Le
Syndicalisme
et le Socialisme en France
Par
HUBERT LAGARDELLE
II
La
notion de la lutte de classe, qui est le commencement et la fin du
socialisme, s'est d'abord précisée.
La
classe est apparue comme radicalement différente du parti. Création
du milieu économique, elle ne saurait, selon l'erreur des
conceptions traditionnelles, se transporter de ses cadres naturels
dans les cadres artificiels du groupement politique. Les syndicats,
les bourses du travail, les fédérations de syndicats, etc., sont
les organes propres du prolétariat, parce qu'ils ne groupent que des
ouvriers, et qu'ils ne les groupent qu'en tant qu'ouvriers. Les
hommes qui constituent, pour ainsi dire, la matière de la classe, ne
se détachent pas ici du sol qui les porte, mais ils y adhèrent, au
contraire, plus fortement que jamais.
Par
opposition, voyez comment se forment les partis ce sont des organes
extérieurs aux classes, composés d'éléments appartenant aux
catégories sociales les plus disparates ouvriers, bourgeois,
propriétaires, commerçants, etc. Nul lien économique commun ne
maintient leur cohésion, qui ne repose que sur la base fragile d'une
idéologie sans support matériel.
Les
socialistes avaient donc fait un contresens en assimilant la lutte de
classe à la lutte de parti et en identifiant l'action politique du
prolétariat à l'action électorale et parlementaire.L'illusion
avait pu durer tant que les producteurs n'avaient pas pris conscience
d'eux-mêmes. Mais du jour où ils s'étaient aperçus que le parti
socialiste était aussi étranger au monde du travail que l’État à
la société, qu'il constituait un mécanisme extérieur à la
réalité sociale, qu'il formait une superstructure artificielle sans
rapport avec le fond économique, dès ce jour la lutte politique de
la classe ouvrière devait prendre son véritable sens d'une lutte
d'ensemble menée par les organes propres du prolétariat.
Par
suite, le mouvement syndical passait du second plan, où on l'avait
exilé, au premier plan de la politique ouvrière, et le parti
socialiste descendait à la place naturelle qui convient à son rôle
démocratique. Je ne veux pas insister ici sur ce que pourrait être
ce « rôle démocratique », mais ce n'est pas, en tout cas, celui
qu'il a joué jusqu'ici. Une inféodation plus ou moins formelle aux
gouvernements radicaux, une imitation plus ou moins consciente de la
politique sociale des « partis avancés », une glorification sans
réserves du procédé électoral et du mécanisme étatique, voilà
évidemment qui est exactement le contraire du socialisme. Mais la
démocratie a deux
aspects
si, sous son côté positif, dans sa pratique solidariste et dans son
organisation politique, elle s'oppose à nous, nous l'utilisons au
point de vue négatif. Elle est, ou plutôt elle peut être, le
régime de la critique en permanence elle permet, plus que les
régimes antérieurs, l'opposition au pouvoir et la défense des
libertés individuelles. C'est sur ce terrain que je qualifierai de
démocratie révolutionnaire, puisqu'il s'agit de se servir de la
démocratie contre elle-même, que trouverait à s'exercer utilement,
à mon sens, le parti socialiste.
Mais
cela est en dehors de la lutte de classe et de la transformation
sociale. Cette œuvre ne relève que des institutions ouvrières. On
ne saurait trop insister sur ce fait que chaque classe se crée ses
propre organes d'émancipation,par lesquels elle oppose aux
institutions traditionnelles ses créations positives.
Les
syndicats sont à la classe ouvrière ce que les communes furent à
la bourgeoisie. Ils servent d'abri aux producteurs, non seulement
pour la défense de leurs intérêts, mais surtout pour l'élaboration
du droit nouveau qu'ils imposeront au monde.
Qu'est-ce
à dire un droit nouveau ? C'est le droit du travail à s'organiser
librement. Si, dans la société moderne, la liberté est serve,
c'est que le travail est esclave. L'acte de la production, qui est la
plus haute manifestation de la personne humaine, puisqu'il affirme sa
puissance créatrice,est détourné de sa destination naturelle, qui
est la libération de l'individu, pour servir d'armature à toutes
les servitudes et à tous les parasitismes. Et ce n'est que dans la
mesure où le travail s'affranchira,que la liberté se répandra dans
le corps social.
Ce
principe nouveau du travail libre dans la société libre, où
prend-il corps, si ce n'est dans le groupement syndical? Je ne crois
pas à l'efficacité de la prédication abstraite des conceptions
socialistes et je ne peux pas concevoir que des idées se répandent
dans le milieu ouvrier si elles ne sont pas la création de ce milieu
lui-même. Un parti politique peut bien essayer de vulgariser telles
ou telles notions qu'il adopte, mais ces notions n'ont de portée que
si elles sont un produit de la vie concrète des masses. En vérité,
cet idéal de la libération du producteur par l'organisation de la
production n'aurait pas pu devenir comme la quintessence du
socialisme ouvrier, s'il ne résultait pas de la pratique
révolutionnaire des organisations prolétariennes. C'est cette mise
en œuvre d'une pratique révolutionnaire qui caractérise les
institutions ouvrières, par opposition aux institutions
capitalistes. Elles constituent une organisation positive de la
liberté et une négation concrète de l'autorité dans l'atelier,
dans l’État, dans la société.
Dans
l'atelier, les syndicats tendent à réduire de plus en plus le
pouvoir patronal, et à organiser eux mêmes le travail. Tout le
mouvement syndical n'a pas d'autre but que de substituer à la
discipline imposée par le capitaliste,la discipline volontaire des
producteurs, et toute la révolution sociale est contenue dans cette
transformation intérieure de l'atelier. Dans l’État, qui donc
tient en échec l'arbitraire du pouvoir, la force de l'armée, le
principe même du gouvernement, si ce n'est le mouvement ouvrier
organisé ? Il est la seule puissance avec laquelle ait sérieusement
à compter l'impérialisme étatique l'unique agent de
désorganisation réelle de l'absolutisme politicien l'obstacle
principal à l'envahissement étouffant du mécanisme administratif.
Dans
la société, où tous les groupements ont la tendance invincible à
reproduire les formations autoritaires de l'atelier et de l’État,
les syndicats révolutionnaires donnent l'exemple vivant d'une
organisation fondée sur la liberté. L'extrême souplesse de la
Confédération générale du travail,son fédéralisme, l'absence de
pouvoir coercitif sont la meilleure preuve qu'on peut concilier
l'esprit d'ordre et l'esprit d'indépendance. Le syndiqué libre dans
le syndicat, le syndicat libre dans la fédération, la fédération
libre dans la Confédération, voilà une leçon de choses dont
l'efficacité ne peut pas être perdue. Et voilà comment le
syndicalisme se donne tout à la fois comme l'incarnation réelle de
la lutte de classe et la préparation pratique d'un régime de
liberté. Le socialisme se fait ainsi un peu tous les jours, en
attendant qu'il puisse se réaliser totalement. Il n'est plus
envisagé comme une réalisation à la fois lointaine et instantanée,
mais bien comme une création quotidienne, dont on peut suivre la
marche lente et progressive. Il ne sera pas l’œuvre de
l'intervention miraculeuse d'un deus ex machina, mais de l'effort
patient des masses. La liberté ne descendra pas tout à coup du
ciel, comme la Minerve armée sortit du cerveau de Jupiter. Sa
conquête ne sera que l'universalisation de mille libertés conquises
et l'acte de décès de mille autorités défuntes.
Par
là, vous le voyez, se résout l'opposition de l'action pratique et
de l'action révolutionnaire,qui a été pour les partis socialistes
le problème de la quadrature du cercle. L'action quotidienne,
humble, patiente et difficile, était restée jusqu'ici frappée de
discrédit le socialisme traditionnel la considérait comme stérile,
du moment qu'elle s'exerçait dans l'ambiance bourgeoise et qu'elle
ne brisait pas du coup les cadres de la société présente. L'action
révolutionnaire, par contre, était reléguée dans la splendeur de
la catastrophe finale où doit sombrer le système capitaliste. Entre
les deux il n'existait pas de compromis ou l'une ou l'autre.
Il
en est résulté une dissociation de plus en plus grande de la
pratique et de la théorie. Les esprits soucieux de réalité, las
d'attendre une révolution toujours fuyante, se sont détournés d'un
socialisme purement abstrait et se sont consacrés à des tâches
positives. Mais, sans guide et sans principe, ils ont été absorbés
par le milieu capitaliste et ils ont perdu tout sens socialiste.
Quant aux autres, aux défenseurs du dogme, ils ont eu beau affirmer
désespérément la valeur révolutionnaire de leurs formules, ils
ont été impuissants à rendre la vie aux idées mortes, et, comme
je l'ai rappelé plus haut, leur pratique désorientée est venue se
confondre avec l'activité des réformistes. De sorte que, conduits
au pur démocratisme par leur fraction réformiste et à
l'abstraction dogmatique par leur fraction révolutionnaire, les
partis socialistes se sont trouvés acculés à une impasse dont ils
ne sortiront pas, du moins en suivant les errements traditionnels.
Pour
le syndicalisme, la pratique et la théorie se confondent, et c'est
l'action et non plus la phrase qui est révolutionnaire. Il s'agit
ici d'une conduite immédiate et non d'une attente paresseuse. Les
hommes se classent selon les actes et non selon les étiquettes.
L'esprit révolutionnaire descend du ciel sur la terre, il se fait
chair, se manifeste par des institutions, s'identifie avec la vie.
L'acte quotidien prend seul une valeur révolutionnaire,et la
transformation sociale, si elle vient un jour, ne sera que la
généralisation
de cet acte. C'est pourquoi l'idée de la grève générale s'est si
naturellement substituée, dans l'esprit des masses ouvrières, à
l'idée de la révolution politique. La con- ception d'une
amplification subite de cet acte journalier qu'est la grève rentre
normalement dans la psychologie ouvrière. Pour le producteur, c'est
là que quelque chose de sensible, de réel,qui non seulement ne sort
pas du cadre familier de sa vie, mais qui encore est toute sa vie.
Nul besoin de grandes spéculations théoriques pour qu'il sache
l'effet d'une suspension de travail généralisée tout à coup Il
n'a, par une opération spontanée de l'esprit, qu'à multiplier les
con- séquences des incidents particuliers de la lutte de tous les
jours, pour comprendre qu'à un moment, sans aucune intervention
étrangère, par la seule puissance de l'effort concerté, la guerre
sociale peut atteindre son maximum d'acuité et le dénouement se
produire.
De
cela, d'ailleurs, les circonstances seront juges. Il n'y a ni date ni
plan à assigner à la révolte ouvrière. Peu importe que ce heurt
final, dont on entrevoit plus ou moins la possibilité dans le
lointain, s'effectue tôt ou tard. L'action révolutionnaire de
chaque jour ne s'en produira pas moins. L'essentiel, c'est que le
passage de la société capitaliste à la société socialiste soit
conçu par les masses ouvrières comme un acte réalisable, qui n'est
que le prolongement et le couronnement à la fois d'une longue série
d'engagements.Tout le problème se résout alors en une question de
capacité de la classe ouvrière, que les événements permettront
seuls d'apprécier. Quel contraste avec l'idée de la révolution
politique! Ici, tout se ramène à la conquête de l'État par un
personnel gouvernemental nouveau tout se passe en dehors du travail,
de l'atelier, du groupement ouvrier; et le prolétariat n'est qu'un
figurant du drame que d'autres jouent pour lui. Et vous comprenez
maintenant pourquoi le syndicalisme se prétend dégagé de toute
utopie et se rit de la manie prophétique des partis socialistes
d'annoncer, chaque veille pour chaque lendemain, la révolution
sociale. Il laisse à l'optimisme enfantin des conquérants de l'État
le soin d'élaborer des plans détaillés, des descriptions
minutieuses, et de formuler, pour reprendre un mot connu, les
recettes de
cuisine
pour les marmites de la société future. Pour le syndicalisme, la
préoccupation du présent et le souci de l'avenir se confondent et
c'est la même action pratique qui les engendre simultanément. Il
lui suffit donc d'allier l'esprit de lutte et l'esprit positif pour
pouvoir tranquillement remettre ses destinées aux soins de
l'histoire.
Aussi
bien, vous pouvez vous en rendre compte, il n'y a rien dans le
syndicalisme qui rappelle le dogmatisme du socialisme orthodoxe.
Celui-ci a résumé sa sagesse dans quelques formules abstraites,
immuables et définitives, qu'il entend, de gré ou de force, imposer
à la vie. C'est pourquoi il méprise si fort la pratique
révolutionnaire ouvrière, qui a l'impudence de se moquer des
savantes leçons de ses pédantissimes docteurs. Pour le
syndicalisme, tout réside, au contraire, dans les créations
spontanées
et
toujours neuves de la vie, dans le renouvellement perpétuel des
idées, qui ne peuvent pas se figer en dogmes, du moment qu'elles ne
sont pas détachées de leur tige. Nous ne sommes plus en présence
d'un corps d'intellectuels, d'un clergé socialiste, chargé de
penser pour la classe ouvrière mais c'est la classe ouvrière
elle-même, qui, au travers de son expérience, découvre
incessamment des horizons nouveaux, des perspectives imprévues, des
méthodes insoupçonnées, en un mot des sources nouvelles de
rajeunissement.
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