...Sorel, malgré sa prudence, a momentanément perdu de
vue que le but de la politiques est tout autre : il attendait
que la politique servit l'utopie, alors que l'utopie, comme toujours,
sert la politique.
« Je
concède, écrit Bernstein a ce propos, que la lutte politique ait la
tendance d'aboutir au radicalisme plutôt qu'au
socialisme et plutôt à la corruption des masses qu'a leur éducation
morale ; mais cela n’empêche pas qu'elle soit en même temps un
moyen puissant d'éducation intellectuelle et un réveilleur de la
conscience publique. Je vois donc mon devoir dans l'attaque, pas de
la chose même, mais de la valeur exagérée qu'on lui adjuge ».
Berstein
répond à Sorel sur la politique dans les syndicats.
« Sans
doute, écrit Sorel, pour obtenir des reformes sociales, il peut être
utile d'avoir a la chambre un groupe de députes socialistes ; mais
il ne faut pas se faire trop d'illusions sur le rôle qu'il peut y
jouer. Un éminent social-démocrate d'Allemagne a bien voulu me dire
qu'il reconnaît le danger de la politique pour le mouvement ouvrier,
qu'il trouve qu'on attribue trop d'importance a la lutte politique,
mais il ne voit pas comment on pourrait s'en passer. Je suis
parfaitement d'accord avec lui : la politique est un pis-aller,
contre lequel il faut prendre des précautions. » « La
crise du socialisme », Revue politique et parlementaire, XVIII,
décembre 1898, p. 608. L'article avait été écrit des le mois
d’août, cf. la lettre a Lagardelle du 31.8.1898, loc. cit., p.
321.]
« Puisque
l'occasion s'en présente, je crois utile de faire connaître aux
camarades l'opinion de l'un des principaux écrivains de la
social-démocratie allemande, qui habite l'Angleterre depuis
longtemps; il m’écrit qu'il redoute le jour ou l’État ou la
Commune seraient charges d'assurer aux citoyens leur moyen
d'existence, qu'il est grand partisan de la coopération et du trade
unionisme, que ces institutions tendent a développer le sentiment de
responsabilité que la politique menace d'annihiler. Voila donc un
marxiste très authentique qui ne comprend pas du tout le socialisme
comme M. Webb. ≫ [≪ L’histoire du trade-unionisme anglais ≫,
l’Ouvrier des deux mondes,
II,
23, décembre 1898, p. 337. Sorel développe dans ce texte les thèses
de l’Avenir socialiste des syndicats après sa lecture du livre des
Webb, livre dont l'article est la critique.]
Ayant
été pendant 22 ans fonctionnaire d'un grade assez élevé pour
pouvoir observer les vrais rouages de l'administration, j'ai une
grande expérience des choses dont je parle. J'ai été, durant toute
ma vie, écœure par les bassesses et les ignominies que je voyais
commettre, sans le moindre scrupule, pour ne pas ne pas avoir en
dégoût les personnages politiques... La politique produit a la
longue une décomposition morale. » [≪ Dove va il marxismo ?
≫, Rivista critica del socialismo, I, 1, janvier 1899, p.
18]
« ...
Je ne crois pas que nous soyons d'accord sur tous les points de la
théorie et pratique marxistes, mais je crois que nous approchons ces
questions dans le même état d'esprit. État d'esprit qu'on pourrait
caractériser ainsi : acceptation des principes fondamentaux de la
théorie, répudiation des conclusions hâtives et simplistes. Pour
moi, l'affixe « scientifique » au mot « socialisme »
signifie une demande ou obligation, plus qu'une constatation. Le
socialisme n'est scientifique qu'à la condition qu'il renonce a
donner la vérité finale, c'est-à dire en tant qu'il reste
recherche. Le parti militant peu et doit de temps en temps mettre son
programme en harmonie avec la marche de la recherche, mais comme
représentant d’intérêts et force de lutte, il ne peut pas, a
chaque moment donne, prétendre ou même aspirer a cet état libéral
qui convient a la recherche scientifique. Ici, il y a pour moi
division de travail et de rôle, et partout ou les rôles ont été
confus, vous trouverez aussi confusion d’idées, même chez les
esprits les plus clairs.
Je
vois d’après votre brochure que vous n’êtes pas politicien,
moi, je ne le suis pas non plus. Mais vous abhorrez la politique et
je ne suis pas encore arrive a votre point de vue. Je dois confesser
que je suis « en route ». J'en vois bien les dangers
surtout pour le mouvement ouvrier, mais je ne vois pas encore la
possibilité de nous en débarrasser. C'est pourquoi, je me borne a
combattre l'estimation exagérée de la lutte politique, – lutte
dont j'admets la nécessité temporaire et l’utilité limitée. Je
concède que la lutte politique ait la tendance d'aboutir au
radicalisme plutôt qu'au socialisme et plutôt a la corruption des
masses qu'a leur élévation morale ; mais cela n’empêche pas
qu'elle soit en même temps un moyen puissant d’éducation
intellectuelle et un réveilleur de la conscience publique. Je vois
donc mon devoir dans l'attaque, pas de la chose même, mais de la
valeur exagérée qu'on lui adjuge. Mais déjà ce criticisme limite
mène dans la direction ou vous vous trouvez. Je cherche moins à
remplacer la lutte que de la suppléer par des organisations capables
de remédier aux tendances corruptrices de la politique. Et c'est
pourquoi je suis de longtemps adhèrent du mouvement syndical et
depuis quelque temps aussi du mouvement coopératif. Ceux-ci ont la
tendance de développer le sentiment de responsabilité que la
politique menace d'annihiler, et je suis assez loin du philistin ou
du petit bourgeois pour craindre le jour ou tout le monde s'en
rapporte a l’État ou a la Commune comme les grands nourriciers du
genre humain. De l'autre cote, je me suis convaincu que la société
moderne est beaucoup plus compliquée et composée que ne le
supposait la théorie socialiste tirée des écrits de Marx et
Engels. A côté des tendances et forces caractérisées par eux, il
y а d'autres assez fortes agissant dans une direction opposée. Nous
n'avons pas seulement a faire avec un mouvement de concentration
économique, et même ou il y a de cette concentration, il y a des
différences de degrés et de résultats. Par exemple, concentration
d'industries ne dit pas toujours nivellement de la classe
productrice. Au contraire, dans un établissement industriel moderne
vous trouvez assez souvent plus de différenciation qu'on ne trouva
dans l'usine manufacturière ou de métier. En tout cas, même dans
les pays les plus avances, le nombre des établissements industriels
(sans parler de l'agriculture) est encore si grand que ça serait une
idée monstrueuse que de vouloir les diriger ou ≪ administrer ≫
pour le compte de la nation, représentée je ne sais par quel nombre
de comités spéciaux. Et que devrait être cette administration
nationale de l'industrie dans une époque révolutionnaire, ou toutes
les convoitises sont excitées, toutes les passions
déchaînées,
toute discipline sapée, – je ne peux pas m'imaginer. C'est
pourquoi je me suis dit (et je me suis senti oblige de le dire
publiquement) que si les choses ne vont pas a ce grand cataclysme
social préconise auparavant, ce ne sont pas les socialistes qui ont
a s'en plaindre, et qu'il serait une grande faute de former notre
programme d'action d’après cette vieille théorie de \la~\
catastrophe. Et il va sans dire que si on laisse tomber cette idée,
la force des choses mène à s'occuper plus des organisations
économiques et industrielles de la classe ouvrière dans la société
actuelle. Voila mon idée principale ; il me manque le temps d'entrer
dans les détails. Du reste, je crois que dans les questions de
détail, il y a beaucoup de consentement entre vous et moi. Je ne
partage pas tout a fait votre opinion sur les syndicats, je crois
qu'eux aussi sont soumis à beaucoup d'erreurs et de séductions, et
je n'en [n'y] vois qu'une force ou élément d'action de la future
[société] socialiste, mais j'ai lu votre brochure avec un grand
plaisir, et j'y ai trouve un grand nombre d'observations- qui me
paraissent très justes et très profondes. Je partage votre idée
que les démagogues bourgeois sont un grand danger pour le mouvement
ouvrier, et je m'oppose de l'autre côté a la déification du
prolétaire moderne telle qu'on la trouve souvent dans la presse
socialiste. L'ouvrier est après tout un être humain avec les
qualités mais aussi les vices de sa situation sociale. Je ne peux
pas dire que ce soit ≪ l'influence modératrice de l'Angleterre ≫
qui me fait revenir des opinions plus unilatérales que j'ai
préconisées autrefois. Il est vrai que ce que j'ai vu du mouvement
ouvrier et socialiste anglais a eu une influence sur mes idées du
mouvement en général, et comment cela pourrait-il être autrement ?
Ici le mouvement ouvrier est moins imbu et fausse du combat contre le
gouvernement qu'il n'est dans aucun autre pays ; il n'est pas tout a
fait libre de l'influence des partis ou politiciens bourgeois, mais
il n'est pas sous leur domination, et pour cela il est très
instructif et très apte a corriger les conceptions tirées de ce
mouvement quand il était plutôt radical que socialiste et syndical.
Si j'ai le droit de dire que c'est justement moi qui retourne a
l'esprit de Marx, je ne sais pas. Marx n’était pas le même a des
temps différents, il a eu ses passions et son évolution comme nous
autres. Ce que je m'efforce [de faire], c'est de tirer de sa doctrine
principale les conséquences en accord avec les faits tels qu'ils
sont et d’élaborer la théorie en tant que mes facultés m'y
rendent apte. Mais c'est toujours comme l'a dit Goethe : ≪ Du
gleichst dem Geist, den du begreifst ≫ (Tu ressembles a l'esprit
tel que tu le comprends). Marx était au moins pour une plus grande
partie de sa vie beaucoup plus près du blanquisme révolutionnaire
que je ne le suis. Pour lui, c’était tout naturel, si l'on
considère les conditions et influences sous lesquelles il a élaboré
sa théorie et pris son parti politique. Mais s'il est sûr qu'il ait
eu son évolution ultérieure, il n'est pas tout a fait sur jusqu’à
quel degré ses idées de jeunesse sont restées...
Eduard
Bernstein »
Lettre
de Berstein dont l'originale a été perdue et qui est recopiée par
Lagardelle.
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