vendredi 30 mars 2018

Syndicalisme et Socialisme Partie IV



Le Syndicalisme et le Socialisme en France

Par HUBERT LAGARDELLE

II


La notion de la lutte de classe, qui est le commencement et la fin du socialisme, s'est d'abord précisée.
La classe est apparue comme radicalement différente du parti. Création du milieu économique, elle ne saurait, selon l'erreur des conceptions traditionnelles, se transporter de ses cadres naturels dans les cadres artificiels du groupement politique. Les syndicats, les bourses du travail, les fédérations de syndicats, etc., sont les organes propres du prolétariat, parce qu'ils ne groupent que des ouvriers, et qu'ils ne les groupent qu'en tant qu'ouvriers. Les hommes qui constituent, pour ainsi dire, la matière de la classe, ne se détachent pas ici du sol qui les porte, mais ils y adhèrent, au contraire, plus fortement que jamais.
Par opposition, voyez comment se forment les partis ce sont des organes extérieurs aux classes, composés d'éléments appartenant aux catégories sociales les plus disparates ouvriers, bourgeois, propriétaires, commerçants, etc. Nul lien économique commun ne maintient leur cohésion, qui ne repose que sur la base fragile d'une idéologie sans support matériel.
Les socialistes avaient donc fait un contresens en assimilant la lutte de classe à la lutte de parti et en identifiant l'action politique du prolétariat à l'action électorale et parlementaire.L'illusion avait pu durer tant que les producteurs n'avaient pas pris conscience d'eux-mêmes. Mais du jour où ils s'étaient aperçus que le parti socialiste était aussi étranger au monde du travail que l’État à la société, qu'il constituait un mécanisme extérieur à la réalité sociale, qu'il formait une superstructure artificielle sans rapport avec le fond économique, dès ce jour la lutte politique de la classe ouvrière devait prendre son véritable sens d'une lutte d'ensemble menée par les organes propres du prolétariat.
Par suite, le mouvement syndical passait du second plan, où on l'avait exilé, au premier plan de la politique ouvrière, et le parti socialiste descendait à la place naturelle qui convient à son rôle démocratique. Je ne veux pas insister ici sur ce que pourrait être ce « rôle démocratique », mais ce n'est pas, en tout cas, celui qu'il a joué jusqu'ici. Une inféodation plus ou moins formelle aux gouvernements radicaux, une imitation plus ou moins consciente de la politique sociale des « partis avancés », une glorification sans réserves du procédé électoral et du mécanisme étatique, voilà évidemment qui est exactement le contraire du socialisme. Mais la démocratie a deux
aspects si, sous son côté positif, dans sa pratique solidariste et dans son organisation politique, elle s'oppose à nous, nous l'utilisons au point de vue négatif. Elle est, ou plutôt elle peut être, le régime de la critique en permanence elle permet, plus que les régimes antérieurs, l'opposition au pouvoir et la défense des libertés individuelles. C'est sur ce terrain que je qualifierai de démocratie révolutionnaire, puisqu'il s'agit de se servir de la démocratie contre elle-même, que trouverait à s'exercer utilement, à mon sens, le parti socialiste.
Mais cela est en dehors de la lutte de classe et de la transformation sociale. Cette œuvre ne relève que des institutions ouvrières. On ne saurait trop insister sur ce fait que chaque classe se crée ses propre organes d'émancipation,par lesquels elle oppose aux institutions traditionnelles ses créations positives.
Les syndicats sont à la classe ouvrière ce que les communes furent à la bourgeoisie. Ils servent d'abri aux producteurs, non seulement pour la défense de leurs intérêts, mais surtout pour l'élaboration du droit nouveau qu'ils imposeront au monde.

Qu'est-ce à dire un droit nouveau ? C'est le droit du travail à s'organiser librement. Si, dans la société moderne, la liberté est serve, c'est que le travail est esclave. L'acte de la production, qui est la plus haute manifestation de la personne humaine, puisqu'il affirme sa puissance créatrice,est détourné de sa destination naturelle, qui est la libération de l'individu, pour servir d'armature à toutes les servitudes et à tous les parasitismes. Et ce n'est que dans la mesure où le travail s'affranchira,que la liberté se répandra dans le corps social.
Ce principe nouveau du travail libre dans la société libre, où prend-il corps, si ce n'est dans le groupement syndical? Je ne crois pas à l'efficacité de la prédication abstraite des conceptions socialistes et je ne peux pas concevoir que des idées se répandent dans le milieu ouvrier si elles ne sont pas la création de ce milieu lui-même. Un parti politique peut bien essayer de vulgariser telles ou telles notions qu'il adopte, mais ces notions n'ont de portée que si elles sont un produit de la vie concrète des masses. En vérité, cet idéal de la libération du producteur par l'organisation de la production n'aurait pas pu devenir comme la quintessence du socialisme ouvrier, s'il ne résultait pas de la pratique révolutionnaire des organisations prolétariennes. C'est cette mise en œuvre d'une pratique révolutionnaire qui caractérise les institutions ouvrières, par opposition aux institutions capitalistes. Elles constituent une organisation positive de la liberté et une négation concrète de l'autorité dans l'atelier, dans l’État, dans la société.
Dans l'atelier, les syndicats tendent à réduire de plus en plus le pouvoir patronal, et à organiser eux mêmes le travail. Tout le mouvement syndical n'a pas d'autre but que de substituer à la discipline imposée par le capitaliste,la discipline volontaire des producteurs, et toute la révolution sociale est contenue dans cette transformation intérieure de l'atelier. Dans l’État, qui donc tient en échec l'arbitraire du pouvoir, la force de l'armée, le principe même du gouvernement, si ce n'est le mouvement ouvrier organisé ? Il est la seule puissance avec laquelle ait sérieusement à compter l'impérialisme étatique l'unique agent de désorganisation réelle de l'absolutisme politicien l'obstacle principal à l'envahissement étouffant du mécanisme administratif.
Dans la société, où tous les groupements ont la tendance invincible à reproduire les formations autoritaires de l'atelier et de l’État, les syndicats révolutionnaires donnent l'exemple vivant d'une organisation fondée sur la liberté. L'extrême souplesse de la Confédération générale du travail,son fédéralisme, l'absence de pouvoir coercitif sont la meilleure preuve qu'on peut concilier l'esprit d'ordre et l'esprit d'indépendance. Le syndiqué libre dans le syndicat, le syndicat libre dans la fédération, la fédération libre dans la Confédération, voilà une leçon de choses dont l'efficacité ne peut pas être perdue. Et voilà comment le syndicalisme se donne tout à la fois comme l'incarnation réelle de la lutte de classe et la préparation pratique d'un régime de liberté. Le socialisme se fait ainsi un peu tous les jours, en attendant qu'il puisse se réaliser totalement. Il n'est plus envisagé comme une réalisation à la fois lointaine et instantanée, mais bien comme une création quotidienne, dont on peut suivre la marche lente et progressive. Il ne sera pas l’œuvre de l'intervention miraculeuse d'un deus ex machina, mais de l'effort patient des masses. La liberté ne descendra pas tout à coup du ciel, comme la Minerve armée sortit du cerveau de Jupiter. Sa conquête ne sera que l'universalisation de mille libertés conquises et l'acte de décès de mille autorités défuntes.
Par là, vous le voyez, se résout l'opposition de l'action pratique et de l'action révolutionnaire,qui a été pour les partis socialistes le problème de la quadrature du cercle. L'action quotidienne, humble, patiente et difficile, était restée jusqu'ici frappée de discrédit le socialisme traditionnel la considérait comme stérile, du moment qu'elle s'exerçait dans l'ambiance bourgeoise et qu'elle ne brisait pas du coup les cadres de la société présente. L'action révolutionnaire, par contre, était reléguée dans la splendeur de la catastrophe finale où doit sombrer le système capitaliste. Entre les deux il n'existait pas de compromis ou l'une ou l'autre.
Il en est résulté une dissociation de plus en plus grande de la pratique et de la théorie. Les esprits soucieux de réalité, las d'attendre une révolution toujours fuyante, se sont détournés d'un socialisme purement abstrait et se sont consacrés à des tâches positives. Mais, sans guide et sans principe, ils ont été absorbés par le milieu capitaliste et ils ont perdu tout sens socialiste. Quant aux autres, aux défenseurs du dogme, ils ont eu beau affirmer désespérément la valeur révolutionnaire de leurs formules, ils ont été impuissants à rendre la vie aux idées mortes, et, comme je l'ai rappelé plus haut, leur pratique désorientée est venue se confondre avec l'activité des réformistes. De sorte que, conduits au pur démocratisme par leur fraction réformiste et à l'abstraction dogmatique par leur fraction révolutionnaire, les partis socialistes se sont trouvés acculés à une impasse dont ils ne sortiront pas, du moins en suivant les errements traditionnels.
Pour le syndicalisme, la pratique et la théorie se confondent, et c'est l'action et non plus la phrase qui est révolutionnaire. Il s'agit ici d'une conduite immédiate et non d'une attente paresseuse. Les hommes se classent selon les actes et non selon les étiquettes. L'esprit révolutionnaire descend du ciel sur la terre, il se fait chair, se manifeste par des institutions, s'identifie avec la vie. L'acte quotidien prend seul une valeur révolutionnaire,et la transformation sociale, si elle vient un jour, ne sera que la
généralisation de cet acte. C'est pourquoi l'idée de la grève générale s'est si naturellement substituée, dans l'esprit des masses ouvrières, à l'idée de la révolution politique. La con- ception d'une amplification subite de cet acte journalier qu'est la grève rentre normalement dans la psychologie ouvrière. Pour le producteur, c'est là que quelque chose de sensible, de réel,qui non seulement ne sort pas du cadre familier de sa vie, mais qui encore est toute sa vie. Nul besoin de grandes spéculations théoriques pour qu'il sache l'effet d'une suspension de travail généralisée tout à coup Il n'a, par une opération spontanée de l'esprit, qu'à multiplier les con- séquences des incidents particuliers de la lutte de tous les jours, pour comprendre qu'à un moment, sans aucune intervention étrangère, par la seule puissance de l'effort concerté, la guerre sociale peut atteindre son maximum d'acuité et le dénouement se
produire.
De cela, d'ailleurs, les circonstances seront juges. Il n'y a ni date ni plan à assigner à la révolte ouvrière. Peu importe que ce heurt final, dont on entrevoit plus ou moins la possibilité dans le lointain, s'effectue tôt ou tard. L'action révolutionnaire de chaque jour ne s'en produira pas moins. L'essentiel, c'est que le passage de la société capitaliste à la société socialiste soit conçu par les masses ouvrières comme un acte réalisable, qui n'est que le prolongement et le couronnement à la fois d'une longue série d'engagements.Tout le problème se résout alors en une question de capacité de la classe ouvrière, que les événements permettront seuls d'apprécier. Quel contraste avec l'idée de la révolution politique! Ici, tout se ramène à la conquête de l'État par un personnel gouvernemental nouveau tout se passe en dehors du travail, de l'atelier, du groupement ouvrier; et le prolétariat n'est qu'un figurant du drame que d'autres jouent pour lui. Et vous comprenez maintenant pourquoi le syndicalisme se prétend dégagé de toute utopie et se rit de la manie prophétique des partis socialistes d'annoncer, chaque veille pour chaque lendemain, la révolution sociale. Il laisse à l'optimisme enfantin des conquérants de l'État le soin d'élaborer des plans détaillés, des descriptions minutieuses, et de formuler, pour reprendre un mot connu, les recettes de
cuisine pour les marmites de la société future. Pour le syndicalisme, la préoccupation du présent et le souci de l'avenir se confondent et c'est la même action pratique qui les engendre simultanément. Il lui suffit donc d'allier l'esprit de lutte et l'esprit positif pour pouvoir tranquillement remettre ses destinées aux soins de l'histoire.
Aussi bien, vous pouvez vous en rendre compte, il n'y a rien dans le syndicalisme qui rappelle le dogmatisme du socialisme orthodoxe. Celui-ci a résumé sa sagesse dans quelques formules abstraites, immuables et définitives, qu'il entend, de gré ou de force, imposer à la vie. C'est pourquoi il méprise si fort la pratique révolutionnaire ouvrière, qui a l'impudence de se moquer des savantes leçons de ses pédantissimes docteurs. Pour le syndicalisme, tout réside, au contraire, dans les créations spontanées
et toujours neuves de la vie, dans le renouvellement perpétuel des idées, qui ne peuvent pas se figer en dogmes, du moment qu'elles ne sont pas détachées de leur tige. Nous ne sommes plus en présence d'un corps d'intellectuels, d'un clergé socialiste, chargé de penser pour la classe ouvrière mais c'est la classe ouvrière elle-même, qui, au travers de son expérience, découvre incessamment des horizons nouveaux, des perspectives imprévues, des méthodes insoupçonnées, en un mot des sources nouvelles de rajeunissement.

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