De l'identité nationale et des nations
Alain
Finkielkraut :
« La question que je me pose en vous écoutant et
en vous lisant, Alain Badiou, c'est : y-a-t-il une place pour un
adversaire légitime ? Dans le moment de la lutte, l'adversaire
n'est pas légitime, il est maléfique, il doit être combattu et
anéanti. Et une fois qu'il a été anéanti ? C'est l'idylle à
perpétuité, c'est un Alléluia éternel. Laz politque communiste
est cruelle et son utopie est kitsch. A l'idéal grec de l'amitié,
c'est à dire du dialogue sur le monde, elle substitue la fraternité,
c'est à dire la transparence des cœurs, la fusion des
consciences. »
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Aude Lancelin : Vous avez souvent dit, Alain
Badiou, que ce pouvoir devait être abattu par la rue plutôt que par
les urnes. Ces jeunes issus de l'immigration, vous semblez en faire
la pointe avancée du mouvement émancipateur que vous prônez, de
même que vous militez pour une réactivation du projet communiste.
Une vision qui vous oppose radicalement à Alain Finkielkraut, qui,
lui, redoute un oubli des leçons du XX° siècle, un reflux des
acquis de l’anti totalitarisme...
Alain
Badiou :
« Je
considère les dirigeants actuels comme Marx les considérait en
1848 : ce sont les « fondés
de pouvoir du capital ».
C'est ce qu'ils sont redevenus de façon de plus en plus insistante
depuis les années 1980, aidés en cela par la contre-révolution
idéologique à laquelle Alain Finkielkraut a activement participé
avec d'autres, et qui a consisté : 1 A discréditer toutes les
formes de l'hypothèse communiste. 2 A relégitimer la démocratie
parlementaire comme horizon indépassable de la politique. Ma
position, la voici. Je suis capable, comme tout le monde, de tirer le
bilan désastreux des communismes étatiques du XX° siècle. Mieux
que vous, d'ailleurs, Alain Finkielkraut, car j'en connais les
détails les plus terribles, et que la question du communisme est
intimement ma question. Mais ce n'est aucunement une raison de
tolérer le train des choses tel qu'il est. Il y a donc des ennemis,
auxquels je ne confère pas de légitimité. Par conséquent, il faut
construire une force idéologique, politique, dont la nature est,
pour l'heure, totalement indistincte . Cette force sera en tout
cas nécessairement internationale. Comme Marx l'avait parfaitement
vu, d'ailleurs. La violence capitaliste et impérialiste a accouché
de ceci, qu'il y a un seul monde. La provenance des individus est
finalement beaucoup moins déterminante que le choix des valeurs
qu'ils vont faire, le choix de leurs organisations, leurs visions.
L'émancipation, son noyau fondamental, suppose l'égalité et donc
la lutte contre l'emprise sociale totale de la propriété privée.
Moi aussi je propose à ces « jeunes », finalement, une
forme de règle : la règle de la discipline politique. La
discipline politique des plus pauvres, des démunis, on en est
aujourd'hui encore très loin, hélas. La construction d'une nouvelle
discipline, c'est le problème de notre époque. Et ça ne passera
pas par l'école, ni par aucune des institutions de l’État.
L'école, elle est foutue, comme du reste l'essentiel de l'héritage
de la III° et de la IV° république. Tout doit se faire à grande
échelle, en dehors de ces débris auxquels vous attache une
mélancolie de plus en plus crispée.
Alain
Finkielkraut :
« En effet, j'ai essayé de tirer toutes les
leçons de l'expérience totalitaire. Le philosophe polonais Leszek
Kolakowski m'y a aidé. « Le trait essentiel du stalinisme
consistait à imposer à la réalité humaine le schéma de l'unique
alternative dans tous les domaines de la vie. » Il faut
sortir de cela. Le monde de Badiou, c'est deux camps, deux blocs,
deux forces. Et puis « un « , une fois la victoire
obtenue. Jamais il n'y a place pour la pluralité, dans cette vision
prétendument progressiste du monde.
Alain
Badiou :
« Moi, dont l’œuvre philosophique entière
consiste à élaborer une ontologie du multiple, moi, dont un des
énoncés essentiels est « l'Un n'est pas », il faudrait
tout de même que je sois vraiment inconséquent pour penser contre
la pluralité ! C'est vous qui n'en voulez pas, de la pluralité,
car elle vous épouvante...
Alain
Finkielkraut :
« Je ne suis pas ce que votre schéma voudrait me
faire être, à savoir un défenseur de l'état des choses. Je vois
ce monde se transformer en un non-monde, j'en ai le cœur serré,
comme Lévi-Strauss, et cette tristesse ne fait pas de moi un
contre-révolutionnaire.
Alain
Badiou :
« Je vois très bien que, chez vous, la donnée
subjective fondamentale est une forme de mélancolie. Elle me touche,
parce que je peux d'une certaine manière la partager. Il est
difficile de trouver plus profondément Français que moi. Une des
premières phrases de mon livre Théorie du sujet, c'est :
« J'aime mon pays, la France. » Nous pourrions
communiquer sur une certaine image du vieux charme français, et nous
associer mélancoliquement dans le regret de ce charme évanoui.
Seulement, chez vous, la mélancolie se fait agressive, elle rêve de
ségrégations, d’interdits, d'uniformité. Et cette pente vous
entraîne à considérer des phénomènes irréversibles et nouveaux
comme périlleux ou nuisibles, alors qu'ils ne sont que la vie
historique des choses. Acceptons une fois pour toutes, je le redis,
que l'arrivée massive de gens venus d'Afrique est la continuation du
processus enclenché au XIX° siècle, quand les Auvergnats, les
Savoyards sont venus à Paris, puis les Polonais dans les villes du
Nord et les Italiens à Marseille. Faute de cette visons large,
l'image qu'on se fait de la France est étriquée et dangereuse. La
seule vision qui puisse donner sens auy mot « France »,
c'est ce qui fait l’universalisme français aux yeux du monde
entier, à savoir la filiation avec la Révolution française, avec
la politique populaire ; ça oui, par contre, au moins au niveau
subjectif, cela peut être salvateur. »
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