Nous allons
maintenant examiner le Familistère de Guise, considéré à la fois
comme le type le plus étendu et le plus viable, sinon le plus
représentatif, des réalisations fouriéristes et supérieur aux
acclimatations nébuleuses du Phalanstère, et comme un pas ‒ élan
tout moderne ‒ vers la synthèse du travail et du capital, par voie
d'association progressive. Nous y frôlerons à peine l'attrait, non
pas qu'il en ait été rejeté comme indigne, mais parce qu'on a jugé
mortelles (elles l'ont prouvé) ses manifestations dans le cadre d'un
groupe isolé. Il lui faut l'immensité mouvante de la production
généralisée. Il ne peut apporter que des incohérences
perturbantes dans une œuvre déjà comme un îlot sur la mer
perfide ‒ qui vise, pour des démonstrations d'un autre ordre, à
la perduration. Si, avec les groupes, s'en est allé, presque en
totalité, l'effort vers la pénétration harmonique des travaux,
nous retrouverons des institutions qui tendent à rendre tangibles la
solidarité et qui ‒ dans leur lettre, et, en fait, sur un plan ‒
ont survécu. Nous y verrons la coopération, tournée non seulement
vers la consommation mais, en cela chez nous novatrice, vers la
production ; et cette immixtion ‒ au moins statutaire ‒ du
travail dans des rouages jusque là demeurés l'apanage du capital.
Par cette participation, et par des droits toujours plus étendus aux
revenus de l'entreprise, s'ébauchera l'association que le socialisme
modéré regarde comme la cellule du futur corps social qu'une
évolution pacifique va multiplier... Pour amener le travailleur au
niveau de cet embryon modèle, il faut, Godin le sait, « à la fois
élever ses conditions d'existence et accroître sa valeur
professionnelle et sociale ». Pour « émanciper le producteur et
lui donner les vertus nécessaires à sa condition nouvelle » nous
l'avons vu « attaché patiemment, et cela dès le premier jour, ‒
et pendant près de quarante années ‒ à modifier le milieu dans
lequel l'ouvrier évolue. Impuissant à agir sur les conditions ‒
qui président à la procréation de l'être humain ‒ un Noyes
seul, jusqu'ici, a eu cette audace ‒ il a voulu du moins faire
servir à sa libération économique et à son élévation morale les
trois ambiances qui ont une influence prépondérante sur le commun
des hommes : l'éducation, l'habitation et le métier » (J. P.).
Ainsi s'explique cet ensemble d'institutions solidaires qui, dans
l'association nouvelle, doivent préparer la libération, non
seulement du producteur, mais de l'être social qui, dans
l'atmosphère de la sociabilité, s'achemine, par le travail, vers
les destinées conformes aux postulats divins. Godin se défend
d'être un utopiste et situe hors des extravagances du siècle ses
réalisations positives. Que le fouriérisme l'ait influencé, la
nature de ses créations et jusqu'à la terminologie de ses
préoccupations directrices révèlent assez dans quelle mesure.
Mais, pour cette association qui doit être, dans sa conception, «
le point de départ de la rénovation sociale à laquelle ont aspiré
tous les penseurs », il répudie, du moins dans les conditions
présentes, les fondements de la Phalange. Il ne « croit plus guère
aux séries passionnées ». (Lettre au fouriériste Rowland, 1872)
et au travail par elles s'harmonisant. Pour lui, le travail réclame
le secours de « la science et de la volonté humaine et il
s'organisera surtout à mesure que l'homme se pénétrera de l'idée
religieuse que le travail est le tribut le plus sacré qu'il doit à
la vie, c'est-à-dire à lui-même, à ses semblables et à Dieu »
(Doc. biog.). Il entend s'appuyer sur la responsabilité sans
laquelle tous les organismes ‒ de quelque principe qu'ils se
réclament ‒ verront s'inférioriser une production dont les
conditions modernes exigent que pas une force ne soit gaspillée ou
mal employée. À cette production, Godin ‒ comme tous les
associationnistes et les saintsimoniens, comme Proudhon, comme les
syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes ‒ entend
conserver son autonomie. Il lui laisse « son caractère
spécifiquement économique »... « L'ère des grandes expériences
est close. Des balises, dont les coups de sonde du passé ont
déterminé la place, indiquent le chenal » ‒ hélas ! combien
rétréci ‒ « qui mène à l'association du capital et du
travail... Ne rien changer au régime des salaires ; s'efforcer
seulement de les « pondérer » avec une rigueur toujours plus
grande par l'enregistrement méthodique et, si possible, mécanique
du travail effectué, de la capacité mise en œuvre ; compléter les
sommes versées périodiquement aux travailleurs (les salaires
n'étant, à les bien prendre, qu'une avance faite aux ayants-droit
sur le produit de la vente de leur travail) par une participation aux
profits de chaque exercice ; proportionner cette participation au
salaire lui-même, puisque celui-ci peut être considéré, après la
« pondération » dont il vient d'être question, comme l'expression
aussi rapprochée que possible des services rendus ; récompenser
enfin par des allocations supplémentaires, comportant elles-mêmes
participation aux bénéfices, les « travaux exceptionnels » et les
« innovations sanctionnées par la pratique », telle était la
méthode de répartition qui, après tant d'expériences décevantes,
s'imposait à, l'esprit de Godin « comme serrant de plus près
l'équité » (J. P.)... ».
Après
l'esprit et les bases pratiques de l'association ‒ si éloignées
déjà, malgré lui, des aspirations du fondateur ‒ abordons-en les
modalités. Passons en revue l'ensemble des établissements et
institutions qui la constituent. Nous y relevons cinq branches
essentielles soit, d'une part, pour le Familistère proprement dit :
les habitations unitaires, les magasins coopératifs et un service
d'éducation ; et, d'autre part, l'usine, avec un système de
participation aux bénéfices et un système de mutualité.
Trois
spacieux pavillons dont un central flanqué de deux ailes attachées
à ses arêtes ‒ enfermant dans leur rectangle de grandes cours
centrales (ou bétonnées et vitrées, ou ornées de pelouses à ciel
ouvert) forment le bloc des habitations. Dans ces pavillons, des
logements aérés et lumineux, dont le loyer varie avec la hauteur et
l'orientation, sont répartis sur trois étages. Tournés d'un côté
vers l'extérieur, ils ouvrent, de l'autre, sur une triple rangée de
galeries conjuguées. Aux quatre encoignures : escaliers d'accès,
fontaines d'eau potable, trappes d'évacuation des ordures ménagères,
lavatories, etc... (la piscine et les salles de bain, les
lavoirsbuanderie sont en dehors, ainsi que les parcs et jardins).
Voilà, en bref, les ruches monumentales qui abritent, au total,
quelque douze cents personnes. L'entretien des services généraux,
le nettoyage des galeries, passages communs, water-closets, etc...
sont confiés à des personnes rétribuées par l'administration et
non à la bonne volonté des particuliers...
Au
rez-de-chaussée des pavillons sont les magasins coopératifs
d'approvisionnement : épicerie, boulangerie, boucherie, mercerie,
étoffes et vêtements, ameublement, alimentation, boissons,
combustibles, etc...
Regardant la
façade principale, et par-delà l'élargissement où s'élève
maintenant la statue de Godin, voici les groupes éducatifs et
récréatifs : le théâtre et les écoles. À part, contigus à
l'habitation unitaire, à laquelle les relie un passage vitré : la
nourricerie et le pouponnat.
Le
Familistère qui, « avec son habitat confortable, ses facilités
collectives, son atmosphère familiale, ses édifices publics,
etc..., est comme l'hommage d'une consécration au « village modèle
» rêvé par Fourier, « n'est pas, dans les intentions de son
fondateur, l'immeuble banal qu'un patron généreux ou habile met à
la disposition de ses ouvriers pour leur permettre d'épargner
quelques sous sur leur logement ou pour les lier plus sûrement à
son industrie » (J. P.) ‒ acception trop courante et comme usurpée
dans laquelle on enferme aujourd'hui le mot familistère. « Godin
voit en lui comme une sorte de vaste atelier complémentaire de
l'usine proprement dite, destinée à devenir le véritable
instrument du bien-être et du progrès commun, appelé à vivre par
l'usine, mais en même temps à assurer le progrès indéfini et la
prospérité de celle-ci. Là doivent s'élaborer, par la
participation quotidienne des habitants aux mêmes devoirs, aux mêmes
conditions d'existence, aux mêmes avantages, ces vertus sociales :
la sobriété, la régularité, l'ordre, l'amour du travail, la
bienveillance mutuelle, le respect des droits d'autrui, sans
lesquelles l'association de plein exercice qu'il rêve est vouée à
un échec certain. » (J. P.) N'oublions pas « qu'il accorde au
milieu (the surrounding circumstances, comme dit Owen) une influence
prépondérante sur l'être humain (il accordera plus tard une part
plus grande à l'innéité). Habiter le Familistère, c'est donc ‒
à ses yeux ‒ à la fois se proposer et se préparer pour
l'association future, c'est accepter ouvertement la direction
intellectuelle et morale du fondateur et consentir, par un acte de
foi méritoire, à faire voile avec lui vers un nouveau monde social
». (J. P.) Ainsi s'expliquent, et les considérations qui l'ont
guidé dans le recrutement de la population du Palais social, et les
prérogatives (grosses de conséquences) qui s'attachent ‒ et
resteront attachées ‒ au séjour dans ses locaux. « Les gens qui
l'habitent, dit-il, peuvent être considérés comme présentant les
garanties générales élémentaires pour être admis dans
l'association. » (Godin à son personnel : 1878.) Dès lors, rien de
plus naturel qu'au moment de prononcer le Dignus es intrare dans le
noyau primitif de l'association, il se tourne avec prédilection vers
les anciens habitants du Familistère comme aussi vers ceux ‒ trop
rares ‒ qui l'ont suivi avec quelque élan dans l'expérience des
groupes. Certes, en droit strict, rien ne peut trancher la valeur
comparative des vétérans et des nouveaux venus. Le hasard a pu
tenir ceux-ci éloignés jusque là et ils pourront demain se montrer
supérieurs à ceux qu'une longue assiduité va favoriser. Quels
mobiles secrets ont, d'autre part, retenus à l'usine ou au
Familistère ceux dont l'ancienneté devient un titre probant à la
confiance ? Routine peut-être, escompte de quelque privilège,
jouissance banale des avantages que présente, du point de vue
courant, l'usine de Guise sur d'autres foyers industriels, etc... ?
Mais Godin pouvait-il, en fait, à moins d'errer vers les pires
probabilités, s'entourer de plus sûres données que celles des
meilleures apparences ?...
« Les
magasins coopératifs du Familistère diffèrent des magasins
coopératifs proprement dits en ce que le capital n'est pas versé
par les acheteurs. C'est l'Association elle-même qui fournit le
fonds de roulement de ces services comme elle fournit celui de
l'usine. » (Le Familistère illustré.) La vente est au comptant,
contre espèces ou sur carnet d'achat délivré contre provisions
préalables. « Les acheteurs sur carnets ont, seuls, droit à la
répartition annuelle des bénéfices. » Notons que, de 1881 à 1889
inclus, le total des ventes a dépassé onze millions, entraînant
plus d'un million de bénéfices distribués, d'ailleurs, non en
espèces, mais sur carnets de crédit. Ces avantages compensent
approximativement, pour les intéressés, les sommes versées en
loyer. Il n'y a pas, d'autre part, obligation d'acheter au
Familistère et sur deux millions de salaires annuels ‒ à l'époque
‒ moins d'un million fait retour aux magasins...
Passionnément
attaché à tout ce qui regarde le sort de la vie humaine, considérée
comme « la plus haute manifestation, sur terre, de la vie
universelle », ayant pénétré d'autre part combien les adultes
resteront, sinon irréductibles, au moins longtemps réfractaires à
l'introduction de nouvelles méthodes dans les rapports du capital et
du travail, Godin accorde une importance exceptionnelle à
l'éducation. Désireux de favoriser le complet développement de
l'enfant, « espoir social de demain », il conçoit en même temps
le besoin de ces pépinières d'éléments prédisposés aux futures
formes sociales. Il fonde au Familistère ces écoles « dont la
mission, comme le voulait Fourier, est de révéler les vraies
aptitudes de l'adolescent qu'elle prépare à la vie » et qui
donneront ‒ il l'espère ‒ à l'Association des générations
compréhensives de ses vertus, garantes morales de sa prospérité.
Sans contraindre à la fréquentation scolaire dans les locaux du
groupe (par contre, seuls les enfants habitant le Familistère
peuvent fréquenter les écoles de la Société) il exige ‒ par
clause statutaire ‒ que les enfants reçoivent l'instruction
jusqu'à quatorze ans, et « les charges qui en résultent sont
couvertes par un prélèvement sur les profits bruts du travail,
avant toute répartition ou affectation de bénéfices ». Rien
d'essentiel, dans l'éducation et la culture, ne différencie des
écoles primaires du temps, l'école particulière du Familistère.
Les mêmes succès poursuivis et obtenus attestent, entre elles, le
parallélisme des méthodes et la parenté étroite de l'esprit. Un
fonds commun de moralité générale et de civisme actualiste en
limite l'horizon. Seuls des prêches moraux et des cantiques du
travail, le concours plus copieux des agents objectifs inférieurs
(récompenses, punitions, etc...) au système classique de
l'émulation, et, dans le domaine technique, une place spéciale
accordée au dessin industriel, toutes innovations mnues, au reste,
doivent contribuer à créer un milieu adéquat à l'association et
orienter la jeunesse vers ses fins idéalistes. À signaler cependant
à part un essai de justice distributive par les intéressés (le
Petit Conseil : 1884-1888) qui est un acheminement vers ce «
self-government » aujourd'hui si en vogue aux États-Unis. D'après
une pédagogie de la volonté, appuyée sur le suffrage, Godin y
appelle les écoliers au gouvernement de l'école, les fait juges, en
dernier ressort, des sanctions et des récompenses... Cependant, si
faibles qu'y soient les créations spécifiques (nous ne nous
arrêterons pas ici aux impulsions morales précoces et contestables,
non plus qu'aux errements transplantés de l'école officielle) il
est particulièrement agréable de souligner, dans l'éducation du
Familistère, certains traits de la méthode (sensibles dans les
formations du premier âge) qui constituent, surtout à l'époque de
leur introduction, une véritable originalité...
La
nourricerie et le pouponnat sont, à cet égard, caractéristiques et
m'avaient frappé, dès ma première visite ‒ il y a quelque vingt
ans ‒ par leur intelligente nouveauté. Dans ce pays où
l'éducation physique a pour symbole, aujourd'hui encore, la
momification du maillot, des mesures d'élevage pratiques et hardies
y surgissaient à mes yeux comme d'heureuses anticipations. Une
réconfortante parenté les unissait devant moi aux tableaux de
claire et audacieuse hygiène de la nursery américaine. Et les mines
épanouies, la saine carnation des enfants complétaient ma
prédilection d'un éloge vivant, spontané. Profusion de l'air,
méticuleuse propreté des corps et des locaux, régularité des
fonctions d'entretien, faveur donnée aux ébats, etc..., sont autant
de titres à l'attention sympathisante de tous ceux qu'intéresse le
problème total de l'enfance. Je m'en voudrais de ne pas citer, pour
typiques : le berceau de son et la pouponnière Delbrück. Ce
berceau, simple couchette d'un nettoyage facile et complet, est une
grande et sobre poche ovale de coutil dans laquelle on a répandu, en
masse mouvante, le son étuvé. Sur un modeste petit drap, le bébé
y repose librement, la tête sur son oreiller de crin. Quant à la
pouponnière, elle permet au bambin, derrière la protection d'une
double rampe circulaire, de s'exercer seul à la marche (où
êtes-vous, pauvres lisières restrictives, pauvre chariot !) sans
autres sollicitations que celles de son instinct et de l'exemple, et
‒ premiers pas du self-conduct ‒ sans autre appui que ses forces
naissantes... Dans le pouponnat, antichambre de l'école maternelle,
« les petits de deux à quatre ans trouvent les soins et les
amusements qui leur sont nécessaires. Leur vie se passe le plus
possible en plein air... La disposition des bâtiments s'y prête à
merveille. Une pente douce amène les bébés sur la pelouse toutes
les fois que le temps le permet. Quand le froid ou la pluie les prive
du gazon et de l'ombre des grands arbres, ils s'amusent dans une
vaste salle munie de tous les jeux appropriés à leur âge, en
attendant le retour d'une température plus favorable ». (Le Fam.
ill.)
C'est à
l'école maternelle où les enfants séjournent de quatre à sept ans
(ce n'est pas ici le lieu de reprendra la critique de l'enseignement
prématuré) qu'entrent en jeu ‒ témoignant d'une sûre
orientation vers le concret comme la base la plus vivante des
connaissances à leur essor ‒ les adaptations frœbeliennes aux
initiations arithmétiques de Mme Marie Moret et la lecture
tangiblepar les caractères mobiles de Mme Dallet. Ils y apportent
cet élément fouriériste de l'attrait dont on n'est pas près
d'épuiser la richesse. C'est ici peut-être plus qu'en tout autre
endroit qu'il convient de rendre à la compagne de Godin un hommage
sans lequel toute étude sur le Familistère, si brève soit-elle,
serait injuste. Avec des dispositions innées de pédagogue et un
sens souvent perspicace de la nature des méthodes qui conviennent au
jeune âge, la collaboratrice assidue de Godin (par ailleurs si
compréhensive de son œuvre et si propre, par ses qualités, à lui
apporter le réconfort de son affection et le secours de son
intelligence) « s'était proposée, en introduisant de façon
pratique dans les classes ces procédés d'enseignement ‒ qui
s'étendent jusqu'aux notions essentielles des quatre première
règles et des fractions, aux rudiments des travaux manuels ‒ de
permettre à toute personne, même novice en la matière, d'enseigner
expérimentalement aux enfants la véritable valeur des nombres et la
raison d'être des diverses règles qui président aux opérations,
toutes notions qui sont trop souvent confiées à la mémoire seule
et appliquées par routine... Afin d'augmenter l'attrait de cet
enseignement, le matériel mis à la disposition des élèves
comprend des objets de formes diverses : buchettes pour la numération
et l'addition, briquettes pour la soustraction, carrés pour la
multiplication et la division, cubes entiers et divisés pour l'étude
des fractions. Après la leçon, les mêmes éléments, combinés
pour former des modèles de constructions, dessins, mosaïques, etc.,
servent à développer par le jeu l'adresse et le goût des futurs
travailleurs ». (Emilie Dallet : In Memoriam.) À l'école
maternelle, en un mot, on se préoccupe d'initier les enfants aux
connaissances élémentaires ‒ calcul, lecture, écriture,
orthographe ‒ « par l'enseignement attrayant et sans surmenage ou
fatigue intellectuelle »... Au sortir des classes enfantines, les
cours obéissent de plus près, nous l'avons vu, aux procédés et
aux programmes de la laïque d'État. Néanmoins, la classe reste
mixte, « disposition qui offre cet avantage que : tous les élèves
assistent aux mêmes exercices et grandissent côte à côte dans une
habitude de fraternité qui fait de l'école ce qu'elle devrait être
partout, une sorte de foyer domestique agrandi ». (Le Fam. ill.) Et
malgré les restrictions qui, dans la pratique, en mitigent encore
l'application (telle la séparation, dans l'école, des filles et des
garçons) il est réconfortant de noter que la réunion dans les
mêmes locaux n'est pas un simple pis-aller matériel, mais un effort
‒ timide sans doute, mais voulu ‒ de coéducation.
Des cours
complémentaires prolongent l'instruction au-delà des années de la
scolarité régulière. Les jeunes gens qu'y portent leurs aptitudes
trouvent d'ordinaire auprès de l'Association une aide pécuniaire
suffisante (prélevée sur le budget des capacités) pour étendre
leurs études, notamment professionnelles, dans les grandes écoles
de l'État. Une bibliothèque offre aux membres de l'Association ses
trois mille volumes, des journaux et des revues littéraires et
scientifiques...
Ce sujet
n'étant pas spécifiquement lié à notre tâche d'aujourd'hui, nous
ne nous appesantirons pas sur l'usine elle-même. Disons seulement
qu'elle occupe ‒ dès 1900 ‒, avec sa filiale de Shaerbeek
(Belgique) ‒ qui comporte, elle aussi, un Familistère, réduction
de celui de Guise ‒ à la fabrication de quelque deux mille
modèles, plus de seize cents ouvriers (4.000 modèles et 2.500
ouvriers en 1926). Par le secours d'inventions répétées et
connexes, par la richesse et l'application de procédés
perfectionnés qui vont du coulage à l'émaillage, elle porte
jusqu'à l'art toute une gamme d'appareils de chauffage et de cuisine
universellement réputés. Elle y ajoute maints articles de ménage
et de bâtiment, des appareils sanitaires et médicaux, etc... La
valeur marchande de ces produits atteint ‒ taux d'avant guerre ‒
quelque quatre millions et demi sur lesquels plus de deux millions
sont versés en salaires. C'est avant tout sur cette florissante
industrie qu'est assise la vie matérielle de l'association. Les
autres ressources (revenus locatifs, suppléments commerciaux des
économats, etc ... ) ne constituent, en somme, qu'un appoint. En
1880, le fonds social est estimé à quatre millions et demi et, en
1926, à onze millions. La cession (et non le don, car Godin tient à
ce que les futurs propriétaires de tout le patrimoine de
l'Association le deviennent par l'acquisition du travail et non le
doivent à quelque arbitraire philanthropie, d'ailleurs sans valeur
démonstrative) se fait sous la réserve expresse « que les
bénéfices annuels ne seront pas distribués en argent, mais remis
aux ayants-droit sous forme de titres d'épargne. Chaque année, en
fin d'exercice, les travailleurs vont donc toucher en titres
d'épargne les bénéfices qui leur reviennent et le capital que ces
titres représentent restera entre les mains du vendeur (le fondateur
lui-même) pour le rembourser par annuités, de la cession de son
établissement. Il est en outre stipulé que, dès que le capital
primitif sera remboursé en totalité, ce système de distribution
continuera à fonctionner comme par le passé. Les plus anciens
titres d'épargne seront alors remboursés en espèces et remplacés
par de nouveaux titres distribués aux nouveaux ayants-droit. Grâce
à cette combinaison, chaque génération de travailleurs possède à
son tour l'établissement dans la proportion des bénéfices qu'elle
a pu réaliser par son activité et est appelée à jouir des
équivalents de la richesse.La propriété de l'usine reste ainsi,
d'une façon en quelque sorte automatique, entre les mains de ceux
qui y sont employés ». (Le Fam. ill.) Dès 1888 ; les ouvriers
possèdent, en titres, la valeur de près de deux millions. La
propriété entière du Familistère passe, en 1902, aux mains de
l'Association.
Nous allons
étudier ‒ tels qu'ils fonctionnent aujourd'hui : dans le cadre
légal d'une « société en commandite simple » ‒ les divers
rouages de l'organisation générale qui règle les rapports du
capital et du travail. Nous verrons si, malgré la lettre observée
des statuts, ils se trouvent en communion avec la conception même du
fondateur... Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, qu'instruit par une
observation de tous les instants et par les probantes expériences
dont il a été question, Godin a traduit, dans les textes
définitifsadoptés pour le pacte social, le souci de régulariser à
la fois les enthousiasmes et les défaillances dont les incohérences
rencontrées lui signalaient le danger et de parer aux risques futurs
d'un état d'esprit qui menace l'existence même de l'œuvre... Quand
on sait l'indifférence ou le misonéisme témoignés à l'égard de
ses investigations les plus étroitement liées au sort futur de
l'ouvrier ; quand on connaît en particulier le détachement
significatif dont firent preuve les « unions » lors de
l'élaboration du cadre des fonctions de la « Constitution des
Travailleurs sociétaires » ; quand on sait que même la rédaction
de ces statuts qui vont fixer leurs droits et leurs attributions
n'ont pu éveiller l'intérêt des associés de demain, appelés à
intervenir en une sorte de constituante, on comprend sans peine
quelles espérances le fondateur pouvait fonder sur leur sollicitude
pour entretenir, dans leur vitalité et selon son esprit ; les
institutions. Mais cette obligation cruelle d'assurer le
moinsparalysera davantage une œuvre dont c'est le devoir et l'âme
de s'élever toujours plus, d'être, plus encore qu'un modèle
d'industrie, une exemple social...
Pour Godin,
nous le savons, « en association, les capacités doivent être mises
à leur vraie place et les salaires distribués en fonction directe
des capacités ». Mais nous avons vu ‒ l'expérience des groupes
est, à cet égard, édifiante ‒ quels obstacles entravent la
découverte des aptitudes et, par conséquent, leur meilleure
utilisation. Nous n'ignorons pas non plus combien, à son tour, est
difficile, presque impossible, en l'état actuel, avec les pauvres
éléments dont on dispose, l'absence de précédents dont on puisse
compulser les données, l'évaluation du mérite. Et à quel point la
détermination du salaire (rétribuant chaque fois qu'il est
possible, un travail à tâche ou aux pièces) reste (insuffisantes
comme le sont, dans la pratique, les « pondérations » actuellement
réalisables) dans une large mesure, soumise à l'appréciation du
chef d'entreprise et sujette ‒ malgré sa conscience ‒ à
d'appréciables erreurs. Nous sommes, d'autre part, avertis que ce
n'est pas par hasard, ni par routine, mais après de laborieux
tâtonnements allant jusqu'à la consultation des intéressés (dont
les réponses furent, en l'occurrence, singulièrement
conservatrices. C'est, « désespérant de trouver une forme
supérieure qu'il fondera l'association en lui donnant pour base le
partage des bénéfices au prorata des salaires touchés par les
ayants-droit »(J.-P,)... Il convient de rappeler ces considérations
avant d'aborder le mécanisme de la participation aux bénéfices
dont le système de répartition est ainsi fonction de la
rétribution, c'est-à-dire qu'il accentue, par sa proportionnalité,
l'arbitraire initial des appointements et salaires...
Sur les
bénéfices industriels bruts constatés par les inventaires (cet
exposé est résumé d'après la Notice de la Société du
Familistère, publiée en 1926) il est défalqué, à titre de
charges sociales :
1°
Prélèvement statutaire pour les amortissements ;
2°
Subvention aux diverses assurances mutuelles ;
3° Frais
d'éducation et d'instruction de l'enfance ;
4° Intérêts
payés au capital (5 %, payables en espèces).
Ce qui reste
constitue le dividende (bénéfice net) attribué :
1° Au fonds
de réserve (25 %) ;
2° Au
capital et au travail (50 %, payables en espèces pour le capital et
en parts d'intérêts (titres d'épargne) pour le travail) ;
3° Aux
capacités (25 % ainsi répartis) en titres d'épargnes : a) à
l'Administrateur-Gérant : 4 % ; b) au Conseil de gérance : 16 % ;
c) au Conseil de Surveillance : 2 % ; e) en espèces, préparation et
entretien aux écoles : 1 %.
Pour fixer
par quelques chiffres l'importance des opérations financières que
comportent les attributions aux facteurs essentiels de l'Association
« du capital, du travail et du talent », relevons que, de 1880 à
1900, il a été distribué au travail, en titres d'épargnes, une
somme totale de près de trente-neuf millions, qui se décompose
ainsi :
Aux ouvriers
et employés, et aux capacités, environ trente-trois millions ;
À
l'assurance des pensions (part des Auxiliaires, etc.) environ six
millions.
Dans cette
même période, le montant total des salaires s'est élevé à plus
de 166 millions. Le travail a donc reçu, tant en salaires (166
millions) qu'en bénéfices (39 millions) le total de 205 millions.
Et le capital : en salaires (11 millions), en bénéfices (1
million), soit 12 millions. On voit que la part revenant au travail,
en dehors de ses salaires, se trouve de beaucoup supérieure à la
part totale du capital ; que, de plus, le capital étant représenté
lui-même par les parts d'intérêts acquises par le travail, c'est,
en réalité, au travail que tous les bénéfices ont été
distribués. Nous verrons tout à l'heure le revers social de cette
médaille séduisante... Pour l'instant, notons encore ces documents.
Depuis la création du Familistère jusqu'au 30 juin 1925, le chiffre
total net d'affaires industrielles, pour les deux usines, s'est élevé
environ à 350 millions. Le montant net des affaires commerciales
dans les économats a atteint la somme de 37 millions. Depuis la
fondation, la Société a versé 9 millions en subvention aux
diverses assurances mutuelles. Les frais d'éducation et
d'instruction de l'enfance donnent un total de 1 million 1/2. Enfin,
les remboursements de capital effectués sur les titres anciens se
sont élevés à quelque 27 millions.
Voyons,
rapidement, en quoi consiste le système de mutualité destiné à
parer à la maladie (allocations et services médicaux), à la
vieillesse (retraites), à l'invalidité (pensions), et à garantir
aux habitants du Familistère le nécessaire à la subsistance. Il
prévoit l'aide aux veuves et aux orphelins des associés et
sociétaires. Il comprend deux branches-mères d'assurances ad hocet
un fonds de pharmacie. La caisse de secours en cas de maladie est
alimentée ‒ pour le principal ‒ par les retenues sur les
salaires des ouvriers. Celle des retraites garantit pour beaucoup des
besoins posthumes. Car il faut avoir soixante ans révolus pour être
admis à en bénéficier. Déjà, à partir de 1852, Godin avait
introduit pour son personnel, par la constitution de caisses
spéciales, un ensemble de garanties mutuelles complétées et
fixées, en 1880, par les statuts de l'association. De 1880 à 1900,
la caisse d'assurances contre la maladie a reçu au total près de
881.000 francs et versé 875.000 francs...
Notons
enfin, en terminant, pour fixer complètement les ressources de
l'association, qu'à sa mort ‒ en 1888 ‒ Godin lui a laissé par
testament tout le disponible de sa fortune.
L'organisme
directeur comprend :
1°
L'Administrateur-gérant, nommé par l'Assemblée générale des
associés et choisi parmi les membres du Conseil de gérance, sans
limitation de durée de son mandat, sauf révocation ;
2° Un
Conseil de gérance composé ‒ outre l'Administrateur-gérant ‒
de trois associés (élus pour un an par les associés), dix
Directeurs ou chefs de services (membres de droit de par leur
fonction) ;
3° Un
Conseil de surveillance (trois membres élus par l'Assemblée
générale).
Les
travailleurs se divisent en quatre groupes :
1° Les
auxiliairesou arrivants. Ce groupe comprend, outre le « personnel
flottant » de l'usine, ceux qui attendent le premier titre, évalué
selon le rendement du demandeur ;
2° Les
participants, c'est-à-dire admis à posséder un titre de
participation, qui touchent une part sur les bénéfices ;
3° Les
sociétaires, qui reçoivent une part et demie. Ils peuvent être
élevés à ce degré après trois ans de « participation » ;
° Les
associés. Ils ont droit à deux parts et doivent exciper de cinq ans
de présence dans les habitations du Familistère.
Cet
échelonnement ‒ choquant dès l'abord ‒ où Godin, malgré tout,
voyait, dans une collaboration constante et l'accession possible aux
plus hautes fonctions, l'œuvre sous la garde vigilante des
intéressés, voyons, dans les réalités même, où il en est ‒
après plus de 40 ans ‒ ce qu'il a produit et dans quel sens
l'association a pu « durer et même se développer »...
L'embauchage
est sous le contrôle direct du gérant et les opinions subversives
du sollicitant (socialiste, communiste, anarchiste) ne constituent
jamais pour lui une recommandation. Les auxiliaires qui peuvent, en
droit, prétendre, après un an à l'octroi d'un titre de
participation, le doivent, en fait, ‒ il est seul juge de
l'opportunité ‒ à la décision du gérant. Un exemple. Les
non-associés sont en force ‒ et les éléments révolutionnaires y
sont assez nombreux ‒ pour en imposer par un arrêt momentané du
travail. C'est ainsi qu'une grève eut lieu en 1925 et une forte
agitation en 1926. Or ceux qui y ont été mêlés n'ont pas reçu de
titre cette annéelà... Les participants ne décrochent ainsi leur
premier grade qu'après deux ou trois ans d'attente. Pour devenir
sociétaire, il faut au moins vingt ans de présence à l'usine, pour
les gens du dehors. Ceux qui habitent les locaux du Familistère,
plus heureux, y arrivent bien avant. Toutes ces catégories sont,
enfin, tenues à l'écart des assemblées. Les sociétaires voient à
leur tour subordonnée aux aléas de vacances ‒ et de l'admission ‒
dans les logements l'entrée dans la catégorie suprême. Et cette
condition est cause que rares sont les mouleurs (métier éprouvé)
qui vivent assez pour en connaître les douceurs et la gloire et que
les émailleurs (condamnés à l'anémie, à l'asphyxie, à
l'empoisonnement lent par les composés de plomb : produits toxiques
qu'avait proscrits Godin) sont réduits à en caresser le rêve. Les
associés (minorité princière et détestée : ils sont trois cents
environ sur deux mille ouvriers) sont intronisés par l'Assemblée
générale, sur la proposition du Gérant. Ils sont l'unique groupe
admis « au gouvernement de la chose commune ». Ils ont seuls ‒ si
l'on peut dire ‒ « voix au chapitre », c'est-à-dire qu'ils sont
seuls appelés ‒ une ou deux fois l'an ‒ à prêter l'oreille à
l'exposé de la situation générale. Leurs attributions, en dehors
de quelques élections (conseils de gérance, de surveillance) qui
sont autant d'acquiescements ou de maintiens automatiques, consistent
en des approbations de gestion (qui, s'il la conteste, ose la
discuter ?) Le champ de leur curiosité est d'ailleurs circonscrit à
l'ordre du jour établi par le Gérant... avis pris du Conseil de
gérance. On sait, d'autre part, que ce Conseil de gérance, en
dehors de trois Familistériens, ne comporte que des directeurs de
service, c'est-à-dire, dans la pratique (devant les interventions
problématiques de l'Assemblée générale) des subordonnés ou
collaborateurs étroits gérant, plus ou moins suspendus à son bon
vouloir et attachés à sa fortune. Le dit Conseil décide ‒ sur la
proposition du Gérant ‒ sur les admissions des travailleurs aux
diverses catégories, les acceptations ou les renvois dans les
logements du Familistère, les exclusions de la Société (celles-ci,
sauf ratification de l'Assemblée générale) et sur diverses
questions secondaires (de mutualité, d'éducation, etc...) et...
donne son avis sur « les opérations industrielles et commerciales
et autres questions intéressant la Société ». Ce Conseil, dont on
comprend trop bien l'effacement, qui n'est pas même un Comité de
Contrôle, quoiqu'il « embrasse dans son attribution tous les
intérêts de l'Association », les abandonne en fait entre les mains
du gérant. Bien illusoire aussi le rôle du Conseil de surveillance,
qui veille sur les statuts, s'assure de la bonne tenue des écritures,
vérifie les comptes et bilans soumis par l'Administrateur à
l'Assemblée générale des associés... Dans ces Conseils, seuls
apportent une véritable culture (technique et générale) et des
capacités administratives les directeurs et le gérant. Les autres ‒
en peut-il être autrement, en général, pour un ouvrier ? ‒ n'ont
qu'une instruction rudimentaire. Ils sont, par le vote de leurs
pairs, amenés pour ainsi dire automatiquement, à l'âge et à leur
tour, à prendre place dans les Conseils. Le voudraient-ils, que
devient, dans l'incompétence parfois totale, la collaboration active
à leurs travaux, la participation intelligenteaux rouages supérieurs
?...
Quant au
gérant, il nomme et révoque tous les employés et fonctionnaires
dans les conditions prévues par les statuts. Il délègue à un ou
plusieurs membres du Conseil de gérance (pour l'usine de Guise) à
un sous-directeur (dans l'usine de Bruxelles), à un économe (pour
les services du Familistère) une partie de ses attributions. «
L'action morale de l'Administrateur-Gérant ‒ dit la Notice‒ doit
être considérable. Surveillant d'une manière générale les
établissements et les affaires de l'Association, il unit et
concentre tous les pouvoirs. Par les qualités du cœur et du
caractère, il doit maintenir la correction des rapports entre les
fonctionnaires, être l'âme de la concorde entre les chefs de
services, les employés, les ouvriers et les membres de la Société.
Il veille au respect et à l'application des statuts... » Ainsi,
plus qu'un directeur de société anonyme dont le conseil de Gérance
n'est pas même un Conseil d'administration, le Gérant voit ramener
en sa personne toute l'autorité et les prérogatives de la
direction. Et nous voici revenus au patronat d'élection à titulaire
inamovible. Dans les limites des statuts, toujours interprétables et
souvent compressibles, une souveraineté véritable s'établit, à
laquelle le prestige de la « raison sociale » met une sorte
d'auréole. Dès lors, qu'il n'ait pas la large compréhension d'un
Godin, qu'il n'emploie pas son influence à maintenir, puis à
pousser l'œuvre sur les voies prévues par le fondateur, que
subsiste-t-il de l'espritde l'Association ?
Ce n'est pas
tout. Cette unité morale ‒ sans laquelle l'Association n'est
qu'une vulgaire et superficielle agglomération, avec le succès pour
facteur unique de cohésion ‒ est brisée dans l'œuf par les
écarts formidables de la rétribution. Voici des chiffres. Les
mouleurs, ajusteurs, émailleurs, etc... ‒ grâce à l'intensité
du travail aux pièces ‒ réalisent un salaire journalier de 25 à
50 francs (en moyenne 25 à 30) auquel s'ajoutent les bénéfices
correspondants. Par exemple, un « fignoleur », qui fait les modèles
en fonte, gagne à peine 30 francs par jour, plus 80 fr. pour cent
heures de travail (par quinzaine) supplément dit de « vie chère ».
Il est jeune, celuilà, et cependant associé (il en est qui,
habitant le Familistère, ont pu l'être à vingtsix ans). En 1926,
son « boni » s'est monté à quelque 3.800 francs... Un
contremaitre gagne environ 900 fr. par mois, plus la part
proportionnelle. Les directeurs touchent de 1.500 à 2.000 francs par
mois et participent aux bénéfices pour 60 à 70.000 francs par an.
Quant au Gérant, il recevait, en 1921, en appointements, 15.000 fr.
par an, en parts diverses 96.000. En 1926, il lui revient, d'une
part, 37.000 francs, et, en bénéfices, 240.000 francs.
Les
redressements préconisés par certains ‒ et plus ou moins
étranglés d'avance par les statuts ‒ ne seraient, en
l'occurrence, si désirables soient-ils, que d'insuffisants
correctifs. Tels : présence pendant cinq ans dans les catégories
expectantes et admission, de droit, au titre d'associé dans la
sixième année ; réduction du temps de présence à l'usine (avec
salaire journalier égal à celui du métier le mieux rétribué)
pour les ouvriers qui se livrent à des travaux épuisants ou
insalubres ; révision de tous les appointements et salaires et du
pourcentage de répartition pour en corriger les disproportions ;
renouvellement, tous les cinq ans, par tiers successifs (et par
l'Assemblée générale) de tous les membres du Conseil de Gérance,
avec rééligibilité mitigée ; extension des attributions et
contrôle effectif du dit Conseil, participant, aux côtés du
Gérant, avec des droits définis, à la direction de l'entreprise ;
fixation à dix ans de la durée du mandat de
l'Administrateur-Gérant, rééligible seulement, le cas échéant,
après une période égale d'interruption ; réorganisation de
l'éducation sur des bases modernes et en dehors de principes
officiels manifestement en désaccord avec le plan social du
Familistère ; prélèvement important sur les bénéfices pour le
développement des habitations unitaires ; éditions de vulgarisation
des œuvres de Godin et des siens ; commissions d'études sociales et
économiques ; création d'un Conseil supérieur chargé d'étudier
les directives du fondateur en vue d'adapter à son but social
l'orientation de l'Association, etc., etc...
De la
présentation, concise mais exacte, que nous avons faite ressortent
les vices qui, le fondateur disparu, vont envahir et submerger
l'Association. Les facteurs d'intérêt ‒ qu'abrite çà et là le
talent ‒ auxquels, dans la crainte de voir l'œuvre périr
matériellement, Godin a accordé un rôle exagéré, y conquerront
sans peine la prédominance. Le principe même des avantages
stimulant et récompensant les capacités ‒ et qu'il regarde comme
inhérent à la mentalité humaine ‒ déjà porte en lui la
renaissance des suprématies. Elles seront bientôt tyranniques.
L'erreur tactique fondamentale est d'avoir, sur les bases de
l'importance du mérite, laissé s'établir un tel déséquilibre
dans la répartition qu'il équivaut en fait à la consécration
savante ‒ et aujourd'hui scandaleuse ‒ de l'injustice et du
privilège. Par une graduation qui s'affirme en brutales catégories
se trouve remis en suspens ‒ dans l'association comme au sein même
des entreprises capitalistes ‒ toute la question de l'inégalité,
non seulement en face des risques et de l'effort (qui vont jusqu'à
modifier la longévité) mais devant l'abondance et devant la joie,
sinon devant les aspirations profondes de la vie. Par la porte
inconsidérément ouverte de la participation proportionnelle sont
rentrées toutes les tares qui corrompent à la source les régimes
d'intérêt et dessèchent jusque dans leur germe les élans
fraternels. Cette hiérarchie du profitque, de son vivant, Godin
dominait de toute l'envergure de son esprit et de sa belle passion
d'idéaliste, a repris d'assaut une place toute préparée. Seule la
tenait éloignée, non les institutions, mais « cette idée haute,
infatigable, humaine et courageuse » dont parle le Philosophe. Parti
ce grand croyant, dont la lumière les tenait dans l'ombre, sont
réapparus les démons griffus qui, dans les profondeurs de l'être
humain, attendent l'heure ‒ prodigue ‒ de leur règne. Si les «
continuateurs » (tout en matérialisme centripète) n'ont pas failli
pour l'industrie ‒ une prospérité prodigieuse et comme
éclaboussante le dit assez ‒ personne ne s'est levé pour
reprendre et projeter, sur l'œuvre, sa pensée comme un flambeau.
Godin, apôtre du travail, en menait les vaincus, relevés, sur les
pentes du ciel. Ceux-là, sur eux, gouvernent, en tirent des
affaires... Dire que, depuis la mort de Godin, le Familistère a duré
et évolué dans un sens socialiste serait mentir. On y paie les
ouvriers mieux que partout ailleurs pour un travail fatigant. Le
titre est une consolation qui vient à point tous les ans. Depuis la
guerre, la Société a produit beaucoup et gagné ce qu'elle a
voulu... Plus loin que la carence morale des successeurs (d'ailleurs,
on apporte en naissant, bien plus qu'on ne l'acquiert, le sentiment
aigu et frémissant de l'équité et rares sont ceux qui, nantis de
tous les biens, souffrent plus d'être seuls à les détenir qu'ils
ne jouissent de leur possession) plus loin que les fondements vicieux
de l'Association, par delà ces statuts inévitablement ‒ étriquer
ou périr ! ‒ douloureusement restrictifs, il y a (cause aussi,
sinon seule et première) l'incoercible apathie de la masse et son
insoulevable inertie...
Revenons à
une réalité que Godin connut trop et que les sociologues, après
lui, n'ont pas fini de rencontrer. Le Familistère en renouvelle
l'exemple. Elle est partout présente dans les œuvres qui tentent
d'appeler le peuple au gouvernement de ses affaires et semble bien
près d'être irréductible. Elle est faite ‒ et c'est son danger
le plus grave ‒ bien moins d'ignorance révisable que d'originelle
inertie. C'est cette apathie collective, qui est comme le mal
fluidescent des masses et que les plus belles façades de nos
espérances adornent en vain de leur optimisme. Les sociétés, tant
économiques que politiques, tous les groupements d'action en voient
surgir le spectre invariablement régresseur. Elles cèlent le vice
inexorable qui fait des plus prometteuses démocraties des monarchies
à peine éparpillées, fausse d'autocratisme le règne fallacieux
des capacités. Par delà l'apparence de leur contrôle délibérant
‒ à défaut d'activité créatrice ‒ les assemblées sacrifient
à quelques individualités volontaires ce pouvoir qu'elles semblent
déléguer de leurs voix souveraines. Et s'établit, en fait, cette
dynastie des occupants ‒ valeureux ou non, mais prestigieux ‒ qui
promènent sur la foule opinante leur sceptre incontesté... Usinier,
société administrée, coopérative autoritaire : du maître
héréditaire et des chefs irrévoqués aux fonctionnaires
inamovibles, tous sont les tenants du règne d'un même capitalisme
inébranlé. À part la faible distance du patronat omnipotent ‒
l'Empire ‒ au Conseil dirigeant ‒ ce Directoire, où déjà
quelque empereur émerge ‒ où sont, sur le plan de la libération
du travail et de sa participation effective et compétente à la
gérance de la production, les différences décisives ? En quoi la
mentalité sociale de l'ouvrier ‒ je ne parle pas de son bien-être,
que peut agrandir, comme pour toute corporation avantagée, une
rétribution supérieure ‒ est-elle élargie dans le sens de
l'émancipation solidaire et relevé son niveau humain, lorsqu'il
gravite, avec la même passivité profonde, dans le cercle inchangé
d'un labeur sans pensée ?...
De ce
Familistèrequ'une pleine existence a péniblement, amoureusement
enfanté, que reste-t-il ? L'Association ‒ dans le sens où elle
intéresse les sociologues et les penseurs, et Godin lui-même ‒
l'Association est déjà mort-née dans les groupes. Godin le sent,
et il le sait quand il dit : « Je suis resté près de vous,
travaillant sans cesse à votre seul bien, et vous n'aurez pas su me
comprendre. Combien la postérité, qui juge les hommes en dernier
ressort s'étonnera de mon isolement et des difficultés qui m'auront
assiégé jusqu'au milieu de vous !... Quant à moi, je suivrai ma
route, quels que soient les obstacles que j'y rencontre. Je n'en
dévierai pas et si je ne puis réaliser avec vous toute l'œuvre que
je porte en moi, j'aurai du moins travaillé pour l'avenir et jeté
dans le monde des germes féconds qui ne failliront point à porter
leurs fruits » (5 avril 1878). L'Association, il ne fait plus qu'en
enfermer le squelette dans les statuts. Jusqu'à sa mort, il lui
prêtera sa chair et lui donnera, sous son souffle brûlant, un
semblant de vie. Mais, après lui, retombera sur ce cadavre toute la
poussière de son rêve...
Du haut en
bas de l'échelle des favorisés, chacun fait ‒ ou laisse faire ‒
des affaires. Il s'agit avant tout de produire, afin de beaucoup
récolter. Les attentions, comme les agrandissements, vont d'abord à
l'industrie. La prospérité entretient l'insouciance, accentue le
conservatisme. De grands revers ‒ épreuve héroïque ‒
secoueraient-ils cette somnolence ? Donneraient-ils quelque flamme à
ce corps refroidi ? Ramenés de l'aisance aux difficultés,
réincorporés à la masse, les avantagés du jour se sentiraient-ils
enfin les frères de ceux qui, autour d'eux, n'ont pas droit au vote
des assemblées, ont le moins de garantie et sont les plus surmenés
? Leur solidarité regagnerait-elle ‒ par delà les murs de ce
Familistère devenu la prison de leur cœur ‒ cette grande famille
ouvrière qui peine dans la pénitence ?... Ou ne sortirait-il de ce
malheur que la dispersion et la mort dans le déchirement des
appétits soudain contrariés ?
Chez les
dirigeants, trop belle est la situation de parvenus pour en troubler
les digestions par des chimères incongrues ? Tout le bien possible
n'est-il pas fait ? Vont-ils, après Godin, se remettre à chevaucher
l'utopie ? Qu'on les laisse administrer en paix la maisonnée...
II y a,
parmi les associés, de rarissimes exceptions (assez comparables à
celle que fut Godin lui-même dans le monde industriel et bourgeois)
qui s'intéressent au sort des catégories inférieureset qui disent
: « Nous faisons fausse route. il faudrait reprendre et développer
l'œuvre de Godin, chercher à étendre le bien-être à tous... »
Mais ceux-là n'ont pas accès aux sphères directrices et leur
rappel timide se perd dans le bourdonnement « bienfaisant » de
l'usine... Le reste est détaché de telles préoccupations. Pour
eux, associés, c'est le rêve, le Familistère. Où aller pour
trouver mieux ? « Vous, messieurs les grincheux, qu'avez nous offrir
? Des idées sociales maintenant, à quoi bon ! Pas de syndicats :
nous sommes tous patrons. Pourquoi de nouvelles folies qui
viendraient contrarier les bénéfices futurs ? Socialiste ? On l'a
été quand la Société se développait et que les os étaient
maigres. Aujourd'hui, ça va. Inutile de chercher « crabouille »
dans le paradis Godin... » Les avantages conquis ‒ acquis est plus
juste ‒ ne suscitent guère en eux le désir d'élever à leur
condition les infériorisés du labeur. Ils s'en targuent au
contraire comme d'une supériorité qui les autorise au détachement,
voire au mépris. S'ils s'arrachent à leur indifférence, et s'ils
se penchent, de leur balcon petit-bourgeois, ce n'est pas pour tendre
la main à leurs compagnons d'en bas. S'ils jettent, hors de la zone
souriante où les a portés, malgré eux le plus souvent,
l'initiative prévoyante du fondateur, un regard accidentel, ce n'est
presque jamais pour mieux ouvrir leur cœur à ces rumeurs qui
répercutent ‒ murmure encore ‒ l'insatisfaction des foules.
C'est bien plutôt dirigés par la crainte qu'avec « leurs grèves »
insolites, et tous ces coups de bélier ‒ horreur ! prodromes
révolutionnaires ! ‒ elles n'arrivent à bousculer la quiétude de
leur Eldorado. Sans qu'il leur en coûtât d'ailleurs autre chose que
l'acceptation et l'accoutumance, ils ont fait ‒ si l'on peut dire ‒
leur « révolution ». Autour de leur vie moutonnière se sont
agrégées toutes ces menues matérialités qui constituent le bloc
confus de leur idéal. Et dans cet État où d'autres besognent et
grondent ‒ ô les empêcheurs de durer la fête ! ‒ il a suffi
qu'ils aient leur État pour que la question sociale ne soit plus
qu'un tracas retourné dans l'ombre. Et cela est dans la norme
rétrécie des cloisonnements sociaux. Le privilège a déplacé
l'axe de la victoire. Et, dans le cercle admis où la propriété est
un dieu qu'on défend plus qu'un bien qu'on partage aussi « l'espoir
changea de camp, le combat changea d'âme ». Pareil à ces déracinés
dont l'instruction fait des transfuges du peuple, l'ouvrier qui croit
avoir gravi un échelon du capitalisme ‒ et tel est l'angle sous
lequel le Familistérien juge son ascension ‒ en épouse l'esprit
et les objectifs. Il cesse de partager les aspirations d'intérêt du
prolétariat. Cette « conscience de classe », comme disent les
communistes, cesse d'animer sa solidarité et il ne peut rester
fidèle ‒ ou revenir ‒ à la cause humaine du travail que par la
sensibilité de ses fibres ou l'adhésion de sa raison... Les
associés du Familistère illustrent, d'une manière au moins
inattendue de Godin, la thèse des « circonstances ambiantes »,
attestent une fois de plus, par leur exemple, cet axiome social,
repris ailleurs par Marie Moret (Histoire des Pionniers de Rochdale),
à savoir que « si les ouvriers deviennent » (ou s'imaginent être
devenus) « des patrons, ils agissent » (ou trouvent bien que pour
eux on opère) « comme les chefs d'industrie dont hier encore ils se
plaignaient... »
Il n'y a pas
d'harmonie dans le favoritisme. On n'en a pas atteint le principe
lorsqu'on élève au privilège quelques centaines d'individus. La
question sociale reste posée, et dans les mêmes termes que partout
ailleurs. Et l'injustice se complique, dans l'œuvre même, pour tous
ceux demeurés en dehors de ses avantages comme d'une sorte de
frustration. La solidarité du travail, espérée par le fondateur,
n'est guère ici que la rencontre tactique de clans voisinant. La
hiérarchie des faveurs fait des catégories statutaires des
coalitions de haine ou d'envie. Plus même peut-être qu'une
représentation libéralement consentie à l'intérieur de l'atelier
» qui sait si l'application de « l'élever pour diviser »,
adjuvant du « diviser pour régner » n'aurait pas pour effet de
prolonger, pour une durée indéterminée, l'existence de ce
capitalisme contre lequel s'élèvent aujourd'hui de si furieuses
colères » (J. P.).
Godin
n'avait pas prévu, lorsqu'il appelait à la vie du Familistère ceux
qu'il jugeait les plus aptes à porter plus loin son effort, que les
élus, dépourvus des ailes de son idéal, glisseraient, par la force
des chose, au service du passé, camperaient devant son horizon
posthume la barrière de leur satisfaction personnelle. Dans le
Familistère, entrevision d'un grand idéaliste, la tâche rêvée ne
pouvait durer et grandir que par le soutien viril d'un même idéal.
Plus d'une fois, l'animateur, sentant devant lui l'avenir déjà se
dérober, a dû se retenir à l'espérance qu'à défaut d'une main
pour reprendre à la sienne le flambeau, les institutions. enchâssées
dans l'armature des statuts, vivraient assez pour donner naissance à
quelque héritier de l'idée. Improbable clarté qui, d'ailleurs, ne
verrait, elle aussi, que l'étape d'un homme. Par essence, les
édifices d'Intérêt ne sont pas générateurs d'idéalisme. Et ils
n'en peuvent permettre l'éclosion que si, atteignant la Société
même, ils écartent du même coup, pour les individus, placés en
face d'identiques possibilités, tous les mobiles de basse
compétition...
Le problème
social ne se résout pas par agrégations successives. C'est un
problème d'ensemble qui appelle des solutions générales. Les mieux
intentionnées des tentatives particulières ‒ pareilles à ces
défenseurs du prolétariat enlisés lentement dans le marais
parlementaire et légaliste ‒ s'étiolent en compromissions, voient
se pervertir leurs directives dans une réincorporation progressive
aux formes ambiantes qui les enserrent de toute la puissance de l'âge
et du nombre et de ce faisceau d'acceptations commodes qui lie
l'individu aux choses établies. Être convaincu que « le succès
serait assuré si l'on parvenait à dresser, de pied en cap en
quelque sorte, un spécimen d'association qui, par la seule force de
l'exemple, s'imposerait de proche en proche à l'imitation
universelle » (J. P.) rêve inaccédé des Fourier et des Godin.
Ilots perdus du mieux-être, ils ne suscitent pas assez vite la
floraison d'autres essais solidaires et se voient décimer pour avoir
tenté la bataille en ordre dispersé. Et qu'est-ce, lorsque la
flamme, dès l'aube, les a quittés et qu'ils ne tendent qu'à
adapter aux sollicitations courantes un mécanisme déjà dénaturé,
quoique prévu pour d'autres fins ; quand la coopération n'est plus
qu'une canalisation ingénieuse et moderne des aspirations du
prolétariat vers les normes du capitalisme... Partie sous de tels
auspices, l'œuvre devait périr ‒ et elle est morte, nonobstant
l'affaire qui perdure ‒ dans l'impasse où la menait son évolution
logique. Et nous devions revoir, là aussi, ce couronnement : le
hissement final d'une caste opulente sur l'éternel bétail
besogneux...
Tel que nous
le connaissons, le Familistère apparaît surtout, à notre époque
et dans l'ordre et le cadre bourgeois où le situent son organisation
générale et son mode de répartition, comme un formidable édifice
de coopération. Il enseigne ainsi que, dans la société présente,
dureront, plus que les coopératives socialisantes qui ne sont qu'un
capitalisme sans tête, celles où, appuyées sur les étais solides
des statuts, des administrateurs pourront se conduire en patrons.
Mais, si puissant soit-il en ses réalisations matérielles, et si
original en quelques tendances, si florissante commercialement que se
révèle une production appuyée sur une technique supérieure, si
important qu'apparaisse, en dépit de tares innées et s'aggravant,
son bilan d'institutions, le Familistère s'inscrit en courbe
fléchissante sur le tableau des espérances du travail, et se
dégage, du meilleur de ses intentions et du plus durable de ses
créations, la preuve de son insuffisance sociale et de son
égarement...
Ce qui élève
sur un plan spécial l'œuvre de Godin et en assure, pour longtemps,
la répercussion, c'est que ‒ en cette matière vive, changeante et
souvent insaisissable qu'interroge la sociologie ‒ elle est une
expérience loyale, ardente, ininterrompue, qui dépasse ce que l'on
regarde d'ordinaire comme le seul positif de son effort. Et s'il n'a
pas résolu ‒ lui non plus ‒ la compression de ces inégalités
sociales qui blessent tous les esprits justes et raisonnables et font
saigner les cœurs sensibles, il a du moins rassemblé ‒ et les
chercheurs s'en souviendront, qui poursuivent la tâche inachevée ‒
des matériaux et des clartés qui sont une contribution précieuse
aux fondements ardus de la Cité.