samedi 24 mars 2018

La légende Noire de Georges Sorel Partie 3





PATRICE ROLLAND : GEORGES SOREL ET LA DÉMOCRATIE AU XXe SIECLE - UNE CRITIQUE ÉTHIQUE DE LA DÉMOCRATIE

« Tant que le sublime s'imposait ainsi a l'esprit moderne, il paraissait possible de constituer une morale laïque et démocratique ; mais, de notre temps, une telle entreprise parait plutôt comique ». [Réflexions sur la violence, Rivière, 1972, p. 274]

Pour comprendre cette accusation de mépris de la morale, il faut se souvenir que Sorel tend toujours a réduire la politique a la conquête du pouvoir. L’immoralité des démocrates n'est au fond que le cynisme qui se dévoile après la victoire politique et la prise du pouvoir. Si la démocratie rend les socialistes parlementaires immoraux, c'est bien parce qu'en les initiant aux jeux de la politique, la « superstition démocratique » les entraîne a ne plus songer qu'à la conquête de sièges électoraux. « Quand on est convaincu que l'avenir du monde dépend de prospectus électoraux, de compromis conclus entre gens influents et de ventes de faveurs, on ne peut avoir grand souci des contraintes morales qui empêcheraient l'homme d'aller là ou se manifeste son plus clair intérêt » [Réflexions..., op. cit., pp. 288-289]. Au contraire, les Réflexions sur la violence, parce qu'elles sont une « philosophie morale », ne peuvent être qu’incompréhensibles aux démocrates [Illusions..., op. cit., p. 335].

Qu'advient-il si le syndicalisme échoue ? C'est-a-dire, en termes soréliens, s'il se laisse séduire par les principes et la morale de la démocratie. La « politisation » est ici un échec du syndicalisme, car il est, a son tour, pris dans une culture de pouvoir, celle de sa conquête et de son exercice. Sorel connaît la puissance de la démocratie qu'il éprouvera a nouveau amèrement en abandonnant le syndicalisme après 1908.

« L’église possède une vérité qu'elle a pour mission de répandre sur terre ; « c'est pourquoi, elle ne se considère jamais comme un groupe ayant a s'entendre avec d'autres groupes, mais comme une armée qui soutient une lutte contre une autre armée : nulle part nous ne trouvons aussi nette que dans l'histoire ecclésiastique la notion de la lutte de classes ». [Essai sur l’Eglise et l’Etat, Paris, Jacques, 1901, p. 55].

A partir du moment ou on a refuse «  les illusions du progrès », pour Sorel il est absolument nécessaire a la société, même démocratique, de produire une morale pour structurer l'homme dans un monde séculier. C’était la tout le sens de l'entreprise de Proudhon dans De la Justice : « donner au peuple une morale conforme aux besoins nouveaux », puisque la Révolution a évincé la religion comme principe social directeur. L’échec de Proudhon serait venu de ce que l'enthousiasme révolutionnaire qui soutenait la doctrine a disparu précisément du moment ou l’église elle-même a cesse d’être redoutée [Réflexions sur la violence.., op. cit., pp. 281-284]. Malgré cet échec, l’éthique sorélienne ne diffère guère ; il reprend a Proudhon le souci d'une morale ascétique qui conduit l'homme a une forte affirmation de soi. C'est, a tous égards, une éthique de la lutte contre la nature, tant naturelle que sociale.

La démocratie conduit donc l'homme a une crise d'identification, puisqu'elle ne lui offre a priori aucun moyen assure de se constituer comme homme. La libération du désir et la recherche des jouissances le reconduit a cette forme d’animalité biologique a laquelle Proudhon et Sorel faisaient allusion avec les priapées. Le goût de la « vie joyeuse » n'est certes pas propre a la société démocratique, mais ce qui semble être sa caractéristique est qu'elle amplifie le phénomène en ne lui opposant aucune barrière, en raison de son optimisme et de son économisme. Tout revient, pour Sorel, a faire croire que l'homme n'a pas a se battre et a lutter pour se constituer comme homme.

Sorel est donc bien, au début de ce siècle, l'homme du désenchantement total du monde puisque, également, il a perdu le sublime chrétien et refuse l'optimisme scientiste ou historique. Les « illusions du progrès »ne doivent pas masquer a quel point, dorénavant, l'homme est nu et seul devant son avenir. L’animosité sorélienne a l’égard de la démocratie triomphante est a la mesure de l'illusion par laquelle elle masque a l'homme cette rude vérité, et lui interdit de la regarder en face pour en tirer les conséquences. Or, la société séculière ne lui parait nullement dispensée d’éthique; un monde sans religion reste un monde qui a besoin d'une morale, non seulement sociale, mais plus encore, qui tire l'homme vers le sublime et l’héroïsme. C'est la question unique qui parcourt toutes les Réflexions sur la violence. Or, Sorel pense qu'on ne peut fonder la morale sur l’État, sur le droit, sur l’économie et, par suite, sur aucune des institutions bourgeoises. La morale requiert quelque chose de mystérieux, ou, tout au moins, d’étranger aux institutions de notre société ; et c'est ce qu'on peut designer sous le nom de religion; mais ou prendre ce quelque chose ? C'est ce qu'on oublie de nous apprendre [«  La crise morale et religieuse », Le Mouvement socialiste, juillet 1907, p. 27]

Toute la question est, des lors, pour Sorel, de savoir comment inciter au sublime et a l’héroïsme ceux qui, individuellement, ou socialement, ne participent plus de cette expérience religieuse, c'est-a-dire qui doivent agir héroïquement, et jusqu'au sacrifice, sans aucun témoin. Sorel attendra, avec l'aide des « mythes héroïques » de la classe ouvrière, ce sens du dévouement obscur et sans récompense, mais aussi sans témoin. On comprend en quel sens Sorel est ici anti-politique : il interdit a la classe ouvrière de paraître dans l'espace public et par la d’accéder a la vie politique et au goût du paraître en public. Il reproduit l'attitude que Hannah Ahrendt reproche au christianisme. Et de fait, chez Sorel, l'anti-parlementarisme est une critique de la vanité et de la gloriole des hommes politiques, soucieux de n'agir que pour être vus et admirés.
« La plupart du temps, nous vivons extérieurement a nous-mêmes ; nous n'apercevons de notre Moi que son fantôme décoloré (...) Nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plus que nous ne pensons ; nous sommes agis, plus que nous n'agissons nous-mêmes. Agir librement, c'est prendre possession de soi ; c'est se replacer dans la pure durée ». (Réflexions sur la violence.., op. cit., pp. 34-35, souligné par Sorel)]

« La question reste donc entière de savoir comment s'assurer du sublime et de la grandeur pour tous ceux qui, dans la société séculière, restent a l’extérieur de l’expérience religieuse et du pole d'heroïcite que le catholicisme maintient s'il sait rester séparé et différent du monde « démocratique ».

En réalité, la nature de d'heroïcite sorélienne est assez éloignée de Nietzsche, dont il ne retient en fait que l’idée de héros, et bien plus proche du christianisme. Cette nouvelle morale du prolétariat s'oppose terme a terme a celle de la démocratie. Le prolétaire n'a pas d'instincts serviles; il se dévoue en sachant qu'il vivra toujours dans des conditions infiniment modestes ; il organise sans chercher a attirer l'attention. Il est le contraire du bourgeois vaniteux, du démocrate arriviste, du politicien assoiffe d'honneurs et de considération. La bourgeoisie a la superstition des grands hommes ; le prolétariat sait, au contraire, s'organiser dans l'ombre. On peut y lire un véritable refus de l'espace public qui s'apparente a certains aspects du christianisme primitif. La plus haute vertu est donc de se dévouer obscurément. Le prolétaire, comme les cuirassiers de Reichshoffen, n'attend aucune rémunération, mais, mieux encore que ceux-ci, il pousse l’abnégation jusqu’à se passer de témoin de son héroïsme : « A défaut d'avantages matériels qu'ils ne sauraient espérer, ils n'ont même pas la satisfaction que peut procurer la célébrité » [id., p. 298].

« Si donc l'histoire récompense l’abnégation résignée des hommes qui luttent sans se plaindre et accomplissent sans profit une grande œuvre de l'histoire, (...) nous avons une raison nouvelle de croire a l’avènement du socialisme, puisqu'il représente le plus haut idéal moral que l'homme ait jamais conçu. Ce n'est pas une religion nouvelle qui se ferait sous terre (...) ; c'est une vérité qui naît [id.]. »

« Plus la production devient scientifique, plus il faut, par conséquent, peiner sans trêve ; Sorel prédit que le travail ira en s'intensifiant ».

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