PATRICE
ROLLAND : GEORGES SOREL ET LA DÉMOCRATIE AU XXe SIECLE - UNE
CRITIQUE ÉTHIQUE DE LA DÉMOCRATIE
« Tant
que le sublime s'imposait ainsi a l'esprit moderne, il paraissait
possible de constituer une morale laïque et démocratique ;
mais, de notre temps, une telle entreprise parait plutôt comique ».
[Réflexions sur la violence,
Rivière, 1972, p. 274]
Pour
comprendre cette accusation de mépris de la morale, il faut se
souvenir que Sorel tend toujours a réduire la
politique a la conquête du pouvoir. L’immoralité des démocrates
n'est au fond que le cynisme qui se dévoile après la victoire
politique et la prise du pouvoir. Si la démocratie rend les
socialistes parlementaires immoraux, c'est bien parce qu'en les
initiant aux jeux de la politique, la « superstition
démocratique » les entraîne a ne plus songer qu'à la
conquête de sièges électoraux. « Quand on est convaincu
que l'avenir du monde dépend de prospectus électoraux, de compromis
conclus entre gens influents et de ventes de faveurs, on ne peut
avoir grand souci des contraintes morales qui empêcheraient l'homme
d'aller là ou se manifeste son plus clair intérêt »
[Réflexions..., op. cit., pp. 288-289]. Au contraire, les
Réflexions sur la violence, parce qu'elles sont une
« philosophie morale », ne peuvent être
qu’incompréhensibles aux démocrates [Illusions...,
op. cit., p. 335].
Qu'advient-il
si le syndicalisme échoue ? C'est-a-dire, en termes soréliens, s'il
se laisse séduire par les principes et la morale de la
démocratie. La « politisation » est ici un échec du
syndicalisme, car il est, a son tour, pris dans une culture de
pouvoir, celle de sa conquête et de son exercice. Sorel connaît la
puissance de la démocratie qu'il éprouvera a nouveau amèrement en
abandonnant le syndicalisme après 1908.
« L’église
possède une vérité qu'elle a pour mission de répandre sur
terre ; « c'est pourquoi, elle ne se considère jamais comme un
groupe ayant a s'entendre avec d'autres groupes, mais comme une armée
qui soutient une lutte contre une autre armée : nulle part nous ne
trouvons aussi nette que dans l'histoire ecclésiastique la notion de
la lutte de classes ». [Essai sur l’Eglise et l’Etat,
Paris, Jacques, 1901, p. 55].
A
partir du moment ou on a refuse « les illusions du
progrès », pour Sorel il est absolument nécessaire a la
société, même démocratique, de produire une morale pour
structurer l'homme dans un monde séculier. C’était la tout le
sens de l'entreprise de Proudhon dans De la Justice : « donner
au peuple une morale conforme aux besoins nouveaux », puisque
la Révolution a évincé la religion comme principe social
directeur. L’échec de Proudhon serait venu de ce que
l'enthousiasme révolutionnaire qui soutenait la doctrine a disparu
précisément du moment ou l’église elle-même a cesse d’être
redoutée [Réflexions sur la violence.., op. cit., pp. 281-284].
Malgré cet échec, l’éthique sorélienne ne diffère guère ; il
reprend a Proudhon le souci d'une morale ascétique qui conduit
l'homme a une forte affirmation de soi. C'est, a tous égards, une
éthique de la lutte contre la nature, tant naturelle que sociale.
La
démocratie conduit donc l'homme a une crise d'identification,
puisqu'elle ne lui offre a priori aucun moyen assure de se
constituer comme homme. La libération du désir et la recherche des
jouissances le reconduit a cette forme d’animalité biologique a
laquelle Proudhon et Sorel faisaient allusion avec les priapées. Le
goût de la « vie joyeuse » n'est certes pas propre a la
société démocratique, mais ce qui semble être sa caractéristique
est qu'elle amplifie le phénomène en ne lui opposant aucune
barrière, en raison de son optimisme et de son économisme. Tout
revient, pour Sorel, a faire croire que l'homme n'a pas a se battre
et a lutter pour se constituer comme homme.
Sorel
est donc bien, au début de ce siècle, l'homme du
désenchantement total du monde puisque, également, il a perdu le
sublime chrétien et refuse l'optimisme scientiste ou historique. Les
« illusions du progrès »ne doivent pas masquer a quel
point, dorénavant, l'homme est nu et seul devant son avenir.
L’animosité sorélienne a l’égard de la démocratie triomphante
est a la mesure de l'illusion par laquelle elle masque a l'homme
cette rude vérité, et lui interdit de la regarder en face pour en
tirer les conséquences. Or, la société séculière ne lui parait
nullement dispensée d’éthique; un monde sans religion reste un
monde qui a besoin d'une morale, non seulement sociale, mais plus
encore, qui tire l'homme vers le sublime et l’héroïsme. C'est la
question unique qui parcourt toutes les Réflexions sur la violence.
Or, Sorel pense qu'on ne peut fonder la morale sur l’État, sur le
droit, sur l’économie et, par suite, sur aucune des institutions
bourgeoises. La morale requiert quelque chose de mystérieux, ou,
tout au moins, d’étranger aux institutions de notre société ; et
c'est ce qu'on peut designer sous le nom de religion; mais ou prendre
ce quelque chose ? C'est ce qu'on oublie de nous apprendre [«
La crise morale et religieuse », Le Mouvement socialiste,
juillet 1907, p. 27]
Toute
la question est, des lors, pour Sorel, de savoir comment inciter au
sublime et a l’héroïsme ceux qui, individuellement, ou
socialement, ne participent plus de cette expérience religieuse,
c'est-a-dire qui doivent agir héroïquement, et jusqu'au sacrifice,
sans aucun témoin. Sorel attendra, avec l'aide des « mythes
héroïques » de la classe ouvrière, ce sens du dévouement
obscur et sans récompense, mais aussi sans témoin. On comprend en
quel sens Sorel est ici anti-politique : il interdit a la classe
ouvrière de paraître dans l'espace public et par la d’accéder a
la vie politique et au goût du paraître en public. Il reproduit
l'attitude que Hannah Ahrendt reproche au christianisme. Et de fait,
chez Sorel, l'anti-parlementarisme est une critique de la vanité et
de la gloriole des hommes politiques, soucieux de n'agir que pour
être vus et admirés.
« La
plupart du temps, nous vivons extérieurement a nous-mêmes ;
nous n'apercevons de notre Moi que son fantôme décoloré (...) Nous
vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons
plus que nous ne pensons ; nous sommes agis, plus que nous n'agissons
nous-mêmes. Agir librement, c'est prendre possession de soi ; c'est
se replacer dans la pure durée ». (Réflexions sur la
violence.., op. cit., pp. 34-35, souligné par Sorel)]
« La
question reste donc entière de savoir comment s'assurer du sublime
et de la grandeur pour tous ceux qui, dans la société
séculière, restent a l’extérieur de l’expérience religieuse
et du pole d'heroïcite que le catholicisme maintient s'il sait
rester séparé et différent du monde « démocratique ».
En
réalité, la nature de d'heroïcite sorélienne est assez éloignée
de Nietzsche, dont il ne retient en fait que l’idée
de héros, et bien plus proche du christianisme. Cette nouvelle
morale du prolétariat s'oppose terme a terme a celle de la
démocratie. Le prolétaire n'a pas d'instincts serviles; il se
dévoue en sachant qu'il vivra toujours dans des conditions
infiniment modestes ; il organise sans chercher a attirer
l'attention. Il est le contraire du bourgeois vaniteux, du démocrate
arriviste, du politicien assoiffe d'honneurs et de considération. La
bourgeoisie a la superstition des grands hommes ; le prolétariat
sait, au contraire, s'organiser dans l'ombre. On peut y lire un
véritable refus de l'espace public qui s'apparente a certains
aspects du christianisme primitif. La plus haute vertu est donc de se
dévouer obscurément. Le prolétaire, comme les cuirassiers de
Reichshoffen, n'attend aucune rémunération, mais, mieux encore que
ceux-ci, il pousse l’abnégation jusqu’à se passer de témoin de
son héroïsme : « A défaut d'avantages matériels qu'ils
ne sauraient espérer, ils n'ont même pas la satisfaction que peut
procurer la célébrité » [id., p. 298].
« Si
donc l'histoire récompense l’abnégation résignée des hommes qui
luttent sans se plaindre et accomplissent sans profit une
grande œuvre de l'histoire, (...) nous avons une raison nouvelle de
croire a l’avènement du socialisme, puisqu'il représente le plus
haut idéal moral que l'homme ait jamais conçu. Ce n'est pas une
religion nouvelle qui se ferait sous terre (...) ; c'est une vérité
qui naît [id.]. »
« Plus
la production devient scientifique, plus il faut, par
conséquent, peiner sans trêve ; Sorel prédit que le travail ira en
s'intensifiant ».
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