité des membres des soviets centraux étaient
partisans du bolchevisme, les bolcheviks frappèrent le coup décisif
: ils renversèrent le gouvernement de coalition
socialiste-bourgeoise, s’appuyant sur les soviets comme organes
dirigeants de la révolution. Le rôle capital du système des Soviet
des ouvriers et soldats députés trouva plus tard son appréciation
dans les paroles de Lénine qui dit que si les masses n’avaient pas
créé les Soviets, jamais les bolcheviks ne seraient venus au
pouvoir.
En
conséquence de la révolution, le pouvoir se trouva naturellement
entre les mains des bolcheviks devenus ses guides principaux.
L’action révolutionnaire des bolcheviks prit fin à ce moment-là
et fut remplacée, consécutivement, par une activité nettement
contre-révolutionnaire.
S’étant
emparé du pouvoir, les bolcheviks s’employèrent méthodiquement à
adapter le régime politique et social de tout le pays au régime de
leur parti. Erigé sur les principes d’un centralisme absolu et
d’une discipline militaire, ce parti devint le modèle, le tracé
d’après lequel les bolcheviks commencèrent à construire le
nouveau système économique et social de la Russie. Une gigantesque
machine étatiste et bureaucratique se forma ainsi, qui se mit à
guider, à diriger toute l’activité économique, politique et
sociale de tout le peuple, à s’occuper de tous ses besoins, à
contrôler toute sa vie, sa façon de penser, etc., etc.
C’est
ainsi que le projet d’organisation proposé par Lénine en 1913,
selon lequel la direction dictatoriale de toute la vie et de toute
l’activité du Parti se concentrait entre les mains du Comité
Central, était appliquée maintenant à l’échelle de toute la
Russie révolutionnaire.
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