Les
Caractères du Syndicalisme français
Par
VICTOR GRIFFUELHES
Citoyennes
et Citoyens,
C'est
un fait incontestable que le syndicalisme français est devenu une
puissance que tout le monde reconnaît. Une réunion comme celle de
ce soir en est une preuve de plus. Notre ami Labriola nous a dit
combien le syndicalisme italien s'inspire de nos méthodes et de nos
idées, et notre ami Michels nous a exposé comment le socialisme, en
Allemagne, ne pourrait renaître qu'en utilisant l'expérience du
mouvement syndicaliste français. Il y a là un phénomène frappant.
Et, pour clôturer cette réunion,je voudrais rechercher avec vous
pourquoi notre action a ainsi forcé l'attention de nos camarades de
l'étranger et quels sont les caractères essentiels du syndicalisme
français.
Pour
répondre à cette question, je ne pourrai mieux faire que de
comparer notre action à celle des ouvriers allemands, dont Michels
vient de nous entretenir. En opposant ainsi la classe ouvrière
française à la classe ouvrière allemande, nous opposerons les deux
incarnations les plus typiques du syndicalisme et du socialisme
politique.Ce qui ressort avec le plus de netteté, c'est l'opposition
existant entré l'action
syndicale
en France et l'action syndicale en Allemagne. En Allemagne, il y a
une masse de syndiqués; en France, il y a un syndicalisme, théorie
qui résume et contient toute l'action ouvrière.
Michels
nous a montré que les ouvriers allemands ont peur de compromettre
par une politique trop audacieuse le vaste mais fragile édifice de
leur organisation socialiste et syndicale. Il nous a exposé leur
défiance de toute action hasardeuse et leur amour immodéré de la
modération. C'est bien cela. L'ouvrier allemand a peur et il craint.
Il a peur de s'aventurer, de risquer, de s'engager dans la lutte. Il
craint toutes les forces d'ordre, d'autorité, de hiérarchie. Il a
le respect timoré de ses maîtres.
Je
me souviens de deux faits significatifs, que j'ai connus au cours du
voyage que je fis à Berlin, lorsque, en présence des bruits de
guerre, provoqués par la question marocaine, j'allais proposer, de
la part des syndicats français, une action concertée aux syndicats
allemands. Comme je visitais une exposition du travail à domicile,
qui avait lieu en ce moment, mon attention fut attirée par un
superbe coussin qui s'étalait derrière une vitrine et sur lequel
resplendissait une belle inscription en or. Je demandai ce que cela
signifiait. On me répondit que c'étaient les mots: Vive l'Empereur!
Je ne pus m'empêcher de marquer ma stupéfaction. Les camarades
allemands qui m'accompagnaient me répondirent alors que ce coussin
était exposé par les syndicats chrétiens. Je ne pus qu'observer
Mais vous marchez donc avec les syndicats chrétiens?. Un autre fait,
non moins caractéristique, est le suivant Dans un banquet de clôture
de la construction de je ne sais plus quelle église, les ouvriers du
bâtiment qui y assistaient, et qui comptent pourtant parmi les plus
révolutionnaires de Berlin, ne purent s'empêcher, à la fin, de se
lever et de pousser avec les autres, le cri sacro-saint de Vive
l'Empereur! Voilà, si je ne me trompe, des actes qu'on obtiendrait
difficilement des ouvriers français.
Mais
l'ouvrier allemand ignore ce que c'est que l'esprit libre et frondeur
qui est notre marque distinctive, et il est toujours retenu par la
peur et la crainte. Sa lourdeur d'esprit rend son action lourde,
lente à s'exercer par contre, ce qui se passe en France. Ce qui
caractérise, chez nous, l'ouvrier, c'est qu'il est audacieux et
indépendant.Rien ne l'épouvante. Il est au-dessus de toute
autorité, de tout respect, de toute hiérarchie. Devant un ordre du
pouvoir, tandis que le premier mouvement de l'ouvrier allemand est
d'obéir, le premier mouvement de l'ouvrier français est de se
révolter. II résiste et proteste; il critique et s'insurge. Et il
passe à l'acte, immédiatement. Il ne se demande pas, avant d'agir,
si la loi lui permet ou non d'agir. Il agit et voilà tout. C'est là
le sens pro- fond de l'action directe, qui signifie l'action
personnelle des ouvriers, s'exerçant en dehors de toute
considération légalitaire et de toute autorisation d'en haut. Comme
l'ouvrier allemand est loin de cette désinvolture ! Tout acte
est, chez lui, longuement prémédité, mûrement réfléchi. Il pèse
le pour et le contre, voit si c'est permis ou défendu, tourne et
retourne, si bien qu'il finit par ne pas agir du tout et à rester,
sans possibilité d'en sortir, dans le cercle vicieux où il
s'enferme lui-même. Et vraiment, si l'on examine les exigences de
l'action voit toute la supériorité de la décision et de
l'initiative française sur la prudence et la pesanteur allemandes. A
trop réfléchir, on n'entreprend jamais rien. Il faut aller de
l'avant, se laisser porter par sa propre impulsion naturelle, ne se
fier qu'à soi-même et se dire que ce n'est pas à nous à nous
adapter à la légalité, mais à la légalité à s'adapter à notre
volonté. Les objections que font de savants et sages intellectuels,
à l'action spontanée et créatrice, nous laissent froids. Vraiment,
étant données les complications de la vie moderne, comme tout se
tient et dépend l'un de l'autre, on n'en finirait jamais d'examiner
à la loupe chacune de nos moindres actions avant de la commettre.
Et, d'ailleurs, on ne pourra jamais tout prévoir, si l'on commence à
vouloir tout peser et repeser ! Là est l'originalité du
syndicalisme français, qui ne connaît que l'action. Il ne se laisse
pas paralyser, lui, par la peur et la crainte. Mais il attaque, il va
par coups d'audace, prend ses ennemis prise par sur- et finit par
triompher. C'est cette attitude décidée, cette audace incessante,
cette énergie inlassable qui nous vaut, à cette heure, les coups du
pouvoir. Le gouvernement le plus démocratique que nous ayons eu nous
fait une chasse sans trêve et nous menace de toutes les
persécutions. Je le regrette pour M. Clemenceau, mais il perdra son
temps. Toutes ces poursuites,toutes ces persécutions, ne feront que
nous fortifier, nous entraîner davantage à la lutte, et nous rendre
plus redoutables pour ceux-là mêmes qui croient nous atteindre.
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