samedi 19 janvier 2019

L'explication Badiou/Finkielkraut Partie 2



De l'identité nationale et des nations

Alain Finkielkraut :
« La question que je me pose en vous écoutant et en vous lisant, Alain Badiou, c'est : y-a-t-il une place pour un adversaire légitime ? Dans le moment de la lutte, l'adversaire n'est pas légitime, il est maléfique, il doit être combattu et anéanti. Et une fois qu'il a été anéanti ? C'est l'idylle à perpétuité, c'est un Alléluia éternel. Laz politque communiste est cruelle et son utopie est kitsch. A l'idéal grec de l'amitié, c'est à dire du dialogue sur le monde, elle substitue la fraternité, c'est à dire la transparence des cœurs, la fusion des consciences. »

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Aude Lancelin : Vous avez souvent dit, Alain Badiou, que ce pouvoir devait être abattu par la rue plutôt que par les urnes. Ces jeunes issus de l'immigration, vous semblez en faire la pointe avancée du mouvement émancipateur que vous prônez, de même que vous militez pour une réactivation du projet communiste. Une vision qui vous oppose radicalement à Alain Finkielkraut, qui, lui, redoute un oubli des leçons du XX° siècle, un reflux des acquis de l’anti totalitarisme...

Alain Badiou :
« Je considère les dirigeants actuels comme Marx les considérait en 1848 : ce sont les «  fondés de pouvoir du capital ». C'est ce qu'ils sont redevenus de façon de plus en plus insistante depuis les années 1980, aidés en cela par la contre-révolution idéologique à laquelle Alain Finkielkraut a activement participé avec d'autres, et qui a consisté : 1 A discréditer toutes les formes de l'hypothèse communiste. 2 A relégitimer la démocratie parlementaire comme horizon indépassable de la politique. Ma position, la voici. Je suis capable, comme tout le monde, de tirer le bilan désastreux des communismes étatiques du XX° siècle. Mieux que vous, d'ailleurs, Alain Finkielkraut, car j'en connais les détails les plus terribles, et que la question du communisme est intimement ma question. Mais ce n'est aucunement une raison de tolérer le train des choses tel qu'il est. Il y a donc des ennemis, auxquels je ne confère pas de légitimité. Par conséquent, il faut construire une force idéologique, politique, dont la nature est, pour l'heure, totalement indistincte . Cette force sera en tout cas nécessairement internationale. Comme Marx l'avait parfaitement vu, d'ailleurs. La violence capitaliste et impérialiste a accouché de ceci, qu'il y a un seul monde. La provenance des individus est finalement beaucoup moins déterminante que le choix des valeurs qu'ils vont faire, le choix de leurs organisations, leurs visions. L'émancipation, son noyau fondamental, suppose l'égalité et donc la lutte contre l'emprise sociale totale de la propriété privée. Moi aussi je propose à ces « jeunes », finalement, une forme de règle : la règle de la discipline politique. La discipline politique des plus pauvres, des démunis, on en est aujourd'hui encore très loin, hélas. La construction d'une nouvelle discipline, c'est le problème de notre époque. Et ça ne passera pas par l'école, ni par aucune des institutions de l’État. L'école, elle est foutue, comme du reste l'essentiel de l'héritage de la III° et de la IV° république. Tout doit se faire à grande échelle, en dehors de ces débris auxquels vous attache une mélancolie de plus en plus crispée.

Alain Finkielkraut :
« En effet, j'ai essayé de tirer toutes les leçons de l'expérience totalitaire. Le philosophe polonais Leszek Kolakowski m'y a aidé. « Le trait essentiel du stalinisme consistait à imposer à la réalité humaine le schéma de l'unique alternative dans tous les domaines de la vie. » Il faut sortir de cela. Le monde de Badiou, c'est deux camps, deux blocs, deux forces. Et puis «  un « , une fois la victoire obtenue. Jamais il n'y a place pour la pluralité, dans cette vision prétendument progressiste du monde.

Alain Badiou :
« Moi, dont l’œuvre philosophique entière consiste à élaborer une ontologie du multiple, moi, dont un des énoncés essentiels est « l'Un n'est pas », il faudrait tout de même que je sois vraiment inconséquent pour penser contre la pluralité ! C'est vous qui n'en voulez pas, de la pluralité, car elle vous épouvante...

Alain Finkielkraut :
« Je ne suis pas ce que votre schéma voudrait me faire être, à savoir un défenseur de l'état des choses. Je vois ce monde se transformer en un non-monde, j'en ai le cœur serré, comme Lévi-Strauss, et cette tristesse ne fait pas de moi un contre-révolutionnaire.

Alain Badiou :
« Je vois très bien que, chez vous, la donnée subjective fondamentale est une forme de mélancolie. Elle me touche, parce que je peux d'une certaine manière la partager. Il est difficile de trouver plus profondément Français que moi. Une des premières phrases de mon livre Théorie du sujet, c'est : « J'aime mon pays, la France. » Nous pourrions communiquer sur une certaine image du vieux charme français, et nous associer mélancoliquement dans le regret de ce charme évanoui. Seulement, chez vous, la mélancolie se fait agressive, elle rêve de ségrégations, d’interdits, d'uniformité. Et cette pente vous entraîne à considérer des phénomènes irréversibles et nouveaux comme périlleux ou nuisibles, alors qu'ils ne sont que la vie historique des choses. Acceptons une fois pour toutes, je le redis, que l'arrivée massive de gens venus d'Afrique est la continuation du processus enclenché au XIX° siècle, quand les Auvergnats, les Savoyards sont venus à Paris, puis les Polonais dans les villes du Nord et les Italiens à Marseille. Faute de cette visons large, l'image qu'on se fait de la France est étriquée et dangereuse. La seule vision qui puisse donner sens auy mot « France », c'est ce qui fait l’universalisme français aux yeux du monde entier, à savoir la filiation avec la Révolution française, avec la politique populaire ; ça oui, par contre, au moins au niveau subjectif, cela peut être salvateur. »

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