REGARD
VERS L'AVENIR.
Je
suis incapable de te dire de quoi sera fait l'avenir. Je ne sais si
tu pourras atteindre la Lune ou Mars à l'aide de l'orgone cosmique
que j'ai découvert. Je ne sais pas non plus comment volera ou
atterrira ton engin spatial, ni si tu recourras à l'énergie solaire
pour éclairer la nuit tes maisons, ou si tu seras à même d'avoir
un récepteur encastré dans les murs de ta maison, te permettant de
parler d'Australie à Bagdad. Mais je peux te dire avec certitude ce
que tu NE FERAS PLUS d'ici 500, 1000 ou 5000 ans.
"Ecoutez-moi
ce visionnaire ! Il sait ce que je ne ferai pas ! Est-ce un dictateur
?" Je ne suis pas un dictateur, petit homme, bien que ta
petitesse m'eut permis d'accéder facilement à ce poste. Tes
dictateurs peuvent seulement te dire ce que tu ne peux pas faire
dans le présent sans être envoyé dans une chambre à gaz. Mais ils
ne peuvent pas te dire ce que tu feras dans un avenir lointain, de
même qu'ils ne peuvent accélérer la croissance d'un arbre. "D'où
tires-tu ta sagesse, serviteur intellectuel du prolétariat
révolutionnaire ?" De ta propre profondeur, prolétaire éternel
de la raison humaine !
"Ecoutez-moi
ça ! Il puise sa sagesse de ma propre profondeur. Or, je n'ai pas de
profondeur...!
D'ailleurs,
le mot "profondeur" est d'essence individualiste..."
Si, petit homme, tu as de la profondeur en toi, mais tu l'ignores. Tu
as une peur mortelle de ta profondeur, c'est pourquoi tu ne la sens
ni ne la vois. C'est pourquoi tu es pris de vertige et tu chancelles
comme au bord d'un abîme, quand tu aperçois ta propre profondeur.
Tu as peur de tomber et de perdre ainsi ton "individualité"
si jamais tu obéis aux pulsions de ta nature. Quand, avec la
meilleure bonne foi, tu tentes de parvenir à toi même, tu ne
trouves jamais que le petit homme cruel, envieux, goulu, voleur. Si
tu n'étais pas profond dans ta profondeur, je n'aurais pas rédigé
ce texte. Je connais ta profondeur, je l'ai découverte quand tu
venais me voir pour confier au médecin tes misères. C'est cette
profondeur en toi qui est ton avenir. C'est pourquoi je suis capable
de te dire ce que tu ne feras plus à l'avenir, parce que tu ne
comprendras plus comment tu as pu faire ces choses pendant 4000 ans
d'anti-culture. Veux-tu m'écouter ?
"D'accord.
Pourquoi n'écouterais-je pas le récit d'une gentille petite utopie
? Il n'y a rien à faire cher Docteur ! Je suis et je resterai
toujours le petit gars du peuple, l'homme de la rue, qui n'a pas
d'opinion personnelle. Qui suis-je pour avoir..."
Une
fois de plus, tu cherches un alibi dans la légende du "petit
homme", parce que tu as peur d'être entraîné par le courant
de la vie et d'être obligé de nager, ne fût-ce que pour tes
enfants et tes petits enfants. La première chose que tu ne feras
plus sera de dire que tu es le petit homme sans opinion ; tu ne diras
plus : "Qui suis-je pour avoir..." Tu as une opinion
personnelle et tu auras honte à l'avenir de l'ignorer, de ne
pas la défendre, de ne pas l'exprimer. "Mais que
dira l'opinion publique de mon opinion ? Je serai écrasé comme un
ver si j'énonce mon opinion."
Ce
que tu appelles "l'opinion publique" est la somme de toutes
les opinions de tous les hommes mesquins et de toutes les femmes
mesquines. Chaque petit homme et chaque petite femme porte en soi une
opinion juste et une opinion fausse. L'opinion fausse est due à la
peur qu'ils ont de l'opinion fausse des autres petits hommes et des
autres petites femmes. C'est pourquoi l'opinion juste ne parvient pas
à percer. Ainsi, par exemple, tu ne seras plus d'avis que tu "ne
comptes pas". Tu sauras à l'avenir que tu es le pilier de la
société humaine, et tu proclameras cette conviction. Ne te sauve
pas ! N'aie pas peur ! Ce n'est pas si terrible d'être le pilier de
la société humaine. "Que dois-je faire pour être le pilier de
la société humaine ?" Tu n'as rien à faire, rien de nouveau à
entreprendre. Tu n'as qu'à faire à l'avenir ce que tu as fait
jusqu'ici : labourer ton champ, manier ton marteau, examiner tes
malades, accompagner tes enfants à l'école ou au terrain de jeux,
rapporter les événements de la journée, approfondir les secrets de
la nature. Toutes ces choses, tu les accomplis déjà. Mais tu crois
que tout cela a peu d'importance, que seul importe ce que fait le
maréchal Decoratus, le Prince Inflatus, le noble chevalier dans son
armure étincelante.
"Tu
es un utopiste, Docteur ! Ne vois-tu donc pas que le maréchal
Decoratus, le Prince Inflatus ont des soldats et des armes pour faire
la guerre, pour me forcer au service militaire, pour détruire mes
champs, mon laboratoire, mon cabinet de travail ?" On te force à
faire du service militaire, on détruit tes champs et tes usines,
parce que tu cries "heil" quand on t'enrôle et quand on
tire sur tes biens ! Le Prince Inflatus, le noble Chevalier sans son
armure n'auraient ni soldats ni armes si tu savais que le champ doit
porter du blé, que l'usine doit fabriquer des souliers et non des
armes, que les champs et les usines ne sont pas là pour être
détruits, et si tu proclamais à haute voix ce savoir. Car ton
maréchal Decoratus et ton Prince Inflatus ignorent tout cela, parce
qu'ils n'ont jamais travaillé dans un champ ni dans une usine, ni
dans un laboratoire ; parce qu'ils croient que tu t'éreintes pour la
gloire de l'Allemagne ou de la Patrie de tous les Prolétaires et non
pour vêtir et nourrir tes enfants. "Que faire alors ? Je
déteste la guerre, ma femme se lamente quand je suis appelé sous
les drapeaux, mes enfants meurent de faim quand les armées
prolétariennes occupent mon pays, les cadavres s'entassent par
milliers. Tout ce que je veux, c'est labourer mon champ, jouer après
le travail avec mes enfants, aller le dimanche danser ou écouter de
la musique. Mais que pourrais-je faire ? Tu n'as qu'à faire ce que
tu as fait jusqu'ici, travailler, donner une enfance heureuse à tes
enfants,
aimer
ta femme. SI TU FAISAIS CELA AVEC DETERMINATION ET PERSEVERANCE, IL
N'Y AURAIT PLUS DE GUERRE ; on ne verrait plus tes femmes livrées à
la soldatesque sexuellement affamée de la "Patrie de tous les
Prolétaires", on ne verrait plus tes enfants, orphelins, mourir
de faim dans la rue, tu ne fixerais plus sur quelque "champ
d'honneur" lointain le ciel bleu de tes yeux éteints.
"Supposons donc que je travaille tranquillement, que je vive
tranquillement pour mes enfants et ma femme et que soudain les Huns,
les Allemands, les Japonais, les Russes ou que sais-je attaquent mon
pays. Je suis alors bien obligé de défendre mon foyer ?"
Tu
as parfaitement raison, petit homme. Si des Huns de quelque nation
que ce soit te tombent dessus, force t'est de prendre ton fusil pour
te défendre. Mais ne comprends-tu donc pas que les "Huns"
de toutes les nations et de tous les pays ne sont que des millions de
petits hommes criant "heil" quand le maréchal Decoratus et
le Prince Inflatus, qui eux ne travaillent pas, les appellent sous
les drapeaux ; qu'ils croient comme toi être des quantités
négligeables, qu'ils demandent comme toi : "Qui suis-je pour
avoir une opinion personnelle ?" Lorsque tu sauras, petit homme,
que tu es quelqu'un, que tu as une opinion personnelle,
judicieuse, que ton champ et ton usine sont au service de la vie
et non de la mort, tu sauras répondre aussi à la question que
tu viens de me poser. Tu n'as pas besoin pour cela de diplomates. Au
lieu de crier "heil", au lieu de décorer la tombe du
"Soldat Inconnu", au lieu de laisser fouler aux pieds ta
"conscience nationale" par le Prince Inflatus et le
Maréchal de tous les Prolétaires, tu devrais leur opposer ta
confiance en toi et ta conscience d'accomplir un travail
utile. (Je connais fort bien le "Soldat Inconnu", petit
homme, j'ai eu l'occasion de faire sa connaissance quand j'ai
combattu dans les montagnes d'Italie. C'était un petit homme comme
toi qui s'imaginait ne pas avoir d'opinion personnelle et qui disait:
"Qui suis-je pour avoir, etc...") Tu pourrais même aller
voir ton frère, le
petit
homme au Japon, en Chine, dans n'importe quel pays de Huns, et lui
faire connaître ton opinion judicieuse sur ton travail comme
ouvrier, médecin, paysan, père et époux, et tu pourrais lui faire
comprendre qu'il rendrait toute guerre impossible s'il s'en tenait à
son travail et à son amour. "Parfait. Mais ils viennent de
mettre au point ces "bombes atomiques" dont une seule
suffit pour tuer des milliers de gens !" Tu n'as pas encore
appris à bien penser, petit homme ! Est-ce que tu t'imagines que
c'est ton Prince Inflatus, ton noble Chevalier qui fabrique les
bombes atomiques ? Une fois de plus ce sont de petits hommes comme
toi qui font les bombes atomiques en criant "heil !" Tu
vois, petit homme, tout se ramène toujours à toi, à la justesse de
ta pensée. Si tu n'étais pas un tout petit homme, un homme
minuscule, toi, génial chercheur du XXème siècle, tu aurais
développé une conscience mondiale à la place de ta conscience
nationale et tu aurais empêché l'irruption de la bombe
atomique dans ce monde ; or, si cela s'est révélé impossible, tu
aurais toujours pu élever ta voix pour qu'elle fût mise hors la
loi. Tu tournes en rond dans le dédale que tu as toi-même inventé,
et tu n'en trouves plus l'issue, parce que tu regardes et tu penses
dans la mauvaise direction. Tu as promis à tous ces petits hommes
que ton "énergie atomique" guérira leurs cancers et leurs
rhumatismes, alors que tu savais fort bien que cela est impossible,
que tu avais créé une arme meurtrière et rien d'autre. Agissant de
la
sorte, tu t'es enfoncé dans le même cul-de-sac que ta physique.
C'en est fait de toi et pour toujours ! Tu sais fort bien,
petit homme, que je t'ai fait cadeau de mon énergie cosmique
et de ses vertus thérapeutiques, mais tu n'en souffles mot et tu
continues à mourir de cancer ou de chagrin, et même en mourant tu
hurles encore: "Heil ! Vive la culture et la technique !"
Moi, je te dis, petit homme : c'est les yeux ouverts que tu as creusé
ta propre tombe ! Tu t'imagines qu'une ère nouvelle s'est levée,
l'ère de l'énergie atomique. Elle s'est levée, mais autrement que
tu ne le pensais. Non pas dans ton enfer mais dans mon tranquille
laboratoire, dans un coin retiré des Etats-Unis. Il ne dépend que
de toi d'aller ou de ne pas aller à la guerre. Il s'agit simplement
de savoir que tu travailles pour la vie et non pour la mort, que tous
les petits hommes sur terre te ressemblent en bien et en mal.
Un
jour, tôt ou tard (cela encore dépend uniquement de toi), tu
cesseras de crier "heil", de labourer ton champ pour qu'on
détruise ton blé, de travailler dans ton usine pour qu'on en fasse
la cible des canons. Tôt ou tard, tu refuseras de travailler pour la
mort, tu ne travailleras plus que pour la vie.
"Dois-je
lancer une grève générale ?"
J'ignore
si tu dois faire ceci ou cela. La grève générale est un mauvais
moyen, car tu t'exposerais au reproche justifié de faire mourir de
faim tes propres enfants et ta propre femme. Ce n'est pas en faisant
la grève que tu prouves ton sens de la responsabilité des destinées
de la société. Si tu fais la grève, petit homme, tu ne travailles
pas. Or, j'ai dit qu'un jour, tu TRAVAILLERAS pour ta vie, je
n'ai pas dit que tu feras la grève. Fais donc la "grève du
travail", si tu t'en tiens à ta "grève" ; fais la
grève en travaillant pour toi, pour tes enfants, pour ta femme, pour
ta bien-aimée, pour ta société, pour ton produit, pour ta ferme.
Dis-leur que tu n'as pas le temps de faire la guerre, que tu as mieux
à faire ! Réserve, près de chaque ville de la terre, une enceinte
entourée de murs, derrière lesquels les diplomates et les maréchaux
n'ont qu'à s'entre-tuer à coups de revolver ! Voilà ce que tu
devrais faire, petit homme, si tu étais disposé à ne plus crier
"heil", si tu cessais de penser que tu n'as pas d'opinion
personnelle.
Tu
tiens tout entre tes mains, ta vie, celle de tes enfants, ton
marteau, et ton stéthoscope. Tu hausses les épaules, tu me prends
pour un utopiste, peut-être pour un "rouge". Tu me
demandes quand ta vie sera agréable et sûre, petit homme. Voici ma
réponse : Ta vie sera agréable et sûre lorsque la vie comptera
plus à tes yeux que la sécurité, l'amour plus que l'argent, ta
liberté plus que la "ligne du parti" ou l'opinion publique
; lorsque l'atmosphère de la musique de Beethoven ou de Bach sera
l'atmosphère de ta vie (pour le moment elle s'est réfugiée dans un
recoin caché de ton être, petit homme) ; lorsque ta pensée ne sera
plus opposée mais accordée à tes sentiments ; lorsque tu prendras
conscience à temps de tes dons, lorsque tu apercevras à temps les
progrès de l'âge ; lorsque tu vivras les pensée de tes grands
hommes et non plus les méfaits de tes grands chefs de guerre ;
lorsque les professeurs de tes enfants seront mieux payés que les
politiciens ; lorsque tu respecteras plus l'amour entre l'homme et la
femme que le certificat de mariage, lorsque tu reconnaîtras tes
erreurs de raisonnement tant qu'il sera temps et non après coup
comme maintenant ; lorsque tu ressentiras la plénitude en écoutant
la vérité et que tu ressentiras du dégoût pour toute formalité ;
quand tu comprendras tes compagnons de travail étrangers sans
l'intermédiaire de diplomates ; quand ton coeur sera rempli de joie
en voyant le bonheur de ta fille, et non de colère ; lorsque tu ne
comprendras plus comment tu as pu punir un jour les petits enfants
pour avoir touché leurs organes génitaux ; lorsque les physionomies
des hommes dans la rue exprimeront la liberté, l'animation et non
plus la tristesse et la misère, lorsque les humains ne se
promèneront plus sur terre avec des bassins rétractés et rigides,
des organes sexuels refroidis.
Tu
veux des guides, des conseillers, petit homme ? On t'a prodigué
pendant des millénaires des conseils, bons ou mauvais. Si tu croupis
toujours dans la misère ce n'est pas faute de conseillers, mais
c'est à cause de ta mesquinerie. Je pourrais te donner de bons
conseils, mais connaissant ta mentalité et ta manière d'être, je
sais que tu serais incapable de les mettre en pratique pour le profit
de tous.
Supposons
que je te conseille de mettre un terme à toute diplomatie et de la
remplacer par des contacts fraternels, professionnels et personnels,
entre les cordonniers, charpentiers, forgerons, mécaniciens,
techniciens, médecins, éducateurs, écrivains, journalistes,
administrateurs, mineurs et fermiers de l'Angleterre, de l'Allemagne,
de la Russie, de l'Amérique, de l'Argentine, du Brésil, de la
Palestine, de l'Arabie, de la Turquie, de la Scandinavie, du Tibet,
de l'Indonésie, etc., de laisser aux cordonniers du monde entier le
soin de procurer des souliers aux petits Chinois ; aux mineurs celui
de donner à tous de quoi se chauffer ; aux éducateurs celui de
découvrir les moyens de protéger les nouveau-nés contre
l'impuissance et les maladies mentales, etc. Que ferais-tu, petit
homme, si tu étais confronté à ces problèmes quotidiens de la vie
humaine ?
Tu
me ferais les objections suivantes, ou tu me les transmettrais par le
truchement d'un représentant de ton parti, de ton Eglise, de ton
gouvernement ou de ton syndicat (à moins que tu ne me fasses jeter
en prison sous l'inculpation d'être un "rouge") :
"Qui
suis-je pour substituer à la diplomatie internationale des contacts
relevant du travail et de l'activité sociale ?"
Ou
bien : "Nous ne pouvons éliminer les différences nationales
dans l'évolution économique et culturelle."
Ou
bien : "Devons-nous nous aboucher avec les fascistes allemands
ou japonais, avec les communistes russes, avec les capitalistes
américains ?"
Ou
bien : "Je suis concerné en premier lieu par ma patrie russe,
allemande, américaine, anglaise, israélienne, arabe."
Ou
bien : "J'ai déjà assez de peine à organiser ma propre vie, à
m'entendre avec le syndicat des tailleurs. Qu'un autre s'occupe des
tailleurs des autres nations !"
Ou
bien : "N'écoutez pas ce capitaliste, bolchevik, fasciste,
trotskyste, internationaliste, sexualiste, juif, étranger,
intellectuel, rêveur, utopiste, démagogue, fou, individualiste,
anarchiste ! Est-ce que vous n'êtes pas fier d'être Américain,
Russe, Allemand, Anglais, Juif ?"
Tu
te serviras sans l'ombre d'un doute d'un de ces slogans ou de
quelques autres pour te débarrasser de ta responsabilité en matière
de contacts humains.
"Ne
suis-je rien du tout ? Tu m'as déchiré à belles dents ! Après
tout, je travaille comme un nègre, je nourris ma femme et mes
enfants. Je mène une vie décente et je sers ma patrie. Je ne suis
peut-être pas si mauvais que ça !"
Je
sais parfaitement que tu es un être honnête, travailleur, sérieux,
que tu ressembles à une abeille ou à une fourmi. J'ai simplement
démasqué le côté "petit homme" en toi, qui ruine et a
ruiné pendant des millénaires ta vie ; tu es grand, petit
homme, quand tu n'es pas petit et misérable. Ta grandeur est le seul
espoir qui nous reste. Tu es grand, petit homme, quand tu exerces
amoureusement ton métier, quand tu t'adonnes avec joie à la
sculpture, à l'architecture, à la peinture, à la décoration, à
ton activité de semeur ; tu es grand quand tu trouves ton plaisir
dans le ciel bleu, dans le chevreuil, dans la rosée, dans la
musique, dans la danse, quand tu admires tes enfants qui grandissent,
la beauté du corps de ta femme ou de ton mari ; quand tu te rends au
planétarium pour étudier les astres, quand tu lis à la
bibliothèque ce que d'autres hommes et femmes ont écrit sur la vie.
Tu es grand lorsque, grand-père, tu berces ton petit enfant sur tes
genoux et lui parles des temps passés, quand tu regardes l'avenir
incertain avec une confiance et une curiosité enfantines. Tu es
grande, petite femme, quand, jeune mère, tu chantes une berceuse à
ton nouveau-né, quand, les larmes aux yeux, tu formules au fond de
ton coeur des voeux pour son avenir, quand tu édifies cet avenir,
jour après jour, année après année, dans ton enfant.
Tu
es grand, petit homme, quand tu chantes les bonnes vieilles chansons
folkloriques, quand tu danses aux flonflons d'un accordéon, car les
chansons populaires sont apaisantes et chaleureuses, et elles ont les
mêmes accents partout dans le monde. Tu es grand quand tu dis à ton
ami : "Je remercie ma bonne étoile qui m'a permis de vivre sans
souillure et sans cupidité, de voir mes enfants grandir, d'assister
à leurs premiers balbutiements, gestes, promenades, jeux, questions,
rires, amours ; je la remercie d'avoir préservé ma sensibilité
grâce à laquelle je jouis encore du printemps et du zéphyr, du
murmure de la petite rivière derrière ma maison, du chant des
oiseaux dans les bois ; je la remercie de ne pas avoir participé au
commérage des méchants voisins, d'avoir pu étreindre mon
partenaire et d'avoir senti dans son corps le flux de la vie ; de ne
pas avoir perdu, en ces temps troublés, l'orientation et le sens
profond de mon existence". Car j'ai sans cesse écouté la voix
au fond de moi-même qui me disait : "Ce qui compte, c'est de
vivre une vie bonne et heureuse". Suis l'appel de ton coeur,
même si tu dois t'écarter de la route des âmes timides. Fuis la
brutalité et l'amertume, même si la vie te fait parfois souffrir !
Et quand, dans le calme du soir, je m'installe après une journée de
travail sur le gazon devant ma demeure, avec ma femme et mon enfant,
quand je sens le souffle de la nature, j'entends la mélodie de
l'avenir : "Soyez enlacés, millions, j'embrasse le monde tout
entier !" Et je formule l'ardent désir que cette vie puisse
faire valoir ses droits, qu'elle puisse convertir les durs et les
timides qui font tonner le canon. S'ils le font, c'est que la vie est
passée à côté d'eux. Et je serre dans mes bras mon fils qui me
demande : "Père, le soleil s'est couché. Où est-il donc allé
? Reviendra-t-il bientôt ?" Et je lui réponds: "Oui, mon
fils, bientôt il se lèvera de nouveau pour nous réchauffer !"
Ainsi,
j'en arrive à la conclusion de mon discours, petit homme. J'aurais
pu continuer, indéfiniment. Mais si tu as lu mes propos avec
attention et loyauté, tu as compris aussi dans quel domaine tu n'es
qu'un petit homme, même si je ne l'ai pas précisé. Car tes actions
et tes pensées mesquines révèlent partout la même mentalité.
Quel que soit le mal que tu m'as fait ou que tu me feras, que tu me
glorifies comme un génie ou que
tu
m'enfermes dans un asile d'aliénés, que tu m'adores comme ton
sauveur ou que tu me pendes comme espion, tôt ou tard la nécessité
t'apprendra que j'ai découvert les lois de la vie, mettant ainsi
entre tes mains un instrument grâce auquel tu pourras diriger ta vie
d'une manière consciente, comme tu as su diriger jusqu'ici seulement
tes machines. J'ai été l'ingénieur fidèle de ton organisme.
Tes
petits-enfants m'emboîteront le pas et seront de bons ingénieurs de
la nature humaine. J'ai révélé l'immensité du domaine vivant en
toi-même, j'ai révélé ta nature cosmique. C'est là ma grande
récompense.
Les
dictateurs et les tyrans, les petits malins et les clabaudeurs, les
géotrupes et les coyotes subiront le sort qu'un Sage leur a prédit
:
J'ai
semé des paroles sacrées dans le monde. Lorsque le palmier se sera
fané, le rocher décomposé ; Que les monarques glorieux auront été
balayés comme feuilles mortes, Mille arches porteront ma parole à
travers les déluges :
Ma
parole ne passera pas.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire