En
2003, un événement «syndical» est pratiquement passé
inaperçu, et pourtant, du 26 au 29 mai, à Prague, étaient réunis,
lors du 10ème Congrès de la Confédération des Syndicats
européens, 650 délégués appartenant à 77 confédérations
syndicales nationales, émanant de 35 pays.
Ce
silence radio a pourtant une signification car, au cours de ce
congrès, se jouait une partition que les travailleurs ne devaient
pas entendre, celle d’une collusion manifeste entre le capital et
les forces censées représenter le travail, pour mieux en accroître
le taux d’exploitation. Curieuses effusions en effet : que Jacques
Delors, lui qui a soutenu les contre-réformes sur les retraites, se
fasse longuement ovationner peut paraître indécent, certes, mais
que Valéry Giscard d’Estaing occupe longuement la tribune pour
saluer «l’excellente participation et l’engagement dont a
fait preuve votre dirigeant au sein de la Convention » adoptant
le projet de Constitution européenne, laisserait supposer que l’on
se trouve ailleurs, et bien non ! Et ce, malgré les multiples
interventions susceptibles d’accroître le malaise.
Que
le Président du patronat européen, le 1erMinistre tchèque, le
Ministre du travail grec viennent palabrer doctement dans cette
enceinte ne semblait pas effaroucher les congressistes …
Les discours tenus, malgré langue de bois et euphémismes,
furent pourtant clairs. Il s’agissait de l’avenir des syndicats,
de leur accord pour la mise en œuvre de politiques de «modérations
salariales», d’acceptation des contraintes externes, de la dure
«loi de la concurrence» et des «exigences de la
compétitivité entre Etats».
L’écrasement
des salaires, les régressions sociales doivent en effet être
admises avec l’assurance que la «paix sociale» sera
maintenue. Le contexte n’est pourtant pas euphorique pour les
délégués syndicaux, la «stratégie néo libérale » ou
plus exactement de domination du capitalisme sauvage à dominante
financière a déjà fait des ravages : le taux de syndicalisation a
diminué partout, les travailleurs se reconnaissent de moins en moins
dans ces syndicats qui sont incapables d’influer sur la répartition
des richesses.
En
10 ans, de 1985 à 1995, pour ne prendre que quelques exemples, le
taux de syndicalisation est passé de 47,7 % à 35,8 %, en
Grande-Bretagne de 45,5 % à 32,9 %, en Allemagne de l’Ouest
de 41,3 % à 28,9 % et en France de 14,5%à 9,1%1.
Pour
comprendre la nature de ce Congrès de Prague, un retour en arrière
s’impose. D’où vient la confédération européenne des
Syndicats, telle est la première question à se poser, tout en
cernant les rapports qu’elle entretient avec l’Union Européenne.
Le Congrès de Prague même s’il a donné lieu à quelques
contestations sur le programme imposé aux congressistes, ne
constitue pas un tournant mais plutôt la confirmation d’une
collusion manifeste entre un certain type de syndicalisme et le
patronat européen.
Le
programme de la CES est indéfendable, lourd de contradictions à
venir, desquelles
pourrait
émerger un autre type de syndicalisme.
I
- Eléments d’histoire.
Origine.
Fonctionnement.
La
CES s’est créée tardivement, officiellement en 1973. Il faut se
tourner vers ses géniteurs pour en saisir les particularités.
La
Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL) qui
s’oppose aux syndicats plus combatifs sous influence communiste
regroupés dans la Fédération Syndicale Mondiale (FSM), fonde, en
1950, l’organisation régionale européenne des syndicats. Il
s’agit en fait, par une proximité plus grande, d’accompagner le
plan Marshall et, au delà de la prégnance américaine, de détourner
les travailleurs de toute velléité révolutionnaire.
La
période keynésienne semble s’y prêter ainsi que la montée en
puissance des institutions européennes.
Deux
ans après la création de la Communauté du charbon et de l’acier
(CECA), un Comité des 21 syndicats affiliés se met en place, puis
après le Traité de Rome (1958), est formé un secrétariat syndical
européen. Tout se passe comme si la Communauté européenne
générait, à côté d’elle, voire en son sein, une Confédération
Européenne, acquise à la cogestion.
D’ailleurs,
pour les syndicats ouvertement sociaux démocrates, comme en
Allemagne, la nécessité de la lutte des classes pour obtenir
satisfaction n’imprègne pas les esprits des salariés ; ils
forment les gros bataillons de cette structure supranationale. Ce
n’est qu’en 1974 que des syndicats d’obédience ou d’origine
chrétienne (CFTC, CFDT) adhèrent à la CES. C’est donc au moment
où la contre-révolution libérale
commence son offensive et avant même la chute du mur de
Berlin que ce regroupement de dirigeants syndicaux acquiert une
réalité certaine. Ceux qui appartenaient à la FSM défunte ne
tardent pas à la rejoindre, comme la CGT. De la cogestion,
l’appareil est suffisamment intégré à une politique européenne
pour passer
sans
état d’âme à une politique
d’accompagnement des politiques libérales.
D’autant
que les statuts de la CES
ne laissent percer aucune ambiguïté. La CES regroupe, non
seulement les confédérations syndicales nationales affiliées, mais
également les comités syndicaux européens, en d’autres termes,
la bureaucratie intégrée depuis longtemps dans les institutions
européennes. Ce syndicalisme de dirigeants et d’experts a donc, en
quelque sorte, des mini ambassades de représentations qu’on veut
bien leur octroyer dans les différentes commissions ad hoc. Ce mode
de fonctionnement technocratique, coupé de la base, pénétré des
idées de collaboration harmonieuse entre la capital et le travail,
est totalement soumis aux impératifs de l’économie dont ils ne
contestent pas la validité.
Sa
dépendance financière, «partenariale », est d’ailleurs
emblématique : 73,7 % de ses fonds proviennent de l’Union
européenne, le reste des syndicats affiliés. Cette grande largesse
des dominants doit donc être payée de retour.
D’ailleurs,
dès le Traité d’Amsterdam
(1997), la messe est dite : la langue de bois libérale ne
doit pas faire illusion, il s’agit d’entamer un processus de
renforcement de l’exploitation capitaliste des travailleurs. Afin
de favoriser «un haut degré de compétitivité» et de
«convergences », «la main d’œuvre doit être susceptible de
s’adapter», «le marché du travail (doit) réagir
rapidement aux changements économiques» et il convient, bien
sûr ( !), de «moderniser les régimes de protection sociales,
afin de les rendre plus favorables à l’emploi». Car, c’est
bien connu, prouvé…la baisse des retraites, des prestations de
santé pour les travailleurs, l’exonération des charges sociales
pour les patrons, favoriseraient l’embauche ! On sait ce qu’il en
est ! La régression sociale programmée et par conséquent la baisse
du salaire indirect des travailleurs, n’ont qu’un sens, celui
d’accroître les profits.
Comment
se situe la CES dans cette configuration nouvelle par rapport à
l’ère keynésienne, celle ouverte par l’Acte unique (signé en
1986, mis en œuvre au 1.1.1993), consacrant la libre circulation des
marchandises et des capitaux, dans l’espace européen ? Quelle
conception du syndicalisme entend-elle promouvoir face à l’attaque
frontale du capital ?
II
– La CES n’est pas une organisation syndicale (?)
Paradoxalement,
malgré les syndicats qui y sont affiliés, la question mérite
d’être posée. La définition que la CES donne d’elle-même,
indépendamment de la politique suivie, est déjà très révélatrice
: le syndicalisme est pour elle une «instance de régulation
entre deux sphères, le public et le privé» qui «ne
relève pas de la lutte des classes mais de l’institutionnalisation
de la politique européenne», rien à voir donc avec
la défense des intérêts collectifs de salariés qui seraient
antagoniques avec ceux du patronat. Cette cogestion dans l’Union se
déroule dans un lieu opaque, le «secrétariat des partenaires
sociaux», créé «en collaboration avec les organisations
d’employeurs et avec le soutien de la Commission européenne»
(on ne peut mieux dire) qui se fixe comme but de promouvoir la
domination du capital libéralisé ou pour
adopter
la suffisance technocratique de la langue de bois des technocrates, «
la cohérence de la gouvernance économique globale », c’est
plus rassurant ! Mais, comme il faut bien faire référence à la
réalité dramatique des licenciements boursiers,
l’on
demandera aux travailleurs «leur participation (par
l’intermédiaire de leurs syndicats) aux processus de
restructuration y compris les fusions-acquisitions».
Comme
l’interrogation sur la nature de cette Europe en construction est
posée, avec de plus en plus d’acuité et d’ampleur via les
luttes sociales, la persistance d’un chômage de masse, le
développement de la précarité, Emile Gaboglio (2), dès 1997, se
fit catégorique : «Abandonner Maastricht serait de la folie
pure», car le protocole social de ce Traité serait une
grande victoire. «Les partenaires sociaux et européens
deviennent co-régulateurs dans le processus décisionnel»,
d’ailleurs les conventions collectives européennes (doivent) se
substituer aux conventions nationales. La CES, en effet, comme
l’Union Européenne, s’est dotée, sans consultation aucune des
salariés des différents pays, d’un «rôle
supranational », «semi-législatif»
«garanti par les partenaires sociaux». En
d’autres termes, et l’on va en mesurer les dégâts, les
accords
cadres signés entre la CES et le patronat européen deviennent,
automatiquement, des directives européennes.
Quant
aux restructurations, aux privatisations, elles sont incontournables,
tout comme les critères de convergence sont immuables… Sous les
coups de boutoir des luttes, la présence de confédérations
nationales en apparence plus
combatives, la CES peut-elle évoluer ? Rien n’est moins
certain. Le Congrès de Prague en est, d’une certaine façon,
l’illustration.
III
– Le Congrès de Prague, tournant ou confirmation des orientations
libérales ?
Ce
Congrès fut l’occasion, le 29 mai 2003, de remplacer l’équipe
dirigeante. Ce fut une pure formalité. Emilio Gaboglio issu de
l’Action catholique italienne, profondément opposé aux luttes
sociales, ayant promu, inscrit dans la table de loi de la CES,
l’activité de lobbying auprès des instances européennes, se
retirait, de même son adjoint depuis 12 ans, Jean Lapayre de la
CFDT. Les jeux de coulisse étaient fait ; ils furent remplacés par
John Monks, secrétaire Général des TUC anglais, ayant pour adjoint
Rainer Hoffmann du DGB, en fait un technocrate de cette organisation
allemande qui, depuis des années, est détaché dans un institut de
recherche syndical à Bruxelles. Gageons qu’il est un expert
convaincu des «bienfaits » incontournables de la concurrence, des
contraintes externes et de la nécessaire adaptation des
travailleurs.
L’objet
du Congrès était pourtant ailleurs. Il s’agissait d’adopter le
programme d’actions de la CES. Le rapport d’activité de l’équipe
sortante et la nature des amendements
proposés au soi-disant programme en dit long sur la
nature même de cette organisation et sur les
contradictions-adaptations qui s’y sont exprimées.
Le
rapport d’activité de la CES approuve à l’unanimité la
stratégie européenne pour l’emploi qui doit être renforcée.
Autrement dit, est accepté un document de la Commission Européenne,
issu des discussions entre la CES et l’UNICE (3), daté du 8 avril
2003, qui précise :
«les
Etats membres doivent promouvoir une organisation du travail plus
flexible et réexaminer les réglementations du marché du travail…,
la priorité (doit être)donnée à la réduction de la dette
publique et à la réforme des systèmes de retraite et de santé».
Cette
langue de bois, les salariés en ont appris la signification réelle
: réduction du nombre de fonctionnaires, y compris dans les services
sociaux et de santé publique, privatisation des services publics,
voilà pour les moyens de réduire la dette auxquels s’ajoute
la destruction des acquis sociaux par l’exonération ou la baisse
des charges patronales visant à réduire le coût du travail au
bénéfice des patronats européens. Les exploiteurs ne peuvent que
se réjouir également de l’acceptation de leurs pratiques de
licenciements boursiers, de délocalisations lucratives, les
travailleurs doivent s’adapter…
En
ces temps de régression et d’émergence des luttes, ce discours
était difficilement acceptable. Le vent frais de la contestation est
parvenu à souffler, à percer les murs dans lesquels étaient
confinés les congressistes. Les représentants du DGB ont demandé
un réexamen du pacte de stabilité.
C’était dans la ligne de leur propre Gouvernement social libéral.
Il n’empêche, cette motion majoritaire ne fut pas adoptée, elle
ne parvint pas à recueillir les 2/3 des voix. Les statuts
verrouillent la démocratie pour que rien ne change. D’autres
minorités se sont fait entendre : les syndicats belges ont proposé
de soustraire les services publics aux règles de la concurrence.
REJETE. Ils ont proposé également, timidement, de «prévoir la
possibilité d’un retour du régime de propriété privée au
public». REJETE. Sur la voie du libéralisme, aucun retour en
arrière n’est possible. FO a demandé que la CES soit indépendante
des institutions de l’Union européenne. REJETE.
Quant
aux syndicats français, leurs positions mériteraient d’être
divulguées largement. Entre camouflage des desseins de la CES et
surenchère libérale, on se demande si certains «syndicalocrates »
ne visent pas des postes de responsabilité au sein de l’Union
européenne.
La
CGT, la CFDT et l’UNSA, d’un commun accord, ont en effet proposé
de remplacer dans un amendement des termes qui pourraient choquer les
salariés qu’ils sont censés représenter ; ils ont obtenu
satisfaction : «Défendre le cadre juridique de l’Union
européenne par l’instauration de fonds de pension professionnels»
a disparu au profit «d’institutions de retraites
professionnelles », termes utilisés comme synonyme
dans de nombreux documents de la CES. Au delà de l’hypocrisie et
du camouflage, les pudeurs des représentants de ces organisations
dissimulent la volonté de se transformer demain en gestionnaires des
fonds de pension, moyen pour eux de s’intégrer
dans le capitalisme financier prévaricateur et de sauvegarder
leurs appareils en déliquescence de représentativité.
D’autres
amendements de ces organisations démontrent, si besoin en était,
leur souci de reconnaissance.
Pour
certains, comme la CGT, leur passé récent leur colle trop à la
peau. Ainsi, cet amendement de complaisance appelant au «
renforcement des services d’intérêt général », notion
très chère à la Commission comme arme de guerre contre les
services publics étatisés, tout cela enrobé bien évidemment d’une
pétition de principe
sans importance, mais qui confère le label de
progressiste. En effet, ce renforcement des services d’intérêt
général est censé, dans le cadre de l’élargissement de
l’Europe, «contribuer au progrès économique et social, ainsi
qu’à l’amélioration des conditions de vie et de travail».
Dont
acte, le souffle de la contestation n’est qu’un mince filet d’air
dans une atmosphère de putride collaboration. La CES reste
instrument social libéral dont la finalité consiste à faire
accepter la régression sociale dans l’espace européen et en
aucune manière un moyen de lutte contre la machine de guerre qu’est
l’Union Européenne élargie.
IV
– La CES, instrument de combat du social-libéralisme
L’habillage
idéologique est une nécessité pour l’instauration du capitalisme
rentier, spéculatif, pour assurer sa suprématie et, dans une
«relative paix sociale », anesthésier les consciences pour
leur faire accepter volontairement leur servitude.
L’emploi
abusif de notions pseudo-scientifiques, telles que modernité,
adaptation ou d’euphémismes se substituant à licenciements,
chômage, tels que les «sorties et retours sur le marché du
travail », révèle bien la tentative cynique de faire
admettre, comme un fait inéluctable la «nécessaire»
destruction des
acquis collectifs. Les citations qui suivent, émanant des documents
de la CES, en démontrent la nature perverse.
«Les
régimes de protection sociale, les retraites (doivent être)
adaptées aux nouvelles formes de travail … au vieillissement
démographique».
En
effet, sous prétexte de «ne pas exclure les travailleurs âgés
du marché du travail», de lutter contre la discrimination de
ces travailleurs qui «n’auraient plus le choix» de
travailler
après 65 ans, de bénéficier d’une retraite à la carte comme le
demande avec insistance la CFDT, il faut «soutenir une politique
d’allongement de la durée
de la vie active» .
Puisque
la modernité contraindrait les salariés «aux
changements d’employeurs ainsi qu’aux sorties et retours sur le
marché du travail», il conviendrait d’une part,
sans être jusqu’au-boutistes, de soutenir «les
politiques de mises au travail», mais le « recours
à de telles mesures (doit être) pratiqué avec modération »
car elles «pourraient aboutir à forcer les gens à
accepter n’importe quel travail, notamment en limitant l’accès à
l’aide sociale». Mieux vaut d’autre part,
«remettre en cause la durée et le montant de
l’indemnisation du chômage pour lutter contre la paresse
assistantielle des chômeurs». Qu’en de termes
choisis, cela est-il dit !
Convenons-en,
l’on ne peut être contre les privatisations, il faut donc à la
fois adopter à cet égard un principe de « neutralité » tout
en s’opposant aux monopoles publics de gestion de biens communs,
comme l’eau et l’électricité, tout en souhaitant, pour éviter
tout excès, la mise en place d’une autorité de régulation pour
accompagner les privatisations, comme le prévoit, dans sa grande
sagesse, l’Union européenne !
Quant
au droit au travail, cessons d’être utopiques, il doit se résumer
au «droit de travailler et d’accès au service de placement
lorsque le marché ne permet pas de l’exercer ». Seul le
marché, ce Dieu tutélaire du libéralisme, permet en effet de se
procurer ou non du travail. Quant à savoir ce qui a permis de créer
les grandes infrastructures, mieux vaut ne pas soulever ce lièvre.
Ces
incantations vertueuses au profit de l’esprit du Capital ne doivent
pas occulter les acquis régressifs
de la CES. A son actif, un certain nombre de contre-réformes
intégrées au droit français éclairent son efficacité libérale.
Sous
prétexte de l’égalité hommes femmes, la
directive européenne de 1976, avec le consentement intéressé
de la CES, a aboli l’interdiction du travail
de nuit des femmes dans l’industrie. Et puisqu’il
s’avèrerait que les salariés sont supérieurs
en droit aux patrons, une directive européenne
de 1989 prétend rétablir l’égalité de responsabilité entre
employeurs et travailleurs. En effet, contrairement à la loi
française de 1898 désignant les employeurs, maîtres de
l’organisation du travail et de la sécurité de leurs salariés,
comme responsables des accidents du travail, la
nouvelle réglementation européenne considère que
«les travailleurs (ou leurs représentants) et les employeurs
sont coresponsables de
la sécurité, ils doivent veiller, par une participation équilibrée,
à la prise de mesures nécessaires de protection des salariés».
Comme chacun peut le constater, dans les entreprises, les patrons
ne sont plus maîtres chez eux, les salariés peuvent imposer leur
«participation équilibrée » !
Flexibilité
oblige, les à-coups de la production, les zéro-stocks et autres
méthodes de management souple nécessitent une grande adaptation,
vouant aux gémonies la réglementation archaïque d’un Code du
travail qu’il convient d’enterrer ! Ainsi, la directive
européenne de 1993 considère avec mansuétude que la
«période minimale de repos quotidien est fixée à 11
heures, ce qui donne la possibilité à l’employeur de faire
travailler les salariés jusqu’à 13 heures par jour».
Gageons qu’un autre verrou réglementaire va bientôt sauter
sous l’effet conjugué de l’entrée des nouveaux pays de l’Est
dans l’Union et, sur l’insistance de Tony Blair : celui de la
semaine de 48 heures maximales. Comme l’a souligné ce vieux Karl
Marx, l’allongement de la journée (outre l’intensification du
travail et le recours aux machines et autres robots qui intensifient
la productivité du travail ) sont un des moyens d’accroître le
taux de profit et donc d’exploitation de la force de travail.
Et,
dans l’hypothèse qui ne saurait être exclue, où les salariés se
révolteraient, la CES a même prévu son acceptation
future de la répression. Noske, le chien sanglant de la «
répression socialiste» contre le mouvement ouvrier doit, dans sa
tombe, soupirer d’aise (4). Car, naturellement, «des
restrictions (du droit de réunion, de manifestation, de liberté de
pensée, de presse…) peuvent être apportées à l’exercice de
droits fondamentaux, notamment dans le cadre (pour défendre !) d’une
organisation commune de marché».
Petit
aparté d'actualité, tous
les militants syndicaux qui ont été emprisonnés, ou licenciés,
comme Xavier Mathieu, Gaël Quirante aujourd'hui, le doivent à ceux
de leurs confédérations qui siègent à la CES.
La
possibilité est donc ouverte, selon «l’intérêt général des
marchés», de les interpréter et de les restreindre. Et puis,
il faut montrer beaucoup de mansuétude vis-à-vis des forces de
maintien de l’ordre capitaliste : «la mort (ne peut être)
considérée
comme
infligée en violation du droit à la vie dans le cas où elle
résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire
pour réprimer une émeute ou une insurrection». Bref, le droit
de tirer dans la foule n’est aucunement une violation du droit à
la vie. Amen !
Le
mouvement syndical réel saura- t- il se dégager de cette gangue
sociale libérale qui organise la défaite du mouvement ouvrier ?
Vers
un nouveau type de syndicalisme, offensif et anticapitaliste ?
La
CES n’est pas seulement un organisme inadapté à la nouvelle
puissance du capital transnational qui favorise le dumping social des
entreprises, la mise en concurrence fiscale des Etats européens.
Elle n’est pas seulement une structure incapable de mobiliser les
travailleurs contre les conséquences négatives du monétarisme et
de la déréglementation européenne qui se traduisent par le recours
au chômage massif, la précarité du travail, la pauvreté de
fractions de la population et la marginalisation de régions entières
délaissées par le capital nomade. La CES et l’UNICE, cet
organisme qui représente le patronat européen, se considèrent, en
effet, comme «acteurs de la législation sociale
européenne». Cette collaboration a été formalisée
dans un «protocole social» qui ne laisse percer aucune
ambiguïté. La CES n’est pas une force d’opposition au capital
et, naïvement l’on peut se demander pourquoi la CGT est embarquée
dans cette galère, pourquoi Bernard Thibault dithyrambique, a fait
l’éloge de Gaboglio, ce vieux «jaune» sur le départ, en
proclamant que c’est «un dirigeant comme il les aime». Car,
depuis au moins 1985, le bilan peut en être tiré. La CES a
accompagné, voire orchestré à force de discours euphorisants et
langue de bois, le recours à la précarité, aux temps partiels en
louangeant la flexibilité, l’employabilité et la mobilité.
L’acceptation du chômage de masse, la privatisation des services
publics, l’accroissement de l’exploitation du travail font partie
de ses prouesses.
Certes,
la CES pourrait être secouée de contradictions,mais elles ne
viendront pas de l’intérieur de cette forteresse sociale-libérale.
Sans négliger le travail de regroupement, de dénonciations
nécessaires formulées par les syndicalistes qui siègent ou ont
connaissance de ce qui se trame dans cette structure, force est de
constater que les bureaucraties frileuses, soucieuses de leur
pérennité, ne sont pas des modèles d’ouverture aux aspirations
des salariés, des chômeurs, des exclus.
Aujourd’hui,
le défi à relever consiste pour les représentants des
salariés à faire la démonstration de l’utilité et de
l’efficacité des luttes. Et, contrairement à ce que l’on
voudrait nous faire croire, les exploités n’ont pas abandonné le
combat, ils ne se sont pas résignés à subir les conditions de plus
en plus dures pour eux et pour la génération qui vient. La CES est
un anachronisme hérité des 30 Glorieuses, de la lutte
anti-communiste qui comme son géniteur, l’Union européenne, s’est
convertie aux vertus du libéralisme. Des contradictions vont
apparaître. Les champs syndicaux et politiques sont travaillés par
l’irruption des luttes sociales et par la désaffection des
«citoyens» vis-à-vis des forces politiques traditionnelles.
Certes, l’internationale syndicale a une génération de retard sur
celle du capital, certes, la construction d’une alternative
crédible, donnant un sens aux combats à mener, fait cruellement
défaut. Mais le moteur de la lutte des classes, bien que grippé par
les scories libérales, ne peut que, sous l’effet de la
polarisation sociale en cours, redémarrer avec plus de force. Il est
imprévisible.
GérardDeneux.
Sources
pour cet article :
Le
manifeste des 500 pour l’indépendance syndicale – n°60-61
de mai-juin 2003 Le Monde du 31.05.2003 - Le Monde
Diplomatique – Refondre le syndicalisme – juin 1999 - LeMonde
Diplomatique - Le retour des rebelles – mai 98 - Le Monde
Diplomatique - Comment apprivoiser et fragiliser le syndicalisme
– nov. 1997
1
le taux de syndicalisation n’est qu’un indicateur de désaffection
parmi d’autres. Les traditions syndicales ne sont pas les mêmes
d’un pays à l’autre. La prégnance des grèves, la création de
syndicats plus contestataires, le poids de l’histoire sont d’autres
paramètres, dont il faudrait tenir compte. Il n’empêche. Le taux
de syndicalisation en 2004 doit encore être plus bas que ceux connus
en 1995.
2
Dirigeant de la CES depuis son origine, abandonne ses mandats lors du
Congrès de Prague.
3
UNICE : Union des Confédérations de l’industrie et des employeurs
d’Europe. Organisation patronale européenne, c’est le MEDEF
européen, en quelque sorte.
4
Noske, dirigeant social-démocrate allemand, au pouvoir, ordonna la
répression sanglante contre le mouvement insurrectionnel qui
embrasait l’Allemagne. Elle aboutit aux meurtres de Rosa Luxembourg
et de Karl Liebknecht. Surnommé pour ses états de service le chien
sanglant par les ouvriers.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire