mercredi 28 mars 2018

La légende Noire de Georges Sorel Partie 4



...Sorel, malgré sa prudence, a momentanément perdu de vue que le but de la politiques est tout autre : il attendait que la politique servit l'utopie, alors que l'utopie, comme toujours, sert la politique.


« Je concède, écrit Bernstein a ce propos, que la lutte politique ait la tendance d'aboutir au radicalisme plutôt qu'au socialisme et plutôt à la corruption des masses qu'a leur éducation morale ; mais cela n’empêche pas qu'elle soit en même temps un moyen puissant d'éducation intellectuelle et un réveilleur de la conscience publique. Je vois donc mon devoir dans l'attaque, pas de la chose même, mais de la valeur exagérée qu'on lui adjuge ».

Berstein répond à Sorel sur la politique dans les syndicats.

« Sans doute, écrit Sorel, pour obtenir des reformes sociales, il peut être utile d'avoir a la chambre un groupe de députes socialistes ; mais il ne faut pas se faire trop d'illusions sur le rôle qu'il peut y jouer. Un éminent social-démocrate d'Allemagne a bien voulu me dire qu'il reconnaît le danger de la politique pour le mouvement ouvrier, qu'il trouve qu'on attribue trop d'importance a la lutte politique, mais il ne voit pas comment on pourrait s'en passer. Je suis parfaitement d'accord avec lui : la politique est un pis-aller, contre lequel il faut prendre des précautions. » « La crise du socialisme », Revue politique et parlementaire, XVIII, décembre 1898, p. 608. L'article avait été écrit des le mois d’août, cf. la lettre a Lagardelle du 31.8.1898, loc. cit., p. 321.]

« Puisque l'occasion s'en présente, je crois utile de faire connaître aux camarades l'opinion de l'un des principaux écrivains de la social-démocratie allemande, qui habite l'Angleterre depuis longtemps; il m’écrit qu'il redoute le jour ou l’État ou la Commune seraient charges d'assurer aux citoyens leur moyen d'existence, qu'il est grand partisan de la coopération et du trade unionisme, que ces institutions tendent a développer le sentiment de responsabilité que la politique menace d'annihiler. Voila donc un marxiste très authentique qui ne comprend pas du tout le socialisme comme M. Webb. ≫ [≪ L’histoire du trade-unionisme anglais ≫, l’Ouvrier des deux mondes,
II, 23, décembre 1898, p. 337. Sorel développe dans ce texte les thèses de l’Avenir socialiste des syndicats après sa lecture du livre des Webb, livre dont l'article est la critique.]

Ayant été pendant 22 ans fonctionnaire d'un grade assez élevé pour pouvoir observer les vrais rouages de l'administration, j'ai une grande expérience des choses dont je parle. J'ai été, durant toute ma vie, écœure par les bassesses et les ignominies que je voyais commettre, sans le moindre scrupule, pour ne pas ne pas avoir en dégoût les personnages politiques... La politique produit a la longue une décomposition morale. » [≪ Dove va il marxismo ? ≫, Rivista critica del socialismo, I, 1, janvier 1899, p. 18]

« ... Je ne crois pas que nous soyons d'accord sur tous les points de la théorie et pratique marxistes, mais je crois que nous approchons ces questions dans le même état d'esprit. État d'esprit qu'on pourrait caractériser ainsi : acceptation des principes fondamentaux de la théorie, répudiation des conclusions hâtives et simplistes. Pour moi, l'affixe « scientifique » au mot « socialisme » signifie une demande ou obligation, plus qu'une constatation. Le socialisme n'est scientifique qu'à la condition qu'il renonce a donner la vérité finale, c'est-à dire en tant qu'il reste recherche. Le parti militant peu et doit de temps en temps mettre son programme en harmonie avec la marche de la recherche, mais comme représentant d’intérêts et force de lutte, il ne peut pas, a chaque moment donne, prétendre ou même aspirer a cet état libéral qui convient a la recherche scientifique. Ici, il y a pour moi division de travail et de rôle, et partout ou les rôles ont été confus, vous trouverez aussi confusion d’idées, même chez les esprits les plus clairs.
Je vois d’après votre brochure que vous n’êtes pas politicien, moi, je ne le suis pas non plus. Mais vous abhorrez la politique et je ne suis pas encore arrive a votre point de vue. Je dois confesser que je suis « en route ». J'en vois bien les dangers surtout pour le mouvement ouvrier, mais je ne vois pas encore la possibilité de nous en débarrasser. C'est pourquoi, je me borne a combattre l'estimation exagérée de la lutte politique, – lutte dont j'admets la nécessité temporaire et l’utilité limitée. Je concède que la lutte politique ait la tendance d'aboutir au radicalisme plutôt qu'au socialisme et plutôt a la corruption des masses qu'a leur élévation morale ; mais cela n’empêche pas qu'elle soit en même temps un moyen puissant d’éducation intellectuelle et un réveilleur de la conscience publique. Je vois donc mon devoir dans l'attaque, pas de la chose même, mais de la valeur exagérée qu'on lui adjuge. Mais déjà ce criticisme limite mène dans la direction ou vous vous trouvez. Je cherche moins à remplacer la lutte que de la suppléer par des organisations capables de remédier aux tendances corruptrices de la politique. Et c'est pourquoi je suis de longtemps adhèrent du mouvement syndical et depuis quelque temps aussi du mouvement coopératif. Ceux-ci ont la tendance de développer le sentiment de responsabilité que la politique menace d'annihiler, et je suis assez loin du philistin ou du petit bourgeois pour craindre le jour ou tout le monde s'en rapporte a l’État ou a la Commune comme les grands nourriciers du genre humain. De l'autre cote, je me suis convaincu que la société moderne est beaucoup plus compliquée et composée que ne le supposait la théorie socialiste tirée des écrits de Marx et Engels. A côté des tendances et forces caractérisées par eux, il y а d'autres assez fortes agissant dans une direction opposée. Nous n'avons pas seulement a faire avec un mouvement de concentration économique, et même ou il y a de cette concentration, il y a des différences de degrés et de résultats. Par exemple, concentration d'industries ne dit pas toujours nivellement de la classe productrice. Au contraire, dans un établissement industriel moderne vous trouvez assez souvent plus de différenciation qu'on ne trouva dans l'usine manufacturière ou de métier. En tout cas, même dans les pays les plus avances, le nombre des établissements industriels (sans parler de l'agriculture) est encore si grand que ça serait une idée monstrueuse que de vouloir les diriger ou ≪ administrer ≫ pour le compte de la nation, représentée je ne sais par quel nombre de comités spéciaux. Et que devrait être cette administration nationale de l'industrie dans une époque révolutionnaire, ou toutes les convoitises sont excitées, toutes les passions
déchaînées, toute discipline sapée, – je ne peux pas m'imaginer. C'est pourquoi je me suis dit (et je me suis senti oblige de le dire publiquement) que si les choses ne vont pas a ce grand cataclysme social préconise auparavant, ce ne sont pas les socialistes qui ont a s'en plaindre, et qu'il serait une grande faute de former notre programme d'action d’après cette vieille théorie de \la~\ catastrophe. Et il va sans dire que si on laisse tomber cette idée, la force des choses mène à s'occuper plus des organisations économiques et industrielles de la classe ouvrière dans la société actuelle. Voila mon idée principale ; il me manque le temps d'entrer dans les détails. Du reste, je crois que dans les questions de détail, il y a beaucoup de consentement entre vous et moi. Je ne partage pas tout a fait votre opinion sur les syndicats, je crois qu'eux aussi sont soumis à beaucoup d'erreurs et de séductions, et je n'en [n'y] vois qu'une force ou élément d'action de la future [société] socialiste, mais j'ai lu votre brochure avec un grand plaisir, et j'y ai trouve un grand nombre d'observations- qui me paraissent très justes et très profondes. Je partage votre idée que les démagogues bourgeois sont un grand danger pour le mouvement ouvrier, et je m'oppose de l'autre côté a la déification du prolétaire moderne telle qu'on la trouve souvent dans la presse socialiste. L'ouvrier est après tout un être humain avec les qualités mais aussi les vices de sa situation sociale. Je ne peux pas dire que ce soit ≪ l'influence modératrice de l'Angleterre ≫ qui me fait revenir des opinions plus unilatérales que j'ai préconisées autrefois. Il est vrai que ce que j'ai vu du mouvement ouvrier et socialiste anglais a eu une influence sur mes idées du mouvement en général, et comment cela pourrait-il être autrement ? Ici le mouvement ouvrier est moins imbu et fausse du combat contre le gouvernement qu'il n'est dans aucun autre pays ; il n'est pas tout a fait libre de l'influence des partis ou politiciens bourgeois, mais il n'est pas sous leur domination, et pour cela il est très instructif et très apte a corriger les conceptions tirées de ce mouvement quand il était plutôt radical que socialiste et syndical. Si j'ai le droit de dire que c'est justement moi qui retourne a l'esprit de Marx, je ne sais pas. Marx n’était pas le même a des temps différents, il a eu ses passions et son évolution comme nous autres. Ce que je m'efforce [de faire], c'est de tirer de sa doctrine principale les conséquences en accord avec les faits tels qu'ils sont et d’élaborer la théorie en tant que mes facultés m'y rendent apte. Mais c'est toujours comme l'a dit Goethe : ≪ Du gleichst dem Geist, den du begreifst ≫ (Tu ressembles a l'esprit tel que tu le comprends). Marx était au moins pour une plus grande partie de sa vie beaucoup plus près du blanquisme révolutionnaire que je ne le suis. Pour lui, c’était tout naturel, si l'on considère les conditions et influences sous lesquelles il a élaboré sa théorie et pris son parti politique. Mais s'il est sûr qu'il ait eu son évolution ultérieure, il n'est pas tout a fait sur jusqu’à quel degré ses idées de jeunesse sont restées...
Eduard Bernstein »

Lettre de Berstein dont l'originale a été perdue et qui est recopiée par Lagardelle.



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